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IV

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–Un bouquet pour mademoiselle, dit Mateo Tommaso en présentant à Valentine une immense touffe de camélias blancs et de violettes de Parme.

Depuis que Domenico avait été admis à titre de fiancé officiel, il ne manquait jamais de se faire précéder chaque jour par des fleurs, sorte d’avant-garde parfumée. Cela signifiait: me voici!. Et il ne tardait pas à arriver lui-même, souriant, rasé de frais, le monocle sur l’œil, l’air conquérant, l’esprit aiguisé par la félicité sans mélange dont il jouissait.

Ce soir-là, le bouquet quotidien était accompagné d’un billet à l’adresse de René. Della Porta priait M. de Maugis de venir le rejoindre au café de l’Europe, situé, comme on sait, à deux pas du fameux théâtre de San-Carlo.

–Est-ce que mon futur beau-frère aurait la prétention de me condamner à en tendre la Norma? fit René en prenant son chapeau et ses gants.

Il trouva Domenico en tête-à-tête avec un de ces sorbets à la neige des montagnes, qui sont aux autres sorbets du reste de l’univers ce que l’aigle est au pigeon, ce que le léopard est à la souris, ce que l’Himalaya est aux buttes Montmartre.

–Je vous ai demandé, dit le banquier, pour être aidé de vos conseils dans une affaire délicate, une affaire de cœur.

–Mon cher ami, interrompit le lieutenant en fronçant le sourcil, je ne suis pas un parent sanguinaire; mais je me. livrerais aux extrémités les plus fâcheuses si, en ce moment, vous vous avisiez à songer à une autre femme que Valentine, dont vous avez, entre parenthèses, complètement changé le moral. Autrefois, je lui suffisais; quand nous allions nous promener ensemble, elle ne se lassait pas d’admirer en ma compagnie le reflet des astres sur le golfe, le scintillement des flots. Maintenant, tout ce que je lui dis l’ennuie prodigieusement. A peine notre marinier a-t-il donné quelques coups de rame qu’elle regarde, non plus la mer, mais le rivage pour voir si vous n’y êtes point. Vous, de votre côté, vous galopez sur la Chiaja pour montrer vos talents de beau cavalier; vous livrez vos cheveux au vent comme lord Byron, vous devenez irrésistible. Quelle figure ridicule je fais, moi, au milieu de ces folies d’amoureux. Non, là, mettez-vous à ma place.

Domenico fit un geste d’homme accablé.

–Voyons, demanda René, de quoi s’agit-il?

–Je suis un peu embarrassé pour vous demander votre avis, soupira Della Porta; quoique au fond je n’aie commis aucun crime.

–Mille carabines! Je l’espère bien!

–Et moi, j’en suis sûr. Mon cas est fort simple, après tout. La rencontre de Pompéi a été pour moi le coup de foudre qui renversa Saul sur le chemin de Damas. A peine eus-je aperçu mademoiselle votre sœur, que je la trouvai.

–Ravissante, je sais cela; mais ne nous égarons pas dans les caprices de la conversation, interrompit le lieutenant avec une certaine brusquerie. Voyons votre histoire; car c’en est une, n’est-ce pas, que vous allez me conter?

–La voici, dit Della Porta. J’ai été élevé, mon cher ami, avec une délicieuse personne, la signorina Teresina Baür; et je dois vous avouer qu’elle m’avait été destinée de toute éternité. Nos familles se connaissaient; mon père et son père étaient les deux doigts de la main; nous habitions à côté les uns des autres. Vous eussiez demandé des renseignements à un Napolitain quelconque, il vous eût répondu: Mademoiselle Baür sera madame Della Porta; c’est une affaire entendue!

–Je connais ces sortes de mariages-là, dit l’officier; ils ratent toujours.

