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IV

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Table des matières

Derrière un rideau de peupliers, au bord d'un ruisseau, ou plutôt d'un mince filet d'eau qui s'échappe d'une source à mi-côte pour aller se jeter, après avoir serpenté à travers le parc, dans les étangs, au fond de la vallée, les bâtiments de la ferme élèvent leurs murailles de grison étayées par de rustiques contreforts de granit.

Cette ferme est une vraie merveille et l'orgueil de Chazolles.

Elle forme une enceinte d'étables, de bergeries, de granges et autres constructions rurales plus anciennes que l'abbatiale et dans laquelle on accède par un porche ogival dont la clef de voûte, produit de l'imagination en délire d'un artiste du treizième siècle, est un mascaron grotesque qui tire la langue effroyablement aux passants.

—Venez, monsieur le sceptique, dit Denise qui s'était arrêtée, à son ennemi Duvernet, et admirez. Si vous ne comprenez pas les beautés de cette exploitation—c'est le mot,—vous êtes indigne de vivre aux champs et vous n'avez qu'à retourner dare dare à votre vilain Paris.

Et, se suspendant à son bras, elle lui glissa ces mots à l'oreille, d'un ton plaintif:

—C'est joli la campagne, mais on s'y ennuie bien quelquefois, allez.

—Je m'en doutais.

—Moi, pas les autres.

—Que faire?

—Tâchez donc que Maurice et Hélène aillent un peu à Paris pour m'emmener.

—Eh! précisément, s'il était député, fit Duvernet.

—Oh! quelle idée; mais oui. Est-ce que cela se peut?

—Sans doute.

—Alors, chut! Vous êtes un sauveur! Suivez la troupe et ne ménagez pas votre admiration.

La cour, immense, était tenue avec une propreté de parterre.

Au milieu verdoyait un gazon ayant à son centre une fontaine jaillissante.

L'aspect général rappelle les fermes d'opéra-comique.

La mare aux fumiers est honteusement reléguée dans un enclos spécial où ils se dérobent à la vue et à l'odorat des visiteurs.

Le châtelain du Val-Dieu est fier de son œuvre et montrait ses élèves avec une vanité de créateur et d'artiste.

Il en avait le droit.

Dans les écuries, une douzaine d'étalons percherons se prélassaient, bien campés sur leurs jambes solides comme des piliers de halles, avec leurs larges croupes et leurs naseaux d'où sortaient des hennissements pareils à des sonneries de trompette.

Plus loin c'étaient les vacheries, où il y avait place pour soixante laitières; mais les étables étaient vides pour l'instant. Les bonnes bêtes pâturaient dans les trèfles et les regains de luzernes ou de sainfoins.

Duvernet en déplorait l'absence.

Mais Denise le rassura.

—Soyez tranquille, dit-elle. Maurice ne vous fera pas grâce d'un veau et vous traînera à sa suite jusqu'à ce que vous ayez tout vu. C'est un bouvier idyllique!

Ailleurs, les moutons se reposaient à l'ombre autour des crèches, où pendaient à travers les barreaux polis des fourrages verts auxquels ils ne touchaient pas, saouls qu'ils étaient de leurs festins du dehors.

Il y avait là des mérinos à laine fine, à la toison blanche, des southdowns ou des dishley au museau roux; des béliers primés aux comices agricoles et des brebis d'une beauté remarquable... pour les connaisseurs.

Duvernet s'extasiait.

—C'est idéal, disait-il.

Mais Denise le rembarrait:

—Taisez-vous, cher monsieur. Vous êtes un profane. Pas deux liards de sincérité.

Mais c'est surtout devant les porcheries que son enthousiasme ne connut plus de bornes.

Il aperçut des animaux qui n'avaient que des groins aussi courts que possible, avec de petites jambes grosses comme rien du tout, supportant un corps énorme, rond comme un immense boudin et où l'on sentait que rien ne devait être perdu.

C'était un perfectionnement des races anglaises absolument prodigieux.

Des saucisses ambulantes.

Ces cochons affectaient des airs de sybarites et leurs yeux, enfouis dans la graisse, fort expressifs, annonçaient le contentement béat d'une vie de paresse et de bien-être ininterrompus.

Les petits avaient des mines spirituelles.

—Je crois, mon cher ami, dit Chazolles avec quelque fatuité, que c'est là le dernier mot de l'art.

—Du lard, rectifia Duvernet.

