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V

Dans la Norma débutait la Biancoletti, de la famille des Biancoletti de Ferrare, qui a entretenu les cinq parties du monde de ténors, de soprani et de barytons.

La Biancoletti, ce soir-là, avait des partisans –fanatiques et des adversaires acharnés; on s’attendait à du tapage; c’est pourquoi la salle du San-Carlo était comble et de nombreuses escouades de gardiens de police maintenaient la tranquillité au dehors.

Dans les couloirs, on causait beaucoup de l’épisode du drapeau. Le moindre accident, en Italie, est vite grossi par la rumeur publique; il y avait des trembleurs qui prétendaient que le Vésuve tout entier était couvert de bannières aux couleurs séditieuses, que des batteries formidables installées sur la montagne se disposaient à bombarder Naples pendant la nuit, etc., etc.

Ces préoccupations politiques ne furent apaisées que par le lever du rideau; quand on aperçut les druides rangés en cercle et se disposant à cueillir le gui sacré, on ne songea plus qu’à la débutante; les haines et les amours artistiques se rallumèrent auvent que produisit dans la salle le morceau de toile rouge qui s’enlevait vers les frises, tant il est vrai que les plus graves préoccupations ne peuvent faire oublier aux Italiens leur passion pour la cavatine, les sons filés, le trille et le grupetto.

Après l’air de la Casta diva, les applaudissements éclatèrent, contrariés pourtant par les chuchotements significatifs d’une partie de l’assistance.

Suivant l’habitude des cantatrices, la Biancoletti fit semblant de ne pas entendre les chuts et ne prit garde qu’aux applaudissements.

Elle s’avança sur le bord de la scène, salua avec grâce, porta une main sur son corsage et, de l’autre main, envoya des baisers à l’assistance. Alors tandis que les ennemis restaient consternés, les amis firent rage; ils se levèrent de leurs fauteuils; ils cassèrent des bancs; quelques jeunes gens allèrent jusqu’à employer le cri: hou! hou! qui n’est guère d’usage à Naples que pour rappeler les acteurs du théâtre de Polichinelle. Quand on ne connaît que les froides manifestations de nos Parisiens blasés et sceptiques, on ne sait pas ce que c’est que l’enthousiasme au théâtre.

La Biancoletti se retira dans la coulisse emportant une cargaison de bouquets. Après le premier acte, Della Porta se rendit dans une loge occupée par deux dames, probablement la mère et la fille, et par un troisième personnage dissimulé dans l’ombre. Celui-ci appartenait au sexe fort. C’était un homme d’une quarantaine d’années, à l’aspect grave, diplomatique. Il paraissait chercher à n’être pas vu et se rejetait au fond de la loge, chaque fois que les lumières de la rampe augmentaient d’intensité.

Après les premiers compliments d’usage, Della Porta s’assit très embarrassé de ce qu’il avait à dire, et gêné, surtout, par la présence d’un étranger. Madame et mademoiselle Baür, (on a deviné que c’étaient elles) paraissaient dans le ravissement, soit que le triomphe de la Biancoletti leur tînt au cœur, soit que leurs affaires privées fussent cause de ce surcroît de disposition à voir la vie en rose.

On échangea quelques paroles banales qui eurent le don d’égayer la jolie Teresina (car elle était très jolie et il fallait être son ami d’enfance pour ne s’en point apercevoir). Tout à coup, se ravisant comme quelqu’un qui a fait une étourderie, elle s’écria en se frappant le front avec son éventail:

–Hé mais! j’y pense, messieurs!. j’ai négligé de vous présenter l’un à l’autre. Domenico, vous m’avez entendu parler souvent du colonel Mertens... Le voici.

Le colonel eut un haut-le-corps.

–Mademoiselle, dit-il, dans les conditions où je me trouve à Naples.

–Sans doute, reprit mademoiselle Baür, vous m’accusez d’indiscrétion, de témérité, parce que votre tête est mise à prix en votre qualité d’agent bourbonien; mais d’abord, par le temps qui court, qui est-ce qui n’a pas sa tête mise à prix?. Et puis, rassurez-vous! je connais M. Della Porta depuis l’âge où je jouais à la poupée: il est aussi incapable de vous trahir que de se tromper dans une règle d’escompte ou dans la preuve d’une addition.

–Vous pouvez vous fier à ma fille, ajouta la vieille maman qui, affligée d’une surdité incurable, n’avait rien compris à ce qui se passait. Teresina est très forte sur le piano et notre salon est le seul où l’on fasse de la musique classique, de la grande musique, monsieur.

