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VI
ОглавлениеLe carabinier entra en portant militairement la main à la hauteur de son sourcil et promena sur les quatre personnages de cette scène un regard inquisiteur.
–Pardon, balbutia-t-il, comme s’il était honteux de sa mission. mille pardons, mesdames, de vous déranger. mais un soldat ne connaît que sa consigne. et la mienne n’est pas agréable. non, pas agréable précisément.
–Que voulez-vous? demanda M. Mertens.
–Chut! colonel, dit Teresina tout bas; le son de la voix fait partie du signalement.
Le carabinier essuya sa grosse moustache du revers de sa manche, sans doute pour se donner une contenance, et avala sa salive péniblement comme si la chose qu’il avait à dire l’étranglait au passage.
–Encore une fois, excusez la liberté, fit-il. mais, voyez-vous, il y a des moments où l’on aimerait mieux recevoir mille millions de balles dans le corps que. Enfin, suffit! Quel est celui de ces deux messieurs qui s’appelle Della Porta?
Domenico n’avait plus de sang dans les veines.
–C’est moi, dit-il. mais je ne suppose pas. je ne comprends pas.
–Ah! bien, ni moi non plus, dit le carabinier; d’ailleurs, je ne suis pas chargé de comprendre. Je vous arrête au nom du roi; après cela, je n’en sais pas plus long.
–C’est une infamie, s’écria le banquier; c’est une abomination. Je n’ai fait de tort à personne; mes livres sont parfaitement en règle.
–Pour ce qui est de ça, je m’en rapporte à vous, dit le soldat; je ne sais pas lire.
–M’arrêter comme un voleur. en plein théâtre, moi dont la vie n’a pas une tache!. moi qui consacre une partie de ma fortune à soulager les pauvres, moi. moi! sanglota Domenico en tombant sur un canapé et en s’arrachant les cheveux.
Il embrassait d’un coup d’œil toutes les conséquences de ce déplorable incident: son honneur endommagé (même après que son innocence aurait été reconnue), son crédit ruiné, et, principalement, son mariage manqué avec Valentine, qu’il adorait d’autant plus qu’il se voyait sur le point de la perdre.
–Monsieur le militaire, dit Teresina, émue par les soupirs du malheureux garçon, il y a certainement méprise; je garantis que l’inculpé est un honnête homme et je demande à l’accompagner, pour témoigner en sa faveur chez le juge d’instruction.
–Assurément, ajouta madame Baür, voyant que Domenico se tenait la tête entre les mains, vous avez tort de vous désoler, mon cher; vous n’avez pas de maladie sérieuse. Prenez un grain d’ipécacuanha dans un verre de lacryma-christi.
M. Mertens se décida à intervenir:
–Avez-vous un mandat d’arrêt? demanda-t-il au carabinier.
Celui-ci le regarda d’un air méfiant:
–Si tout le monde était aussi en règle que moi, répondit-il, il n’y aurait pas tant de détenus dans les prisons de Naples. Puisque vous voulez des papiers, je vais vous en montrer.
Il fouilla dans sa poche; mais M. Mertens comprit qu’il serait dangereux d’exaspérer un subalterne inintelligent, et, affectant aussitôt la plus grande confiance:
–Non, non, c’est inutile, mon brave, ne cherchez pas. que diable! nous pensons bien que vous n’êtes pas venu ici sans avoir des ordres formels.
–Bien sûr, dit le carabinier, qui cessa de chercher dans ses poches et qui, n’y trouvant rien, avait passé par une crise d’inquiétude visible.
–Où me oonduisez-vous? demanda Domenico.
–Chez le questeur. à deux pas du théâtre.
–Alors, je vous suis, dit Teresina.
Le carabinier étendit son bras comme pour établir une barrière entre l’accusé et mademoiselle Baür:
–Impossible. mademoiselle. désolé de vous contrarier, c’est tout à fait impossible. Demain, si M. Della Porta n’est pas au secret, vous obtiendrez, je suppose, la permission de le voir; mais ce soir, j’ai ordre de n’emmener que lui seul. Allons, monsieur, du courage!