Denise lui lança un regard foudroyant.

—Vous voyez bien, dit-elle; vous ne serez jamais un campagnard sérieux.

Les murs étaient couverts de médailles obtenues dans les concours régionaux où Chazolles jouissait de l'estime de ses confrères, les cultivateurs, d'abord parce qu'il était des leurs, ensuite, parce qu'il ne leur refusait jamais aucun service, leur donnant ses élèves, prêtant ses étalons, ou trinquant au cabaret quand il allait aux marchés et foires de l'arrondissement.

—Et tu ne profites pas de tes avantages, dit Duvernet.

—Pourquoi faire?

—Pour parvenir aux grandeurs.

—Je les méprise.

—Tu irais aux astres comme un autre.

—Tu m'ennuies; je ne suis pas au courant du métier.

—Ah! mon cher, que dis-tu? mais c'est le seul auquel on soit propre sans l'avoir étudié. Si tu crois, pour gouverner le monde, qu'il faut avoir inventé le picrate, tu te trompes. Le premier venu ne peut pas être horloger, tailleur ou savetier. Tout s'apprend. Pour guérir ou tuer les gens, il faut prendre ses grades. Pour plaider, il est nécessaire d'avoir payé un certain nombre d'inscriptions et subi quelques examens; pour passer maître laboureur, il convient de tenir d'abord deux ou trois ans les mancherons de la charrue. Ton berger n'est pas devenu d'emblée le pasteur de ton troupeau, et la vachère qui fait ton beurre a reçu des leçons de sa mère ou de sa tante. Pour un pasteur des peuples, on n'en demande pas tant. D'un décret inséré à l'Officiel, on devient par miracle apte à diriger des départements dont on ne soupçonnait pas l'existence, et la faveur du chef de l'État vous improvise, en dix minutes, homme de guerre, financier, ingénieur ou magistrat. C'est merveilleux. J'ajouterai même que le ministre le plus... infime a du génie pour son armée de subordonnés depuis l'heure de sa nomination jusqu'à la minute précise où un vote de défiance le jette à bas de son piédestal.

Denise intervint de nouveau:

—Incorrigible! Je vous y prends encore. Toujours sardonique! C'est agaçant à la fin.

—Je vous jure que je n'exagère pas. Et pourtant, je suis ambitieux, je vous le répète. On peut m'offrir le portefeuille qu'on voudra, les postes et les télégraphes, les travaux publics, les cultes, ou l'intérieur. Je le prendrai, là, d'emblée, sans hésiter, et tous mes confrères des Chambres me ressemblent. J'ai dit.

Le cortège, les fillettes en tête, était entré dans les champs.

Les blés mûrissaient. Les trèfles répandaient de bonnes odeurs de miel.

Les liserons et les bleuets penchaient leurs corolles sous la chaleur qui les altérait.

Dans les luzernes aux fleurs violettes, des faucheurs couchaient sur le sol de larges andains que les faneuses étendaient avec leurs fourches en bois.

Des attelages de bœufs bariolés, au pas tranquille, labouraient les sillons d'où les récoltes étaient enlevées.

Les pommes de terre couvraient d'énormes carrés, mêlant le lilas pâle des fleurs aux tons foncés de leur feuillage, et on découvrait de petites pommes vertes aux pommiers.

Thérèse et Marthe s'arrêtaient çà et là, cueillant des bottes de bleuets ou de coquelicots dans les blés et se perdaient dans les seigles plus hauts qu'elles.

Hélène s'était suspendue au bras de son mari, suivant sa sœur qui maintenant discutait tout à l'aise avec Duvernet. Le député la trouvait singulièrement embellie et ne la reconnaissait plus.

Denise, en effet, après avoir été lente à se former, de chrysalide était devenue papillon presque subitement, comme le Parisien mièvre et blême qui passe six mois au régiment et que l'air de la province, les fatigues et l'exercice ont soudainement bronzé, dégourdi et rendu robuste et solide.

—Ainsi, disait le député, on vous a beaucoup demandée en mariage depuis quelque temps?

—Oui.

—Ce n'est pas étonnant.

—Vous dites?...

—Que ce n'est pas étonnant. Le contraire me surprendrait.

—A cause de ma dot? fit malicieusement Denise.

—A cause de votre dot d'abord, c'est possible.

—Vous n'êtes pas galant!

—Je parle pour les autres. Le siècle est positif. A défaut d'autres majestés, sa majesté l'argent est fort adulée.

