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III

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Denise Châtenay avait alors quinze ans de moins que sa sœur, avec laquelle elle forme un contraste frappant.

Hélène était rondelette, largement épanouie, très brune.

Denise mince, élancée, très blonde.

Hélène était sérieuse, tendre, contemplative.

Denise pleine d'entrain, d'une gaieté exubérante, aimant le plaisir, les fêtes, les chasses derrière les meutes hurlant à pleine voix, les cavalcades.

Hélène était simplement mise, tout en ayant un soin extrême—nous dirions excessif—de sa personne, s'il pouvait y avoir excès dans l'entretien de cet objet de luxe qui se nomme la femme.

Denise était mondaine dans sa toilette; elle ne dédaignait pas d'affecter un certain amour des belles choses, et sa nature l'emportait, comme les ailes d'un oiseau, vers ce centre de plaisirs et de somptuosités qui s'appelle Paris.

Elle l'aimait de toute l'ardeur de sa jeunesse, de toute la vivacité d'un sang généreux, de son énergie de fer cachée sous les formes délicates et grêles en apparence d'une blonde que dans son adolescence les princes de la science taxaient d'anémie—cette maladie à la mode—et qu'ils avaient exilée à la campagne.

C'était même à cause de la santé de sa fille, que M. Châtenay, qui l'adorait, s'était confiné dans son domaine de Grandval, au sein d'un pays perdu, au milieu de landes, de bruyères et de taillis où on voit passer plus de hardes de biches et de cerfs que de diligences antédiluviennes ou de caravanes de voyageurs.

L'ancien maître d'armes était accouru et emmenait aux écuries le cheval de la jeune fille quand elle entra dans la salle à manger du manoir.

Madame Chazolles la montra d'un geste à son voisin Duvernet.

—Quelle métamorphose! dit-elle.

—En effet. Une fraîcheur! un éclat! murmura le député qui s'était levé.

Mais Denise le contraignit à se rasseoir.

—Si on bouge, je décampe, dit-elle. Je ne veux gêner personne.

Elle était fort bien prise dans son amazone, qui la dessinait nettement avec des lignes de statue grecque. La rapidité de sa course lui avait donné une animation, un coloris de pêche mûre qui l'embellissait.

Elle secoua avec énergie la main de son beau-frère, appliqua deux baisers retentissants aux joues de ses petites nièces, Thérèse et Marthe, passa ses bras autour du cou de sa grande sœur qui se renversait en arrière et lui colla ses lèvres longuement sur le front.

—Deux roses qui se becquètent, dit Chazolles en riant, une blanche et une pourpre.

Et regardant son ami:

—Décidément, ça ne te donne pas envie de te marier?

—N'insiste pas, dit gaiement le député.

—Tu lui ferais commettre une sottise, affirma l'espiègle avec une moue de dédain. Et les hommes d'État n'en commettent pas facilement. Ils sont forts les hommes d'État! Humph!

—Voilà la guerre qui commence, dit Hélène. M. Duvernet et Denise ne peuvent se souffrir!

—Et ils s'adorent, ajouta Chazolles.

—C'est mademoiselle qui a tiré la première, dit le député. Je constate un fait. Voyons, pourquoi m'en voulez-vous? Serait-ce parce que vous supposez que je hais le mariage?

—Peuh! répliqua la jeune fille qui s'était assise auprès de son beau-frère, qu'est-ce que votre aversion pour le mariage peut bien me faire? Est-ce que je l'aime tant que cela, le mariage? J'ai dix-huit ans, oui, monsieur, dix-huit ans accomplis, et pas d'hier encore, depuis le premier mai, s'il vous plaît. Or, on m'a demandée plusieurs fois, oui, monsieur, plusieurs fois et pas les premiers venus. Et j'ai toujours refusé net. Il y avait pourtant un marquis authentique, fort bien, ma foi, le marquis de Beauchêne, un joli nom, n'est-ce pas? Un voisin de papa, lequel voisin est toujours à Paris, et du Jockey, à ce qu'il affirme. Il est très soigné de sa personne, vétilleux même, et il a un très bon tailleur, Alfred ou Édouard, je ne sais pas. Et ce qu'il sent bon, cet être-là! C'est comme un flacon de Lubin ou de Rimmel. A vrai dire, je le crois décavé, à fond, et c'était plutôt ma dot qui lui tirait l'œil, mais enfin j'aurais été marquise, oui, monsieur, marquise, et c'est flatteur.

—En effet, mademoiselle.

