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VII

–Eh bien! mon gentilhomme, dit le faux capucin dont la barbe noire et le crâne chauve ressemblaient de plus en plus à la barbe et au crâne d’un des Franciscains que Zurbaran a peints si souvent, sommes-nous toujours disposé à ne pas croire aux voleurs?

Le banquier sentit de grosses gouttes de sueur lui perler sur le front.

–Quoi, vous seriez?

–Fra Giacomo: en français, frère Jacques; en espagnol, hermano Jacopo; en anglais, brother Jack; en grec… je ne me rappelle plus comment cela se dit en grec, mais c’est pour vous prouver que je ne suis pas le premier venu et que j’ai fait mes études.

–Fra Giacomo! répéta à demi-voix Della-Porta aussi terrifié que s’il avait regardé la tête de Méduse; Fra Giacomo, ce terrible brigand qui…

–Qui a été fusillé par vos journaux, oui, monsieur; c’est moi qui leur envoie la nouvelle de ma mort, et ils l’accueillent avec un tel empressement que je puis me rendre compte par là de la manière dont ils feraient mon oraison funèbre si, par hasard, l’aventure se réalisait un jour. Oh! je ne me fais pas d’illusions: je sais que je laisserai peu de regrets.

Della Porta crut devoir protester par politesse; il faut se montrer coulant avec les gens qui vous tiennent en leur pouvoir. Le rossignol emporté dans les airs par le faucon essaye, dit-on, de l’attendrir en chantant.

–Vous êtes pressé, reprit Fra Giacomo, de savoir ce que je vous veux. Ce désir est assez naturel. Mais il nous faut causer en tête-à-tête; je vais congédier mes gens. Holà! vous autres!

De l’air d’un marquis de l’ancien régime qui aurait renvoyé des laquais indiscrets, Fra Giacomo montra la porte à ses complices.

–Eh quoi? maître, dit le brigadier avant de sortir, pas même un remerciement pour une expédition si bien conduite!

–Les héros de nos anciennes républiques n’avaient pas besoin qu’on les remerciât, répondit sévèrement le brigand; mais autres temps, autres mœurs ! Ciprianola Galla, tu es un brave... A propos, monsieur, permettez-moi de vous recommander Cipriano la Galla, mon fratello cugino, pour le cas où vous auriez à passer quelques jours dans notre société. C’est un homme sûr, plein de zèle, hardi (vous avez pu en juger par vous-même); il excelle dans les enlèvements; il fait disparaître n’importe qui, comme Bosco escamotait une muscade. Ah! par exemple, impitoyable sur la discipline; je le charge d’avoir raison des mauvais coucheurs, et je lui donne les pouvoirs nécessaires pour cela. Vous ne vous figurez pas comme il pend. c’est à donner envie d’être pendu. Et si–ce qu’à Dieu ne plaise!–pour une raison ou pour une autre, vous méritiez de passer par ses mains, je vous recommande sa manière d’opérer. Elle est si adroite, si leste, si élégante, que les condamnés parfois oublient leur supplice pour admirer l’artiste auquel ils ont affaire. J’en ai vu, monsieur, qui étaient sur le point de crier bravo, pendant qu’on leur mettait la corde au cou; or, vous m’avouerez que, dans un pareil moment, on songe généralement à tout autre chose qu’à donner des marques d’approbation.

Cipriano la Galla, en entendant l’éloge de ses mérites, s’était incliné avec la fausse modestie des virtuoses qui reçoivent un compliment. Il paraissait gonflé d’orgueil quand il alla rej oindre ses camarades dans la chambre voisine.

–Et maintenant que nous sommes seuls, dit Fra Giacomo, qui croisa bruyamment ses mains sur son ventre comme un négociant en train de débattre les conditions d’une opération commerciale, causons unpeu, voulez-vous? Êtes-vous à votre aise sur cet escabeau? Voulez-vous un fauteuil?

–Merci!

–Ne vous gênez pas. Moi, je suis habitué aux meubles de province, tandis que vous, qui avez eu toutes vos aises depuis l’enfance. car vous naquîtes riche, heureux mortel que vous êtes!... Voyons, la main sur la conscience–je suis très rond en affaires, moi–combien vous estimez-vous?

Della Porta fit un soubresaut:

–Je ne m’attendais guère à une question aussi. précise, et je vous avoue que.