–Aussi le mien a-t-il raté. Plus nous avancions en âge, Teresina et moi, plus nous nous apercevions d’une chose que vous devinez. Nous n’avions aucune raison de nous haïr, aucune raison non plus de nous aimer. Nous nous connaissions si bien et depuis si longtemps! Comment lui aurais-je caché mes défauts? Comment m’aurait-elle dissimulé les siens? Or, un amoureux qui voit les défauts de sa belle n’est guère amoureux, allez!

Le lieutenant acquiesça par un signe de tête à cette juste maxime.

–Mon père mort, continua Della Porta, M. Baür qui l’avait toujours accompagné partout ne tarda pas à l’aller rejoindre dans la tombe. Nos deux parents nous avaient dit en mourant: Mariez-vous le plus tôt possible et soyez heureux. Oui; mais quelque temps après je rencontrai votre charmante sœur. Quant à Teresina, elle recevait, sans trop de défaveur, les hommages d’un colonel belge.

–Alors, dit René, ce fameux nœud gordien s’est dénoué tout seul.

–Oh! fit le banquier en soupirant, pas tant que cela. Teresina comprend fort bien que nous ne pouvons pas nous condamner à traîner le boulet conjugal, nous, vivants et bien vivants, pour faire plaisir à nos ancêtres qui sont endormis pour l’éternité; mais elle comprend aussi que je ne suis pas assez affligé de son abandon; et elle voudrait que j’en éprouvasse une grande tristesse, parce qu’alors elle aurait le plaisir de me consoler.

–Vous êtes-vous fait la confidence que vous ne vous aimiez point?

–Jamais!

–Eh bien! dit triomphalement M. de Maugis, voilà qui va tout arranger. Vous verrez bientôt mademoiselle Baür?

–Ce soir même, au théâtre de San-Carlo où elle m’attend en compagnie de sa mère, qui est sourde comme on ne l’est pas et qui sourit à nos conversations, persuadée que nous nous disons des douceurs.

–Mon ami, reprit René, écoutez bien l’avis d’un homme qui s’est tiré de conjectures plus difficiles que celle où vous êtes. Selon moi, vous n’avez qu’une route à suivre, celle de la franchise. Il faut aborder la question. à la baïonnette, comme nous faisons, nous autres militaires, pour prendre une redoute: «Mademoiselle direz-vous, cessons de nous tromper mutuellement. Vos yeux, votre physionomie, votre manière d’être avec moi m’annoncent que je vous suis indifférent et que vous vous contentez de m’estimer, sentiment insuffisant pour nous lier l’un à l’autre par d’irrévocables promesses. Je vous rends votre parole; rendez-moi la mienne. et restons-en là.»

–Nous autres descendants de Machiavel, nous y mettrions plus de façons, dit Della Porta; mais bah! votre méthode est peut-être la meilleure. Au petit bonheur! je vais l’essayer.

Le banquier se levait pour prendre congé de M. de Maugis, lorsqu’un incident se produisit à la porte du café, où un attroupement s’était formé et où diverses gens causaient, entourant un fachino qui racontait lui-même une histoire sans doute fort intéressante, à en juger par les gestes et les démonstrations qu’il prodiguait avec une volubilité sans pareille.

–Que se passe-t-il donc? demanda René à un consommateur qui venait de s’asseoir à une table voisine, devant une tasse de café noir et un verre d’eau froide.

Le personnage auquel cette question était adressée mérite une description particulière.

C’était un grand gaillard d’une trentaine d’années, à l’œil creux et sombre; une barbe abondamment fournie lui donnait l’air monacal, et ses cheveux, qu’il portait ras et drus sur le sommet de la tête, ajoutaient à l’illusion qu’on pouvait se faire sur la condition sociale de l’individu. Il était vêtu à la moderne: cependant il avait adopté le célèbre manteau castillan dans lequel les Madrilènes se drapent si bien sur la place de la Puerta del Sol. En somme, il faisait l’effet d’un moine défroqué qui se serait mêlé à une troupe de conspirateurs dans un opéra de Verdi.