—Il y a aussi ces messieurs de Pontpercé, un drôle de nom, mais ils ne l'ont pas fait, n'est-ce pas?—noblesse antique, des hobereaux sans le sou, mais très intéressants! Ils m'ont demandée tous les deux, successivement bien entendu. J'ai refusé. Une demi-douzaine d'autres encore parmi lesquels un préfet...

—Oh! fit dédaigneusement Duvernet.

—Très sérieux le préfet, et bel homme! Et un général donc! J'aurais commandé la force armée d'un département voisin. Il était un peu mûr, mais très bien conservé pour un guerrier. J'ai refusé, toujours. Ce n'est donc pas parce que vous détestez le mariage que je ne vous aime pas, quoique vous ayez tort, c'est parce qu'il y a antipathie entre nous, voilà.

—Mais enfin, d'où vient-elle, cette antipathie, mademoiselle?

—Je ne sais pas au juste. Ça se sent, ça ne s'explique pas ces choses-là.

—Mais encore?

—D'abord vous êtes moqueur.

—Oh!

—Vous êtes ironique, il n'y a pas à le nier; vous êtes très ironique. C'est peut-être parce que vous ne croyez à rien.

—Oh! mademoiselle! vous me calomniez. Il y a beaucoup de choses auxquelles je crois.

—Citez-les.

—D'abord je crois à mes électeurs.

—Vous voyez bien! L'ironie! Toujours!

—Ensuite, quand je viens au Val-Dieu, je crois au bonheur!

—A quel bonheur? Il y en a de tant de sortes.

—A celui que j'ai sous les yeux, à ce bonheur calme des champs, au bonheur de la famille dont Chazolles me donne le consolant spectacle.

—Mais dont vous ne voulez pas!

—C'est-à-dire dont je suis indigne.

—Et après?

—Je crois à la beauté dont vous êtes l'incarnation!

—Oh! des madrigaux! L'ironie! Plus que jamais! C'est dans le sang. On ne s'en guérit pas!

—A la poésie des bois chantés par les bardes du dix-neuvième siècle, par Lamartine entre autres, et à mille choses encore...

—Dont nous parlerons plus tard. Enfin vous voilà. C'est toujours bien gentil d'être venu. Nous allons donc nous amuser; on imaginera des parties pour vous délasser de vos travaux—comment dit-on?—parlementaires, de vos luttes oratoires. Mes compliments, cher monsieur! Les trompettes de la renommée apportent vos louanges jusqu'au fond de nos retraites! Mon père me communique chaque matin un récit succinct de vos exploits. Vous faites du chemin et un de ces jours nous allons apprendre que M. Valéry Duvernet, qui daigne nous honorer de son amitié...

—Dites de toute son affection, mademoiselle, car mon ami Chazolles et vous tous, vous êtes ce que j'aime le mieux au monde.

—Ah! c'est bien cela, dit la jeune fille, dont la peau se colora d'un nuage rose. Salue, Maurice, salue, Hélène, et vous, les petites, levez-vous, et allez embrasser tout de suite notre hôte! Je disais donc que nous allons apprendre au premier moment que vous êtes promu à des dignités extraordinaires, que vous êtes bombardé sous-secrétaire d'État, ou mieux, qui sait? président du conseil peut-être. Le ministère Duvernet! Ce jour-là, monsieur, il y aura fête au Val-Dieu et à Grandval. On boira à la santé de Votre Excellence, à la bonne franquette.

Elle leva son verre à la hauteur de son nez.

—Au fait, ajouta-t-elle, rien ne nous empêche de commencer séance tenante. Maurice, buvons au maroquin de M. Valéry et sortons.

Un hourrah de joie accueillit cette proposition.

Les verres se choquèrent, les bras s'allongeaient sur la table pour se rencontrer; les deux petites firent le tour leurs coupes à la main.

Duvernet eut un éclair d'inspiration.

N'était-ce pas là le bonheur en effet? Et il était à portée de ses lèvres, comme le vin couleur de topaze qui tremblait dans son verre.

Il avait trop d'expérience pour ne pas deviner que la guerre malicieuse et taquine que lui déclarait l'adorable blonde cachait un entraînement secret, que leurs interminables disputes n'étaient que le prélude d'une entente qu'elle désirait peut-être; que d'ailleurs tout s'accordait pour cette union, si Denise en manifestait la volonté. Leurs fortunes étaient à peu près égales et le fossé que la différence d'âge pouvait creuser entre eux était comblé par ce prestige de l'homme arrivé à une certaine renommée et en passe d'aspirer aux dignités les plus considérables de son pays.

