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LE DÉSIR
Le Désir éternel, monstre blême aux yeux caves,
Dit à mon pauvre cœur:
«Tu te crois libre et fort; tous les dieux, tu les braves...
Mais je suis ton vainqueur.
«C'est moi seul que tu sers. Pour moi tu te soulèves
A chaque battement.
Je te trompe à toute heure et transforme tes rêves
En un affreux tourment.
«J'éloigne pas à pas le bonheur qui te tente,
Et qui fuit sans recours.
Je fais se consumer en une vaine attente
Tes ans déjà si courts.
«Je corromps tes plaisirs, j'empoisonne ta joie,
Moi, le vrai Tentateur.
Tu m'adores pourtant, vil esclave, ma proie,
Lassé d'un Créateur.
«Si tu me renversais du trône inaccessible
Où les destins m'ont mis,
La Douleur et la Mort et le Temps invincible
Te deviendraient soumis.
«Mais je n'ai rencontré, parmi la multitude
Des aveugles mortels,
Qu'un seul audacieux dont la fière attitude
Menaçât mes autels.
«Celui-là posséda tous les biens que sur terre
J'inventai pour appâts:
Les trésors, le pouvoir, l'amour plein de mystère
Ont fleuri sous ses pas.
«Pourtant, détournant d'eux sa face auguste et triste,
Bouddha, l'homme divin,
Sut que par la folie humaine je subsiste
Et que mon culte est vain.
«Il voulut arrêter l'éternelle hécatombe
Où se plaît ma fureur;
Toute vie est à moi, seule avec moi la tombe
Rivalise d'horreur.
«Il voulut arracher de ma griffe sanglante
L'adolescent joyeux,
L'homme fait, le vieillard à la tête branlante,
Que j'enivre le mieux.
«Il dit: «Mort au Désir!... Tout désir est un leurre.
«Sans cesse inapaisé,
«L'homme attend l'avenir, ou se retourne et pleure
«Ce qu'il a méprisé.
«Celui qui dans son sein éteindra l'âpre flamme
«Vivra semblable aux dieux,
«N'ayant jamais ni vœux ni regrets dans son âme,
«Ni larmes dans ses yeux.»
«Ainsi parlait Bouddha, le seigneur doux et sage;
Et depuis ce moment
Plus d'un astre rapide a marqué son passage
Au fond du firmament;
«Plus d'un dieu s'est levé, pour la pensée humaine,
Dont le trône est tombé.
Moi seul, moi l'Éternel, qui la dompte et la mène,
Je n'ai pas succombé.
«Car je suis le Désir, qui tue et renouvelle,
Père de tout effort:
Sous mon fouet hurle et court l'humanité rebelle...
Je l'entraîne à la mort.»
II
L'ILLUSION
J'ai vu l'Illusion m'apparaître en un songe,
Quand mon cœur, tourmenté par l'éternel Désir,
Reconnaissait enfin le vide et le mensonge
Des biens toujours fuyants qu'il avait cru saisir.
J'étais las de l'attente et las de l'espérance,
Je voulais, oubliant qu'il est un lendemain,
Recueillir jour à jour avec insouciance
Chaque fragile fleur éclose en mon chemin.
J'enviais le long rêve et la fierté tranquille
De l'animal errant sous les bois ténébreux,
Qui n'a jamais connu le salaire servile
Ni du labeur sans but porté le joug affreux.
J'écoutais, dans l'écho des siècles éphémères,
S'élever les accents du seul sage ici-bas,
De Bouddha, qui disait: «Renonce à tes chimères,
Par ton renoncement cesseront tes combats.»
Et je croyais toucher la sphère souveraine
Où sont assis en paix les dieux indifférents,
Qui, sans rire ni pleurs sur leur face sereine,
Ont vu nos jours amers s'écouler par torrents.
C'est alors que, troublant mon impassible rêve,
Au bord d'un ciel en feu surgit l'Illusion,
Dans le sang du soleil, sur l'éclatante grève
Que trace en l'or des soirs la nue en fusion.