—C'est un roman de Montépin que vous me contez là.

—C'est de l'histoire. M. Châtenay possède une si belle fortune qu'elle doit éblouir les adorateurs du veau d'or. A propos, où est-il, M. Châtenay? Nous l'avons bien oublié, il me semble.

—Où voulez-vous qu'il soit, sinon à sa grande affaire.

—A ses fouilles mystérieuses?

—Oui. A son oppidum, à sa ville gallo-romaine ou à son camp, on ne sait pas au juste, et il est probable qu'on ne saura jamais. Figurez-vous qu'il est arrivé triomphant hier soir. Il apportait des fers rouillés qu'on avait retirés de terre, à une grande profondeur, à ce qu'il paraît. Il prétend que ce serait quelque hache antique des époques préhistoriques. Moi, je crois que ces objets inestimables, mais informes, sont tout bonnement des socs de charrue qui remontent à une cinquantaine d'années. Mais c'est comme pour l'oppidum, à moins d'un hasard spécial, je dirais un miracle si vous aviez la foi, on ne saura jamais.

—Il va venir?

—Oui, ce soir, pour le dîner. Nous couchons au Val-Dieu cette nuit. De cette façon, nous serons tout portés pour la fête de demain.

—Quelle fête?

—Ah! vous ignorez ce détail. Quel Parisien vous êtes! C'est la fête du pays, la fête du Val-Dieu, autrement dite: l'assemblée.

—Qu'est-ce que c'est que ça, l'assemblée?

—Quelle éducation à compléter, Seigneur! L'assemblée d'un village, c'est une solennité qui revient une fois l'an.

—Et cela consiste?

—En ce que ce jour-là, un dimanche toujours, les gens des hameaux et des bourgs voisins viennent visiter ceux du privilégié. On se promène sur le communal. Il y a des marchands d'échaudés et de pain d'épice, des réjouissances variées, telles que courses en sacs, mâts de cocagne, jeux de boule, parfois des steeples d'ânes et de bourricots, et un violon qui râcle mélancoliquement une contredanse sur un tonneau.

—Et demain?

—C'est l'assemblée du Val-Dieu. Cela ne vous touche pas?

—Du tout.

—Vous êtes blasé.

—Non. Ce qui me touche, c'est que vous restez là ce soir.

—Vraiment. Vous devenez aimable. Enfin!

—Je l'ai toujours été, chère petite!

—Je ne m'en suis pas aperçue.

—C'est que vous étiez distraite.

Ils s'en allèrent en marivaudant à travers champs, le long des haies d'aubépines ou dans les sentiers verts.

Et souvent, en pressant légèrement le bras de Duvernet, l'espiègle lui répétait:

—Oh! tâchez donc que Maurice soit forcé d'aller quelquefois à Paris. C'est si gai, là-bas, et c'est si triste, ici, quand il pleut par exemple. Et vous savez, en Normandie il pleut toujours! Et puis, mon père et moi, seuls dans cette immense masure, brrr!

Chazolles et sa femme les contemplaient de loin.

—Est-ce que tu voudrais de la députation? disait Hélène à son mari.

—Je n'en ai pas la moindre envie.

—Tant mieux!

—Après tout, où serait le mal?

—Nous sommes si bien, ici. Il me semble que le jour où nous quitterons le Val-Dieu, toute notre chance s'en ira.

—Que tu es enfant!

—Paris me déplaît. C'est de l'aversion qu'il m'inspire, presque de la haine.

—Qu'est-ce qu'il t'a fait?

—Rien. C'est d'instinct.

—D'abord, chère amie, quand je serais assez sot pour courir après des honneurs, creux comme cet arbre auquel il ne reste que son écorce, il n'est pas sûr que je puisse décrocher la timbale. Il y a le père Mahirel.

C'était le député de la circonscription du Val-Dieu.

La circonscription!

Un nom furieusement barbare.

Oh! la politique et sa langue!

—Il est collé à son poste comme une poix et il faudrait un tremblement de terre pour l'ébranler.

—Ici, reprit Hélène distraite et dont le bras frémissait sous celui de son mari, je t'ai à moi tout entier, sans partage. Là-bas, qui sait?

—Amour, dit Chazolles en baisant les cheveux de sa femme sous son ombrelle, qu'as-tu à craindre? Qu'est-ce que je pourrais donc aimer comme toi?

Angèle Méraud

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