Della Porta se leva en chancelant, balbutia quelques paroles d’adieu et embrassa madame Baür, qui, s’imaginant qu’il se rendait à quelque partie de plaisir, lui dit en souriant avec malice:
–Amusez-vous bien, mauvais sujet!
–Je ne le laisserai pas prendre ainsi comme un malfaiteur, s’écria Mertens, qui voulut sortir à la suite de la force armée.
–Colonel, dit Teresina, je vous ordonne de rester tranquille; vous ne sauveriez pas notre pauvre ami et vous vous perdriez peut-être.
Cependant, Domenico, escorté du soldat, avait gagné l’escalier qui mène au couloir des premières loges. Quelques spectateurs, étonnés de voir le banquier en si formidable compagnie, se rangeaient pour faire place au représentant de la loi. On chuchotait dans les coins, on accourait du fond des corridors; la nouvelle de l’arrestation de Della Porta s’était répandue avec la rapidité de la foudre, et, quand il arriva au contrôle, il y rencontra un groupe d’amis qui ne purent dissimuler leur stupéfaction de le trouver dans une pareille disgrâce.
–Je vous assure, mes amis, que je n’ai rien fait, répétait Domenico, en levant les mains au ciel.
Ces intentions mélodramatiques et cet appel à la pitié des passants semblèrent infiniment déplaire au carabinier qui appela un de ses collègues, de planton à la porte du théâtre, afin d’avoir de l’aide en cas de besoin. Le second militaire se mit à la gauche du prisonnier pendant que le premier militaire s’installait à droite, et, gardé à vue par ces deux cerbères, le banquier dut perdre toute espérance de secours ou de fuite.
On le fit monter dans une voiture qui stationnait sur la place, les deux soldats enfourchèrent leurs chevaux et l’équipage partit.
Malheureux captif! le sourd grondement des roues se répercutait au fond de son cœur comme la vague engloutie dans un creux de rocher imite en se brisant le bruit du tonnerre. Les longues rangées de lumières défilaient une à une, étoiles perdues dans l’immensité des ténèbres, et sous la protection de ces becs de gaz municipaux passait et repassait un peuple d’ombres aussi tumultueux que celui qui, d’après l’ancienne mythologie, se presse sur les bords du Styx.
La voiture roulait, roulait; les carabiniers, en flanc, galopaient aussi vite que s’ils avaient cédé à un de ces sauve-qui peut qui éclatent quelquefois parmi les troupes les plus aguerries sur un champ de bataille. On eût juré qu’ils avaient, selon une expression populaire, le diable à leurs trousses, tant ils enfonçaient avec rage leurs éperons dans le ventre de leurs chevaux et tant ils paraissaient se hâter d’échapper aux remords de leur conscience. Les naseaux des bêtes fumaient dans la nuit; leurs crins trempés de sueur ressemblaient aux herbes emperlées de gouttes de rosée. Une personne à l’imagination quelque peu fantastique eût certainement entendu dans les airs le fameux trap! trap! de la ballade de Lénore.
D’imagination, Della Porta n’en avait que pour son industrie ou pour ses plaisirs. La mauvaise fortune l’abattait tout de suite, et il ne déployait pour la braver ni le stoïcisme de Job sur son fumier ni l’impassibilité hautaine de Napoléon pendant la retraite de Russie. D’une voix étranglée par les larmes, il adressait à Valentine des adieux éternels sur un air de Bellini, qui, on ne sait pourquoi, lui trottait dans la mémoire à ce moment fatal. Les âmes pleines de dilettantisme associent souvent la musique à leurs douleurs. Éprouvent-elles un mouvement de joie?. elles se chantent à elles-mêmes une mélodie qui touche au flon-flon ou à la valse à trois temps; fléchissent-elles, au contraire, sous le fardeau d’un chagrin quelconque?. elles tombent dans le mode mineur, dans les phrases d’élégie pour piano avec accompagnement de violoncelle. Il n’y a rien de plus curieux que cette communion de la pensée avec l’art préféré; j’ai connu un peintre qui, toutes les fois qu’on refusait ses œuvres au Salon, songeait immédiatement à un tableau du Corrège.