Le colonel était habitué à ces sortes d’interruptions; il s’inclina poliment pendant que madame Baür se rengorgeait, enchantée d’avoir placé son mot dans l’entretien.

–Vous n’avez rien à craindre de moi, dit Della Porta à M. Mertens… Espérons cependant qu’il viendra un moment où vous ne serez plus obligé de vous cacher et où vous me délivrerez, par conséquent, de l’espèce de responsabilité que j’assume ce soir.

–Ce moment viendra, en effet, monsieur, répondit le colonel; je crois même, si les choses tournent selon mes prévisions, qu’il n’est pas éloigné… Mais, pardon, je blesse peut-être vos convictions sans le vouloir. Vous n’êtes pas des nôtres?...

–Les gens de finance, dit Domenico, n’ont plus le droit d’avoir une conviction; ils. se sont tellement jetés du noir au blanc, de l’unitarisme au parlementarisme, de la religion révélée à la religion naturelle, suivant que le5pour100 était offert ou demandé; ils ont revêtu si souvent des peaux de caméléon changeant au soleil, que leur avis ne pèse plus dans la balance des nations. Un banquier, monsieur!... Mais un banquier prêterait aux envahisseurs de son pays, s’il était sûr d’obtenir une prime de remboursement!

–Vous vous calomniez, mon ami, dit Teresina; vous allez vous donner une réputation que vous ne méritez sûrement point. celle d’un homme sans foi ni loi. Ne l’écoutez pas, colonel; il vaut mieux que ses collègues…

–Oui, oui, appuya madame Baür (toujours à mille lieues de ce qu’on disait); on assure que le nouveau gouvernement va dissoudre le Sacré Collège.

–J’ai peur, reprit Della Porta en s’adressant au colonel, que vous n’ayez commis une imprudence en séjournant ici… Le gouvernement n’ignore pas les conspirations qui se trament pour le renverser et il paraît qu’on a donné tout récemment des instructions plus sévères que jamais.

–A qui?

–A la police, aux magistrats, aux troupes de la garnison, à tous ceux enfin qui sont chargés du maintien de l’ordre.

–Oh! des circulaires… des décrets… cela ne suffit pas. Il faudrait, pour nous prendre, des limiers plus fins que ceux dont dispose Sa Majesté de Savoie. Il y a des sbires et des espions partout; mais, plus il y en a, mieux on les voit. Ils ne sont pas difficiles à reconnaître.

–A votre place, je ne serais pas si rassuré que vous, dit le banquier. Moi qui, par métier, suis obligé d’avoir du flair, je me trompe souvent aux physionomies… Les visages les plus ouverts ne sont pas toujours le miroir d’une belle âme, ma foi, non!... Si j’étais dans votre situation, je courrais des dangers à chaque instant avec ma sotte coutume de parler à tort et à travers. Le sage tourne, dit-on, sa langue sept fois dans sa bouche; moi, je parle avant de me souvenir seulement que j’ai une langue. Et pourtant, je le répète, on ne saurait prendre trop de précautions. Pas plus tard que tout à l’heure, il vient de m’arriver une aventure.

–Une aventure?

Les assistants eurent un mouvement de curiosité. Della Porta, dont le faible, il faut bien l’avouer, était de servir de point de mire à l’attention de ses semblables, se disposait à tirer les feux d’artifice d’une rhétorique cicéronienne, lorsque deux coups frappés à la porte de la loge l’arrêtèrent comme il allait commencer:

–Attendez-vous quelqu’un? demanda-t-il.

–Personne, fit Teresina devenue pâle.

–Alors, ce n’est pas la peine de se déranger pour aller ouvrir.

–Non, non; racontez-nous votre histoire plutôt.

–Eh bien! reprit le fiancé de mademoiselle de Maugis, j’étais, il n’y a qu’un instant, au café de l’Europe, lorsque…

Deux coups, frappés plus fort cette fois, l’interrompirent de nouveau.

–Décidément, dit M. Mertens, c’est quelqu’un qui se trompe et je vais…

–Ne vous montrez pas! s’écria mademoiselle Baür en saisissant le bras du colonel avec une passion et un intérêt qu’elle n’eût probablement pas témoignés à Domenico d’une façon aussi vive… Domenico, vous n’êtes pas proscrit, vous; allez ouvrir pendant que M. Mertens rentrera dans l’ombre.

Le banquier se leva et ouvrit la porte.

Il recula aussitôt.

Sur le seuil de la loge, dans la demi-lumière du couloir, étincelaient les armes, les bottes et le casque d’un carabinier royal.

Un drame à Naples

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