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PRÉFACE
ОглавлениеAvant que les bonnes feuilles de ce Dictionnaire ne me tombassent sous les yeux, je ne connaissais guère, je dois le dire à ma honte, que l’argot de Méténier et celui de Bruant. Je dois confesser que mon éducation était incomplète. Et comme je crois que beaucoup sont dans mon cas, il est de toute évidence que ce Dictionnaire est destiné à rendre les plus grands services aux femmes du monde qui vont, au cabaret du Mirliton, quérir des émotions un peu faisandées, et qui en reviennent mélancolieuses, oh! combien! et le cœur tout en pantenne, les pauvres chères! de ce qu’elles n’ont pas goûté, n’ayant pas compris, toute la boue dont, à leur passage dans son bouge, les éclaboussa l’habile cabot-limonadier.
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Quel beau livre, quel livre puissant, de quel haut intérêt, et de quelle portée morale, philosophique et sociale, il y aurait à écrire sur l’argot! Quels coins de voile il soulève sur ce monde mystérieux, inconnu, inquiétant, si loin de notre société bourgeoise, sur ce monde du crime, où le vol et l’assassinat portent cyniquement le même nom que la retape de la fillasse: le turbin! Le turbin c’est-à-dire le Travail!!!
Ah! nos lois! nos règlements! nos conventions! Ah! nos morales! nos vertus! nos devoirs! Ah! nos Codes, nos gendarmes! A quels antipodes!
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Il y a dans l’argot l’histoire de tout un monde, il y a la psychique de tout un peuple qui pense, croit et agit tout contradictoirement à nous, de même qu’il parle une autre langue que nous, une langue difficile à saisir, en dépit de tous les dictionnaires, parce que sa mobilité est en raison directe des efforts faits par les profanes pour la pénétrer.
Je n’ai ni le temps, ni l’autorité qu’il siérait pour essayer d’écrire, en tête de ce livre, le Commentaire qu’il faudrait. Je ne veux, je ne puis que tenter quelques considérations sur ce qu’est l’argot, au point de vue philologique, et sur la manière dont se forme et se déforme, encore aujourd’hui, ou plutôt se transforme en se déformant ce vocabulaire d’une richesse si colorée et si sapidement et intensément pittoresque.
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Les dictionnaires d’argot, publiés jusqu’à présent, n’ont pas assez, me semble-t-il, insisté sur les modes de recrutement et de transformation des vocables argotiques. Or, précisément, ce côté philologique m’a tout de suite paru, à moi, profane, comporter un intérêt de premier ordre. Je sais bien qu’il faudrait tout un livre pour écrire, expliquer et commenter la longue et si accidentée histoire philologique de l’argot, dont les compétents font remonter les origines jusqu’au XIIe siècle.
Toutefois, à défaut de cette étude savante il y a tout au moins à donner la formule de la mobilité de cette langue, qui, à dix ans de distance, devient presque méconnaissable et quasi incompréhensible pour qui n’en suit pas les évolutions et n’en connaît pas le mécanisme.
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L’argot est un langage artificiel, un vocabulaire de convention.
Riche d’un fond de vieux mots français, latins, ou d’importation étrangère (par le fait, par exemple, des guerres), l’argot, je le répète, est une langue essentiellement bougeante et fugace.
Cette mobilité est obtenue par divers principaux procédés, tels que: déformation de mots existants, substitution de mots, apport de suffixes divers.
Le procédé de déformation le plus curieux est celui qui consiste à remplacer la première lettre d’un mot par la lettre l, à la rejeter à la fin du mot, et à terminer le mot par un suffixe, comme oque, ique, ème, onche, uche.
C’est ainsi que le mot «fou» a produit loufoque. L’f de fou, remplacée par un l et passant à la fin du mot, a formé louf, radical auquel est venu s’ajouter le suffixe oque, soit loufoque. C’est pareillement que linvé vient de vingt, le v, remplacé par l’l, est passé à la fin du mot, et le t est disparu euphoniquement.
Quelquefois le suffixe s’intercale dans le mot. Caler, mourir, devient calancher, par l’addition du suffixe anche, qui est un suffixe courant en argot, comme ique et oque. Exemple: boutique, qui fait bouloque et boutanche.
Un autre suffixe, qu’on retrouve un peu partout, est la syllable quin. Roux = rouquin. Lance, eau, fait lancequine et lancequiner pleuvoir.
Le suffixe go entre dans la composition de beaucoup de mots: icigo pour ici, remplaçant icicaille qui est très vieux; sergot, mendigot, etc.
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L’argot s’enrichit de mots nouveaux par la méthode des synonymes et par métaphores. C’est à dire, à plus exactement parler, que les choses et les gens sont désignés par une de leurs propriétés, une de leurs fonctions, la plus saillante: une montre devient une toquante, parce qu’elle fait toc, toc; un juge s’appelle un endormi, un avocat un bavard; l’avocat général l’avocat bêcheur, une corde ligottante.
Les dérivations par synonymes, donnent parfois des résultats qui déconcertent de prime abord. Comment expliquer que taupe, femme, vient de marmite, qui désigne également la femme. C’est que marmite, par substitution de finale est devenue marmotte, et que marmotte, ayant éveillé l’idée d’animal qui dort sous terre, est un terme cousin germain de taupe.
Une des conséquences à laquelle, par ce procédé, on arrive vite, est le calembourg. L’argot y a aussi recours pour se modifier. C’est ainsi que Saint-Esprit devient Sainte-Essence, le portier cloporte, les latrines le numéro 100.
Suivant cet ordre d’idée, l’expression passer à tabac, doit venir logiquement de chiquer qui en argot signifie battre; chiquer éveillant tout naturellement l’idée de tabac.
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N’y aurait-il pas tout un chapitre à écrire sur la poésie de certaines expressions, telle que blanchette qui veut dire hiver, telle que brouillotte qui signifie la nuit? Et sur l’esprit de certaines locutions imagées? Coucher sur la plume de Beauce, n’est-ce pas joli pour dire «coucher sur de la paille»! Quand la fille qui fait la retape rechasse les passants (les reluque si vous voulez) pour les allumer, on dit qu’elle distribue son prospectus.
Et combien d’autres?
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Ce Dictionnaire vient à son heure, il est l’expression exacte de la langue actuelle qu’on parle couramment dans les bouges. Il émane de la plume d’un qui a beaucoup retenu, après avoir beaucoup vu. Virmaître est plus qu’un écrivain documentaire, c’est le Document lui même. Il est le seul homme de Paris qui a été partout, là même, là surtout, où la police, éventée à distance, n’entre pas. Il a rapporté de cette ballade de touriste dans le tréfond de Paris, tout une œuvre d’un arôme spécial. Que si ces clichés photographiques effarouchent quelques pudeurs, au moins ont-ils pour eux d’être d’une exactitude absolue, puisqu’ils ont été pris sur le vif.
Ce Dictionnaire d’Argot fin-de-siècle, en dépit, et peut-être à cause, du cynisme de certains vocables, et du pittoresque violent de certaines locutions, n’est pas le moins curieux morceau de sa collection.
Léo Trézenik.