–Il y a une émeute? fit Della Porta insistant sur l’interrogation de M. de Maugis.

–Non, répondit le personnage au manteau; ce sont les brigands.

Le banquier haussa légèrement les épaules:

–Mes compatriotes voient des brigands partout, dit-il avec dédain. Où les a-t-on pris encore, cette fois-ci?

–Monsieur, dit poliment le faux moine, vous n’avez que quelques pas à faire. De Chiatamone, vous apercevrez le Vésuve, et sur le Vésuve flotte en ce moment-ci le drapeau bourbonien, qui nargue votre croix de Savoie. Vous m’accorderez bien, n’est-ce pas, que ce drapeau ne s’est pas planté là tout seul? Et s’il est là, c’est qu’il y a été mis par quelque troupe au service du gouvernement déchu. Voilà pourquoi la ville s’émeut et pourquoi un bataillon de bersagliers vient de quitter sa caserne.

A cette époque, où le régime piémontais venait à peine de s’installer dans le midi de la Péninsule, les faits du genre de celui-ci n’étaient pas rares. Les dépêches officielles annonçaient bien au reste de l’Europe que l’unification italienne était accomplie; les bureaux fonctionnaient vaille que vaille, les douanes aussi; mais, en réalité, les partisans de l’ancien état de choses ne se tenaient pas pour battus. Chiavoni et ses hommes occupaient la frontière romaine; un officier autrichien, le baron de Kalkreuth, tenait dans les bois de Terracine; les paysans, tous royalistes, donnaient le coucher et les vivres aux guerillas composées d’amis ou de parents à eux. L’armée régulière piémontaise ne pouvait pas grand’chose contre ces adversaires invisibles qui connaissaient les sentiers de la montagne, qui luttaient avec un courage indiscutable, avec un zèle inouï, et dont on ignorait les forces et les ressources secrètes.

–Des brigands! en plein dix-neuvième siècle. aux portes d’une ville aussi populeuse que Naples. voilà qui est fort! s’écria René en se renversant sur sa chaise.

–Hé! mon ami, dit Della Porta visiblement impatienté, il ne faut pas plus croire aux récits du peuple qu’à la vraie canne de Voltaire ou à la tabatière de Napoléon. Qu’un lazzarone, poltron et ignorant, s’imagine rencontrer au coin des rues des légions de Cartouches et de Mandrins (pour ne citer que les honorables Français qui ont excellé dans ce genre d’industrie); qu’un lazzarone, dis-je, ait peur de son ombre comme le lapin de la fable, cela se conçoit: les basses classes, chez nous, n’ont pas été instruites; mais que des hommes intelligents, éclairés, donnent dans de pareilles chimères et se créent de semblables fantômes, voilà ce qui me surpasse, je l’avoue. A entendre certains Italiens de ma connaissance, leur pays, pour lequel ont été inventées toutes les richesses du ciel et de la terre, ne serait qu’un repaire de voleurs. On n’y pourrait faire un pas sans y être arrêté par le canon d’une escopette luisant parmi les buissons de myrtes et de lilas. Per Bacco! les seuls voleurs que je connaisse, ce sont les aubergistes de Santa-Lucia ou messieurs les cochers de la Piazza del Castello: voilà les vrais bandits. Quant aux autres, j’attends qu’on me les montre, et je demeure jusque-là persuadé qu’il n’y en a pas plus qu’il n’y a des revenants et des loups-garous.

Après cette improvisation chaleureuse, le banquier promena ses regards autour de lui d’un air de défi, comme pour provoquer une réponse; mais personne ne s’offrit à prouver le contraire de ce qu’avançait Della Porta. Seul, le mystérieux voisin, celui qui avait donné des renseignements sur ce qui causait l’émotion populaire, fit entendre, dans les profondeurs de son épaisse barbe noire, quelque chose qui ressemblait à un ricanement sourd.