Fra Giacomo regarda sa montre:

–Nous avons encore douze minutes pour plaisanter, interrompit-il; passé ce temps, je ne m’appartiens plus. C’est cet habile Cipriano la Galla qui prend la suite de mes conversations. Nous disions donc, mon cher hôte, que vous vous estimiez trois cent mille lires d’Italie, n’est-ce pas?... Remarquez commeje suis coulant: j’indique tout de suite un chiffre rond. Pas de centimes additionnels, pas de reliquats de compte, pas d’intérêts usuraires. un chiffre rond, un chiffre remarquable même par sa rondeur. Trois cent mille lires pour vous rendre votre liberté; c’est donné, parole d’honneur!

–Hélas! monsieur, fit observer Domenico, où voulez-vous que je prenne une pareille somme?

–Dans votre coffre-fort, tout simplement.

–Il est vide.

–Oh! que nenni. Je ne suis pas magicien; mais je vois l’intérieur de votre caisse comme si j’étais dedans. Tenez: dans le coin à droite, cinq cent cinquante-cinq obligations des chemins de fer Lombards-Vénitiens. Elles valent. Permettez-moi de faire le calcul de tête: cinq cent cinquante-cinq multipliés par trois cents. Je pose cinq et je retiens un. j’ajoute deux zéros. quinze et un. seize. Total: cent soixante-six mille cinq cents lires. Si je me trompe, je ne me trompe pas de beaucoup.

–Comment savez-vous?...

–Attendez: vous cachez, en outre, dans le second tiroir du haut, huit mille francs de rente sur l’État; la valeur n’est pas fameuse, mais elle montera, je l’espère. Huit mille divisés par cinq. seize cents multipliés par soixante-trois. Nous y voici: cent mille huit cents lires de capital. Voulez-vous refaire l’opération?

–Non, non, elle est juste; j’ai toute confiance en vous, répondit Della Porta avec un sourire amer.

–Les deux sommes additionnées ne donnent pas encore le chiffre que nous attendions. Il va falloir entamer vos florins d’Autriche… ou plutôt, non… je ne suis pas fort sur le change, je pourrais me tromper… Rejetons-nous, faute de mieux, sur vos Ports de Trieste, vos mines de Conegliano, vos parts de propriété dans la foire de Sinigaglia, vos...

–Encore une fois, dit le banquier, comment connaissez-vous les titres que je conserve en portefeuille?…

–Le plus naturellement du monde. Ces détails m’ont été fournis par le caissier même de votre maison, homme austère, mais bavard.

Della Porta réfléchit un instant.

Oui, il réfléchit fort à propos qu’il garderait les numéros des titres volés; que l’éveil étant donné à la police, ces valeurs ne seraient plus négociables; enfin qu’on mettrait sous clef le premier individu suspect qui présenterait des coupons chez un changeur de Milan ou de Florence. Il vit là un moyen de sauver du même coup sa personne et son argent. Aussi, rasséréné par cette perspective, s’écria-t-il, moitié riant, moitié fâché:

–Allons, je vois bien qu’il n’y a pas à marchander avec vous; d’ici quarante-huit heures les titres seront remis au mandataire que vous désignerez. Que votre fratello cugino se présente à mes guichets, il ne s’en retourna pas les mains vides.

–Pardon! dit le brigand, qui fronça le sourcil.

Domenico sentit que sa ruse était éventée.

–Pardon, répéta Fra Giacomo, vous me prenez pour un enfant… En comptant vos richesses, j’ai prétendu seulement démontrer que vous étiez solvable et empêcher toute récrimination de votre part; mais il n’est jamais entré dans mes proj ets de m’aller embarrasser d’un tas de chiffons dont la négociation serait pour moi ultra-difficile. Ordonnez à votre caissier de vendre à la Bourse de demain les valeurs que j’ai eu l’honneur de vous désigner; Cipriano la Galla s’arrangera pour toucher le montant de cette vente. Ah! une recommandation, pendant que j’y songe. je n’accepte que de l’or ou des billets de la Banca nazionale; les autres banques, la Banca popolare, la Banca civile, ne jouissent d’aucun crédit et je les méprise… Vous êtes averti.

La colère bouillonnait dans le cerveau de Della Porta et menaçait de lui faire oublier tout sentiment de prudence. Exaspéré d’être volé et moqué en même temps, le banquier se leva, frappa son siège contre terre avec tant de violence qu’il le cassa:

–Je ne payerai pas, fit-il… Ce que vous me demandez est une iniquité… Vivre ruiné… la belle avance!. autant vaut mourir tout de suite. Faites venir votre La Galla et que cette bouffonnerie finisse!

