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II

Mateo Tommaso réussissait auprès des étrangers par des qualités toutes différentes de celles qui distinguent ordinairement la plupart de ses confrères. Au lieu d’être obséquieux et bavard, d’offrir ses services à tout bout de champ, il se renfermait dans une grande discrétion, ne faisait jamais de commentaires inutiles et ne se mêlait point à la conversation.

Comme on sait, chaque hôtel en Italie est pourvu d’un certain nombre de domestiques de place, qui se tiennent sous la porte cochère, attendant le client.

Mateo ne frayait point avec ses camarades; on le trouvait assis sur un banc à l’écart, on eût dit qu’il se sentait supérieur à la société qui l’entourait. Une imagination romanesque n’eût pas manqué de voir en lui un homme déchu ou désillusionné, une victime des hasards de la vie.

Il s’intéressait peu aux événements politiques. Naples venait de changer de maître sans qu’il s’en fût aperçu; quand un fragment de journal lui tombait sous la main, il le lisait, ne prêtant d’ailleurs aucune attention à la date du numéro, et ne s’étonnant de rien, ni des crimes les plus monstrueux, ni des actions les plus éclatantes.

C’était un philosophe retiré dans la solitude de sa conscience. Peut-être avait-il souffert? Peut-être,–raison beaucoup plus simple,– était-il né misanthrope? Tel quel, il fit la conquête du bouillant René de Maugis, qui n’aimait pas les gens expansifs, en vertu de la loi des contrastes.

Le lendemain matin, Valentine et son frère s’installèrent dans la carozzella, pendant que Mateo montait silencieusement sur le siège, à côté du cocher, véritable guappetiello napolitain, le nez au vent, l’œil sournois, la physionomie mobile, chipeur et bouffon.

On avait fait marché avant de partir; mais, à la barrière, le cocher demanda de l’argent pour l’octroi, puis de l’argent encore pour acheter de l’avoine. René aurait vidé sa bourse; l’honnête Mateo s’opposa à ces réquisitions forcées et fit rentrer le cocher dans le devoir.

M. de Maugis se sentait d’autant plus porté à la générosité que la matinée était fort belle. Ceux qui ont voyagé reconnaîtront la justesse de cette observation. Plus le temps est limpide, le ciel clair, la nature souriante, plus la prodigalité paraît nécessaire. Si la pluie ou le vent contrarient les projets d’un touriste, celui-ci devient d’une ladrerie féroce et les pourboires se ressentent de la rigueur des éléments.

Comment René n’aurait-il pas été généreux? A droite, derrière les villas échelonnées sur le rivage, la Méditerranée d’un bleu foncé,–d’un bleu invraisemblable,–brisait ses vagues couronnées d’une frange d’argent. Tout le long de la route blanche couraient des voitures chargées de grappes de contadins. Ce monde insoucieux chantait, riait, mangeait des pastèques, buvait du vin ou del’eau anisée, plaisantait avec les passants. Les bosquets d’orangers, descendant par une pente douce jusque sur la spiaggia aux sables étincelants, envoyaient sur le chemin d’enivrantes odeurs. Il faisait bon vivre dans cette lumière clémente, dans cette voluptueuse sensation du bien-être général; et René, qui relevait de maladie, sentait mieux que personne l’horreur du froid tombeau entrevu et le bienfait de l’existence retrouvée.

Il y a des instants où la poitrine s’emplit avec plus de joie d’un air vif et printanier. Les romanciers n’accordent ces moments-là qu’aux amoureux qui soupirent dans les livres à couverture jaune. Chers confrères! vous n’avez donc jamais gardé le lit pendant huit jours seulement? Vous n’avez donc jamais été privés de votre liberté pendant quarante-huit heures? Qu’importe l’amour au malheureux qui vient de frôler les portes du sépulcre, au captif qui voit s’ouvrir les portes de sa prison? Le malade, le prisonnier regardent ce firmament qu’ils croyaient ne plus contempler; ces arbres à la verdure desquels ils avaient dit adieu; ces oiseaux qui du haut de l’espace ne s’inquiètent ni de nos soucis ni de nos plaisirs; cette création tout entière dont ils se considéraient comme retranchés à jamais. Si la séparation était cruelle, le retour est ineffable; le bonheur présent s’accroît du souvenir des angoisses passées. Pourquoi toujours mettre sur le compte de l’amour les émotions égoïstes de la pauvre nature humaine?

Quoique René de Maugis eût appris l’histoire au collège, il n’avait pas des facultés imaginatives assez développées pour repeupler par la pensée les tronçons des rues et les débris de théâtre qu’on lui montrait à Pompéi.

Mateo, d’ailleurs, se bornait à son rôle de guide, sans réfuter les argumentations de l’officier. Valentine, dont les nerfs étaient plus impressionnables, errait avec délices au milieu des ruines, écoutant Mateo et ramassant tantôt un morceau de lave, tantôt une petite fleur, poussée par miracle entre deux pierres dans ce lieu de désolation.

Ils visitèrent successivement le Forum, la rue des Orfévres, le quartier des soldats, l’Amphithéâtre, la Basilique, le temple de Vénus, le carrefour de la Fortune. Ce qui intrigua René, ce fut de voir que les négociants de l’antiquité avaient des goûts semblables à ceux de nos modernes marchands de vin, et qu’ils choisissaient de préférence les angles des maisons pour y établir leurs boutiques.