Mais Paris le tenait; il avait contracté dans sa vie de garçon des pratiques de liberté avec lesquelles il lui en coûtait de rompre.

Paris l'attirait par une aspiration incessante et irrésistible. Il aimait ses lumières, son éclat, son bruit, et jusqu'à ses odeurs fétides auxquelles il était habitué. Il en aimait les distractions et presque les vices, comme un amant aveuglé par sa passion aime jusqu'aux défauts d'une maîtresse adorée.

Et Denise avait touché du doigt une des plaies de son âme lorsqu'elle avait dit qu'il ne croyait à rien.

A cette époque de doute universel où mille exemples, d'en haut et d'en bas, font nier par des esprits inquiets et remplis de trouble le devoir, le droit et la vertu, il en était arrivé à redouter les protestations muettes de cet amour pur qu'il soupçonnait, comme une fleur qu'on ne voit pas encore, mais dont on respire déjà le parfum; il en éprouvait une sorte d'effroi comme d'un marché dans lequel on risque d'être trompé par un adversaire de mauvaise foi.

Il refoula donc l'envie délicieuse qui lui montait au cœur à l'aspect de cette félicité suave et l'attendrissement involontaire qu'elle lui causait, et comme on levait le siège, il offrit son bras à madame Chazolles.

Denise s'était suspendue à celui de son beau-frère.

—Je me marierai, lui dit-elle à l'oreille, quand on me donnera un mari qui te ressemble.

Hélène l'entendit et jeta à celui qu'elle aimait de toutes les forces de son âme, et qui avait été son unique passion, un regard chargé de caresses et presque de reconnaissance.

C'était son remerciement pour quinze ans de bonheur sans nuage.

—Viens nous montrer tes bêtes, Maurice, reprit la jeune fille.

Et commandant avec un geste impérieux le départ, elle fit signe aux deux petites, qui mettaient sur leurs têtes de grands chapeaux de paille grossière, d'ouvrir la marche.

—En avant, les poupées!

Le cortège traversa les allées du parc, sous les arceaux de verdure des charmilles, où les disciples de saint Bernard ont jadis promené leurs méditations.

Le ciel était d'une sérénité merveilleuse.

Des myriades d'hirondelles volaient dans l'air à ces hauteurs prodigieuses qui indiquent une série de beaux jours. Elles avaient suspendu leurs nids en guirlandes aux fenêtres romanes des communs, sous les feuillages des glycines et des lierres d'où on se serait fait un crime de déloger ces hôtes accoutumés qui reviennent à chaque printemps établir leurs familles au même lieu, comme si le Val-Dieu était pour eux une maison de campagne hospitalière et sûre.

Dans les gazons, les corbeilles de verveines, de géraniums ou d'héliotropes étalaient leurs couleurs joyeuses.

Les arbres résineux mêlaient leurs feuillages sombres aux verdures plus tendres des platanes, ou des bouleaux au tronc argenté.

C'était un véritable paradis terrestre où on ne pouvait éprouver une minute d'ennui, à la condition d'avoir auprès de soi une Ève complaisante qui sût animer ce paysage vraiment grandiose.

Hélène soupira.

—Et dire que cette vie ne vous sourit pas! fit-elle tout à coup en s'arrêtant pour cueillir une branche d'églantier chargée de petites roses sauvages. Voilà ce que je ne peux comprendre!

—Vous êtes donc vraiment bien heureuse? lui demanda Duvernet.

—Trop.

—Pourquoi donc? L'est-on jamais trop?

—Oui, j'ai peur. Il me semble parfois que nous prenons, Maurice et moi, un peu de la part des autres et que nous aurons notre lot de chagrins! Pensez donc! Quinze ans sans une peine, sans une ombre. Deux filles ravissantes! un père bon comme du pain, qui n'aime que ses enfants! Denise qui devient belle comme le jour! Maurice de plus en plus... indulgent pour moi, pour nous tous, aimé de tout le pays! Nous n'avons que des amis! Nous sommes riches, trop riches; nous habitons une terre qui s'embellit chaque jour, un lieu béni où tout se rencontre, tout ce qui peut plaire!

—Eh bien! dit le député, vous êtes la première femme à qui j'entende vanter sa félicité et surtout son mari! Et, en effet, je crois fermement que vous êtes la seule femme heureuse que j'aie rencontrée.

Hélène ne répondit pas, mais elle avait dit vrai. Elle était épouvantée de la continuité de son bonheur qui coulait comme l'eau d'une source vive dans un lit de sable fin où rien ne l'interrompt, ni rochers, ni cailloux, ni racines envahissantes.

Angèle Méraud

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