La voiture marchait toujours.
Domenico, enfoncé dans un coin de sa prison roulante, la figure aussi maussade que celle d’un boule-dogue qui montre les dents à un importun, descendait le courant de sa mauvaise humeur sans chercher un seul instant à lutter contre ce fleuve rapide. Il lui vint cependant une réflexion qui, à l’ennui qu’il ressentait déjà, ajouta un surcroît d’épouvante dont on se rendra compte facilement.
Le prisonnier connaissait à merveille la topographie de Naples; il savait que, pour se rendre du théâtre San-Carlo à la questure, où on prétendait le mener, deux ou trois minutes suffisaient. Or, depuis une demi-heure environ, le véhicule qui emmenait Della Porta et sa fortune suivait la direction tout à fait opposée à celle du commissariat de police, à moins que le commissaire ne se fût avisé d’aller en villégiature à dix heures du soir.
Domenico voulut obtenir des éclaircissements. Il mit la tête à la portière:
–Hé! brigadier! appela-t-il.
Le brigadier eut l’air de ne pas entendre.
–Vous vous trompez de route, mon ami?
Le brigadier était devenu aussi sourd que madame Baür.
–C’est un parti pris de ne pas répondre, pensa Della Porta. Essayons d’attendrir mon second gardien.
Il ferma la portière, baissa l’autre glace et se disposait à regarder au dehors lorsqu’il aperçut la pointe d’un sabre qui le menaçait. Il n’eut que le temps de se rejeter en arrière pour ne pas être éborgné; même il se tâta le nez pour s’assurer que cet organe essentiel n’avait reçu aucune écorchure sérieuse.
Ce qui venait de se passer n’était pas fait, on en conviendra, pour rassurer une âme craintive. Della Porta, sans savoir précisément ce qu’on lui voulait, vit dans l’avenir une suite de cachots plus noirs que. les pozzi de Venise, plus enfoncés sous terre que les mines de .charbon, plus solitaires que les in-pace du moyen âge; il crut entendre le crépitement de l’huile bouillante; il crut distinguer un assortiment de tenailles rougies au feu, de brodequins, de poulies, de roues dentelées et autres instruments de supplice du genre de ceux dont la cathédrale de Bâle possède une si belle collection.
Il fut tiré de cette douce rêverie par l’arrêt de la voiture devant une maison sombre, sur une route située en pleine campagne. Pendant que Della Porta réfléchissait sur les fragilités de l’existence, l’escorte avait quitté peu à peu la ville, s’était éloignée des centres d’habitation, qu’elle semblait tenir en médiocre estime. A un certain instant, il y avait eu une dispute entre le cocher et les cavaliers; le prisonnier avait perçu un bruit de voix en colère; mais apparemment, le cocher, seul contre deux, n’avait pas été le plus fort et il avait fini par céder aux ordres qu’on lui avait donnés, non sans témoigner qu’il agissait à contre-cœur par des coups de fouet réitérés appliqués sur le dos des chevaux.
Le brigadier s’approcha de la voiture:
–Descendez, dit-il.
–Où suis-je?
–Vous le saurez bientôt.
Il faisait très noir sur le chemin; dans le lointain, en contre-bas, on apercevait les mille lumières scintillantes de Naples, vers lesquelles Domenico lança un soupir d’adieu.
–Ah çà! dit le cocher aux deux gendarmes, vous m’avez fait aller assez loin, je pense. Qui est-ce qui va me payer maintenant?