Aux thermes ou bains publics, il s’amusa à contester les assertions de Mateo, déclara qu’on exagérait le nombre des personnes pouvant entrer dans ce monument, et prétendit que la civilisation actuelle avait construit des édifices bien plus grandioses. Quand on lui montra le vase destiné à contenir l’eau bouillante, il n’eut pas de repos qu’il ne l’eût touché avec sa canne, malgré les observations des gardiens.

Pompéi, en général, lui sembla absurde, du moins au point de vue de la bâtisse; car le Parisien échappé de Paris s’entend à tout, même à donner des avis sur l’architecture:

–Et tenez, disait René avec un aplomb superbe, ne voyez-vous pas que votre fameuse maison de l’édile Pansa est ouverte à tous les vents? L’atrium, comme vous l’appelez, ne se trouve-t-il pas exposé à des courants d’air fort désagréables? Vous dites que les anciens soupaient là, dans cette pièce? Eh bien! ils devaient s’enrhumer du cerveau, voilà mon opinion!

–Pardonnez-moi, monsieur, de n’être pas de votre avis, dit un étranger qui visitait Pompéi, lui aussi, et qui, insensiblement, s’était mêlé au groupe formé par Mateo Tommaso, René et Valentine.

Le contradicteur des idées scientifiques et architecturales de M. de Maugis parlait un français légèrement teinté d’accent napolitain. C’était un cavaliere élégamment vêtu, bien pris dans sa petite taille, la lèvre supérieure ornée d’une de ces moustaches claires et effilées qu’on ne rencontre plus depuis la Renaissance florentine et que les Anglais ont remplacées par d’épais favoris.

René, devinant qu’il avait affaire à un homme de bonne compagnie, s’inclina poliment, comme pour laisser le champ libre à l’orateur.

–Les Romains, continua celui-ci, entendaient merveilleusement le confortable; et, s’ils se gardaient peu contre le froid, c’est que, selon toute apparence, le froid n’existait point de leur temps. Je prie mademoiselle de m’excuser si j’entre dans des détails techniques, mais j’y suis obligé par mon sujet. Les savants affirment que notre globe terrestre forme une croûte entourant une masse centrale de liquide en fusion; s’il en est ainsi, rien ne nous empêche de croire que cette croûte était autrefois beaucoup plus mince qu’aujourd’hui, et que, par conséquent, la flamme intérieure du monde en réchauffait davantage l’extérieur. Ce qui semble plaider en faveur de ma thèse, c’est que nos ancêtres s’habillaient avec des vêtements fort légers et que nous grelotterions sous la mince toge des pères conscrits. Les Gaulois combattaient dans un négligé assez semblable à celui des anthropophages; leurs braies et leurs sayons ne nous garantiraient pas contre une gelée du mois d’avril. De ces divers exemples, il résulte que les habitants de Pompéi ne commettaient point une erreur aussi grande que vous l’avez cru en prenant leurs repas dans une pièce ouverte sur un jardin. Je pense, au contraire, que c’était un raffinement de luxe et une délicatesse bien entendue, qui avaient leur origine dans la douceur du climat.

–Vous parlez d’or, monsieur, dit René de Maugis et je ne suis qu’un ignorant; la chose ne me coûte nullement à confesser. Mais pendant que vous me donniez une de ces leçons qu’on payerait cher à l’Observatoire de Paris, votre voix me frappait comme un souvenir confus. Si je ne me trompe, ce n’est pas la première fois que je vous écoute.

L’étranger sourit.

–Je me nomme, dit-il, Domenico Della Porta, et j’exerce la profession de banquier à Naplès. M. de Maugis peut se souvenir que je fus témoin de son adversaire, le vicomte de C***, dans le duel qui eut lieu à propos de.

–Chut! fit René, mes fredaines de jeune homme n’intéresseraient pas ma sœur que voici. Mais, puisque nous nous retrouvons, monsieur, en des circonstances moins belliqueuses, souffrez que je vous remercie du service que vous m’avez rendu autrefois. Sans les sages dispositions que vous aviez prises pour empêcher la querelle de s’envenimer, le vicomte de C***, qui était un des plus forts tireurs de France, ne m’eût pas épargné sur le terrain. Sans vos bons offices, je dormirais à six pieds du sol, après avoir eu le désagrément de mourir embroché comme un simple volatile.

Della Porta tendit la main à René et salua respectueusement Valentine, de l’air de quelqu’un qui a réussi dans une entreprise longuement méditée.

Il ne nous coûte point d’avouer que Della Porta avait, en effet, résolu depuis le matin de se faire présenter à mademoiselle de Maugis. Ce plan avait été exécuté, grâce à une stratégie digne des-plus grands capitaines.

Le banquier offrit sa voiture pour retourner à Naples; René accepta avec d’autant plus d’empressement que la carozzella s’était quelque peu endommagée à un tournant de Portici.

–Tu reviendras seul, dit-il au domestique de place.

–A vos ordres, Excellence, répondit Mateo.

Pendant l’entretien précédent, qui ne le regardait plus, Mateo Tommaso s’était assis loin de ses maîtres, et, d’un pied indifférent, il s’amusait à pousser un caillou.

Un drame à Naples

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