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LE PROGRÈS ET LES DIEUX

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Aux temps anciens, le monde existait dans un rêve;

Les cieux élargissaient le terrestre horizon;

L'espoir d'un avenir plein d'extases sans trêve

Consolait de la vie incertaine et trop brève,

Et le désir vainqueur supplantait la raison.

Hélas! il est des cœurs que le Progrès consterne,

Des lèvres qui toujours invoqueront les dieux.

La Science à l'œil froid conduit l'esprit moderne,

Pourtant plus d'un genou dans l'ombre se prosterne,

Plus d'un regard encor monte au ciel radieux.

C'est que, nous retirant l'espérance qui charme,

Dévastant à jamais nos lointains paradis,

La Science n'a pas effacé toute larme;

En nos mains, au contraire, elle aiguise chaque arme,

Et nous rend sans pitié pour les combats maudits.

L'antique Illusion, qui nous devient néfaste,

Ne peut plus sans péril embellir le chemin.

Notre champ de bataille est si sombre et si vaste

Que jamais nulle haine ou de peuple ou de caste

N'en ouvrit de pareil au désespoir humain.

Le sang n'y coule point: la lutte pour la vie

N'offre point la grandeur des glorieux trépas;

Les morts, nul ne les chante et nul ne les envie,

Et l'effrayant clairon qui tous nous y convie,

C'est le cri de la faim, qui ne pardonne pas.

Nos tournois acharnés ont l'univers pour lice.

Sous nos efforts géants tout rempart est tombé.

Le salaire est une arme, un mot d'ordre, un complice.

Ni repos, ni pitié! Si son pied manque ou glisse,

Le lutteur le plus fort a bientôt succombé.

Car le travail, facile aux époques naïves,

Est pour nous l'incessant et terrible labeur.

L'esclave d'autrefois, dans nos cités actives,

Frémirait à l'aspect de nos races chétives,

Qu'asservissent le fer et l'or et la vapeur.

Il rirait de dédain quand leur foule pâlie,

Quittant le puits de mine ou l'obscur atelier,

Lui dirait: «Nous, au moins, sommes libres.» Folie!

Vous, libres?... Mais la loi qui vous dompte et vous lie

Plus qu'aucun joug humain vous contraint de plier.

Dans sa marche en avant le Progrès implacable,

Comme l'âpre Nature, écrase aveuglément

Le faible, l'impuissant, le rêveur, l'incapable.

Pour qui veut éluder son ordre redoutable,

Honte, misère et mort sont un sûr châtiment.

Pourtant l'homme jamais ne vivra sans chimère.

Nous aussi, nous avons notre espoir insensé:

Le rêve social, en son ardeur amère,

Prend des religions la puissance éphémère

Et remplace à lui seul tous les dieux du passé.

Nous le verrons bientôt plus qu'eux impitoyable,

Car il met l'idéal ici-bas, près de nous.

Pour toucher à ce but, qui paraît saisissable,

Le combat grandira, tellement effroyable

Que les maux d'aujourd'hui pourront nous sembler doux.

Puisque telle est la loi, courbons donc notre tête;

Mais ne maudissons pas, dans notre vain orgueil,

En face des douleurs que demain nous apprête,

Les dieux, dont la raison proclame la défaite,

Mais dont nos cœurs meurtris portent encor le deuil.

Poésies de Daniel Lesueur

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