Les gendarmes éclatèrent de rire:
–Caro mio, dit le brigadier, tu as fait une superbe promenade au clair de la lune (la lune ne brille plus, c’est vrai, mais elle brillait tout à l’heure); tu as joui de notre société, qui passe pour être assez agréable; tu t’es prélassé sur ton siège comme un chanoine ventru,–un Anglais eût donné dix livres sterling pour être à ta place,–et nous, hommes généreux et bienfaisants, nous ne te demandons rien, comprends-tu? rien. qu’un demi-tour du côté de la villa Reale, ou de n’importe quel côté, excepté pourtant de celui-ci, où nous avons affaire. Va-t’en, caro mio. Nos respects à madame ton épouse.
–Et mon argent? dit le cocher.
Le brigadier haussa les épaules.
–Décidément, il est bête, murmura-t-il. Cet ingrat abuse de notre mansuétude.
Il s’approcha du cocher et lui glissa quelques mots dans le creux de l’oreille. A peine eut-il commencé sa confidence que la scène changea; Della Porta ne vit pas sans frissonner pour lui-même le cocher ôter son chapeau, tomber à genoux, joindre les mains et marmotter des phrases entrecoupées de hoquets de peur.
–Si, signore... No, signore… Securo, signore... Mille grazie, signore...
Quand le brigadier eut fini de parler, le cocher, sans demander son reste, remonta à sa place habituelle, ramena ses rênes, et fouettant ses chevaux à tour de bras, s’éloigna plus vite qu’il n’était venu.
–Le questeur est donc à la campagne? demanda Della Porta essayant de prendre un air enjoué.
–Oui, dit le brigadier, le questeur a des goûts rustiques; il aime l’agriculture. Vous allez en juger, d’ailleurs, car voici sa propriété.
Le brigadier montrait une villa bourgeoise, entourée de murailles au-dessus desquelles apparaissaient des frondaisons exotiques; des aloès et des figuiers de Barbarie avaient poussé entre les pierres; de l’intérieur du jardin montaient de bonnes odeurs, rendues plus subtiles par la pureté de la nuit. Il régnait un certain désordre dans les allées que traversait la petite troupe; aucun jardinier n’avait effleuré de son rateau ce sable mélangé de cailloux; aucune main prévoyante n’avait arraché les herbes qui poussaient en liberté. Un grand jujubier avait laissé tomber de ses rameaux épineux des fruits déjà secs comme des grains de raisin de Corinthe. Devant l’entrée de la villa, une treille arrangée en bosquet servait probablement de salle à manger d’été; sur le mur avoisinant, un peintre naïf, obéissant à l’amour inné de ses compatriotes pour la fresque, s’était lancé dans une composition dont il était difficile, à cette heure avancée, de saisir les détails. Cela devait représenter un lac et des montagnes; mais legénie du peintre s’était arrêté juste au point où le barbouillage finissait et où l’art ne commençait pas encore.
Arrivé devant la porte, le brigadier frappa, du pommeau de son sabre, trois coups espacés d’une certaine façon.
La porte s’entr’ouvrit; une tête de contadin soupçonneux se montra dans l’entrebâillement et parut satisfaite de l’examen auquel elle se livra. Les gendarmes, accompagnés de leur proie, franchirent le seuil.
Comme cela se voit souvent dans les villas italiennes, l’extérieur de l’habitation annonçait un luxe auquel l’intérieur ne répondait pas. Un vilain petit couloir orné de gravures pauvrement encadrées et qui dataient de la domination du général Championnet; une cuisine dont on ne se servait guère, puisqu’on y avait entassé divers objets fort étrangers à la profession de Vatel; deux ou trois cabinets de débarras dans un état de saleté repoussante; enfin une pièce garnie de chaises cassées et de meubles d’un aspect primitif. Une lampe brûlait sur une table.
–Le chef est-il là? demanda le brigadier au paysan.
–Me voici, répondit une voix.
Un homme qui se dissimulait dans un coin se leva, s’approcha de la lampe, et Della Porta n’eut pas de peine à reconnaître dans le nouvel arrivant le mystérieux inconnu du café de l’Europe.