Comme l’inconnu était plongé dans la lecture du Pungolo, il était juste de supposer que c’était un article de ce journal qui causait une gaieté aussi impertinente. René de Maugis, très chatouilleux sur le point d’honneur, s’imagina pourtant que l’étranger se moquait de Domenico, et, tourmentant le pommeau de sa canne:

–Le Pungolo est donc bien intéressant, monsieur? demanda-t-il d’un ton sec.

–Très intéressant, répondit le faux moine sans s’émouvoir.

–Et serait-il indiscret de vous demander le sujet de votre hilarité de tout à l’heure?

–Monsieur, dit l’inconnu avec un sourire passablement railleur, je ne sais point résister aux gens, surtout lorsqu’ils me parlent d’une façon bienveillante et polie.., Je riais donc parce qu’il y avait entre l’article du Pungolo et les discours de monsieur (il désignait Della Porta) une coïncidence vraiment extraordinaire.

–Comment cela? s’écria le banquier.

–Vous allez voir. Vous souteniez, n’est-ce pas, qu’il n’y avait plus de brigands en Italie?

–Plus un seul.

–Eh bien! le Pungolo, journal officieux, ami du gouvernement et des bonnes mœurs, partage tout à fait votre sentiment. Il affirme que toutva pour le mieux dans le meilleur des royaumes possibles, que le brigandage est exterminé de fond en comble, à preuve.

L’inconnu chercha du doigt le long des colonnes imprimées:

–Ah! voici l’article... à preuve que Fra Giacomo, le dernier brigand, a été fusillé hier soir par les soldats de Victor-Emmanuel dans une petite localité des environs de Caserte: «Le misérable est tombé, frappé de six balles, après avoir demandé pardon à Dieu et aux hommes de ses nombreux méfaits.» Ce sont les propres expressions du rédacteur.

–Ma foi! monsieur, dit René de Maugis, je ne saisis pas ce que peut avoir de risible le récit de l’exécution d’un pauvre diable; vous nous avez promis d’expliquer votre conduite, et il me semble.

–Il vous semble que j’ai ri mal à propos, répliqua l’étranger en jetant sur la table du café une petite pièce de monnaie; mais d’abord, monsieur, permettez-moi de vous faire observer que je puis avoir le caractère gai et que cela ne porte tort à personne; en second lieu, j’ajouterai que le rire est un effet nerveux dont la cause est essentiellement relative. Telle bouffonnerie du théâtre San-Carlino, qui fera pâmer d’aise un pêcheur de la Marinella, laissera froid et insensible un habitant de Londres égaré dans ces contrées; nous autres méridionaux, nous trouverions grossières des plaisanteries excellentes pour les Russes ou les Suédois. Chacun a donc une manière à soi de se distraire, et vous me permettrez bien de rester dans la loi commune. Mon Dieu! oui, messieurs, pour des raisons qui me sont particulières, la nouvelle de la mort de Fra Giacomo m’a considérablement diverti.

–Mais encore?...

–Oh! sans doute, vous voudriez savoir pourquoi. Ceci est mon secret, et vous souffrirez que je ne le confie à personne.

L’inconnu, en prononçant ces mots, s’était levé et s’enveloppait dans son manteau avec une ampleur de geste qui eût fait honneur à don César de Bazan.

Il salua gracieusement ses deux interlocuteurs, puis se dirigea vers la porte de l’établissement; mais c’était une fausse sortie.

Au moment de franchir le seuil, il revint sur ses pas, mit familièrement la main sur l’épaule du banquier, et, fixant celui-ci avec une certaine obstination:

–Monsieur Della Porta, dit-il à demi-voix, il y a des yeux qui sont aveugles, même en restant ouverts. Que l’ombre de Fra Giacomo vous protège!...

–Vous me connaissez, s’écria le banquier en se précipitant à la suite du faux solitaire de la Thébaïde.

Il était trop tard.

L’étranger avait déjà disparu dans un des groupes bruyants et agités qui encombraient la rue de Tolède en causant des événements.

Un drame à Naples

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