Et sa voix me cria: «Qu'importe la sagesse?
Qu'importe la douleur? O misérable humain,
Ton néant résigné vaudra-t-il ma richesse?
J'ai tes amours, ton ciel et tes dieux dans ma main.
«C'est moi qui t'ai conduit dans la nuit des vieux âges;
J'ouvris devant tes yeux l'espace illimité;
Soumise à tes désirs, j'ai pris mille visages;
J'ai, dans ton froid tombeau, mis l'immortalité.
«Parce que tu saignas sur ce chemin de gloire,
Et parce que ton sein se gonfla de sanglots,
Tu cesses désormais d'espérer et de croire,
Tes dieux sont vraiment morts et l'avenir est clos!
«Pose donc sur ton cœur une invincible armure,
Sonde avec un œil sec l'austère vérité...
Tu me retrouveras au fond de la Nature,
Moi, ton Illusion,—seule réalité!
«Car je suis la Maya triomphante, éternelle!
Tes sens et ton esprit n'obéissent qu'à moi,
Je colore à tes yeux toute forme charnelle,
Je suis dans ton plaisir, je suis dans ton effroi.
«Quand tu crois progresser, c'est ton rêve qui change;
Et si ton cœur se ferme, impassible et hautain,
Même alors je t'aveugle en ton orgueil étrange.
Adore-moi, mortel, car je suis ton destin!»
III
LA MORT
Taisez-vous, pâles fantômes
Qui vous prétendez des dieux!
C'est moi qui tiens des atomes
Le creuset mystérieux.
Désir, Illusion vaine,
Servez votre souveraine:
Que votre puissance entraîne
L'homme enivré vers la Mort!
Sans vous il pourrait connaître
La misère de son être,
Et, se refusant à naître,
Il trahirait mon effort.
«Cachez-lui par vos chimères
L'ombre immense où je l'attends,
Et, sous les cieux éphémères,
La fuite de ses instants;
Qu'il vive, pense et s'efface
Sans déchiffrer sur ma face
Le but sombre qu'à sa race
J'assigne au fond du tombeau.
Me livrant sa chair lassée,
Qu'il croie—audace insensée!—
Me dérober sa pensée
Comme un immortel flambeau.
«Parez l'obscure matière
A ses regards éblouis;
Qu'il y puise la lumière
Et des concerts inouïs.
Moi, qui dissous la substance,
Je sais qu'en son inconstance
L'universelle existence
Est la Force en mouvement.
Dans ce tourbillon sans trêve,
Qu'importe la forme brève!
Je ne détruis qu'un vain rêve,
Je crée éternellement.
«En sa morne indifférence,
Ma terrible activité
Ne connaît point la souffrance,
La gloire ni la beauté.
J'ai l'infini pour domaine.
L'altière raison humaine,
Qu'un mirage trouble et mène,
Me coûte à décomposer
Juste autant, lorsqu'en vient l'heure,
Qu'un souffle qui passe et pleure
Ou la corolle qu'effleure
L'insecte sans s'y poser.
«Le masque affreux dont on couvre
Ma sublime majesté,
La face osseuse où s'entr'ouvre
Un rictus épouvanté,
Les yeux creux, le crâne blême,
Me sont donnés pour emblème
Par ceux à qui mon problème
Reste à jamais inconnu.
Car tout être qui respire
Contre ma grandeur conspire,
Et pour vanter mon empire
Nul n'est jamais revenu.
«L'insensible molécule,
Seule, est sans crainte en mes mains;
Mais tout ce qui vit recule
Devant mes sombres chemins.
La personnalité lâche
En vain s'oppose à ma tâche:
Je transforme sans relâche
Tous les éléments divers.
Gloire à moi! gloire à la tombe!
Tout en surgit, tout y tombe.
Sur l'éternelle hécatombe
Je construis les univers.»
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