Fra Giacomo se gratta l’oreille:

–Cipriano ne se dérangera pas, dit-il, pour un entêté qui reviendra tôt ou tard à des idées plus raisonnables. Nous procédons, dans notre monde, avec plus de douceur, et quand nous sommes contraints de sévir, rassurez-vous, nous y mettons des formes.

–Qu’entendez-vous par là?

–J’entends ceci: que votre cas est prévu par nos règlements, et que si vous persistez dans un refus que je qualifierai de puéril, nous serons obligés, nous, d’avoir recours à des moyens indignes de notre réputation de courtoisie.

–Ah! ah! dit Della Porta dont les dents claquèrent.

–Mon Dieu, oui, reprit paisiblement Fra Giacomo... J’ai quelques amis avec moi; notre association est régie par des lois aussi sévères que celles qui existent dans les couvents, s’il m’est permis de comparer le sacré au profane… Un hôte comme vous, je suppose, refuse-t-il d’acquitter un léger tribut?. oh! la loi est formelle, et Cipriano la Galla se charge d’exécuter la loi. Nous patientons huit jours, quinze jours, s’il le faut. Alors, ah dame! alors, si la somme n’est pas arrivée… crac! nous coupons une oreille.

Le banquier fit un geste d’horreur.

–Bon, continua Fra Giacomo, vous voilà effrayé pour une bagatelle… Comprenez donc que sans ces mesures de prudence notre position ne serait pas tenable. Nous n’aurions affaire qu’à des gens qui nous feraient banqueroute… Nous n’entretenons ni huissiers, ni dragons du pape… Nous n’avons rien que la force de la persuasion, aidée de quelques arguments. tranchants; carvous supposez bien que tout n’est pas fini par l’enlèvement d’une mauvaise petite oreille, destinée peut-être à devenir sourde un jour ou l’autre.

–Si le récalcitrant persiste?…

–On lui coupe une seconde oreille… mais pas tout de suite, un mois, six semaines après… nous laissons toujours le temps de la réflexion… Et après l’oreille, le nez; et après le nez… ce ne serait pas la peine de laisser vivre un homme qui n’entendrait plus et qui n’aurait plus d’odorat. Nous rendons un dernier service à ce pauvre diable en le débarrassant de l’existence. Quand vient ce moment-là, je m’en vais, moi; je suis d’une nature trop nerveuse… l’aspect de la souffrance d’autrui m’incommode terriblement… Cipriano la Galla a beau essayer de me remonter le moral, peine inutile ! Les cris, les pleurs, les grincements de dents me causent des défaillances… Tel que vous me voyez, monsieur, je ne tuerais pas une mouche.

Pendant que Fra Giacomo parlait, il jouait d’une main indifférente avec les breloques étalées sur son gilet de velours noir. En décrivant aussi exactement que possible les distractions réservées à ses pensionnaires, il prenait des mines effarouchées, des inflexions de voix caressantes, il gémissait comme un père de famille obligé d’administrer des corrections à ses enfants. Della Porta l’aurait volontiers étranglé si la chose avait été possible.

–Je crois que nous nous sommes compris à demi-mot, ajouta le chef; il se fait tard, nous reprendrons l’entretien quand la nuit vous aura porté conseil… Pour l’instant, ne vous inquiétez de rien; jouissez de l’air pur et de la verdure. La campagne est charmante en cette saison et sera meilleure pour vous que le séjour des villes. D’ailleurs, vous avez pour vous distraire un volcan tout près de vous; chaque matin, vous consulterez le cône, à peu près comme les marins consultent le vent. Vous vous demanderez: «Y aura-t-il une éruption? N’y en aura-t-il pas?» Rien ne rend savant comme cet exercice. D’ici deux mois, vous connaîtrez le soleil, la lune, les planètes… Cela vous aidera à passer le temps et vaudra mieux pour vous que de faire des opérations d’arithmétique ou de signer des bordereaux… Allons, adieu, mon cher hôte; ne faites pas de mauvais rêves.

Fra Giacomo appela.

Cipriano la Galla apparut tenant une lumière.

–Bonne nuit! répéta Fra Giacomo, qui tourmentait toujours ses breloques.

Le banquier ne répondit rien.

Il suivit Cipriano la Galla avec l’hébètement d’un somnambule qui se disposerait à aller se promener sur les toits.

Un drame à Naples

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