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OBERON OU LE COR ENCHANTÉ

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Table des matières

Il y avait une fois un jeune duc, appelé Huon de Bordeaux, qui était si aimable et si séduisant que personne ne pouvait le voir sans l’aimer. Seul, le chevalier Amaury, qui enviait les biens du jeune homme, lui avait voué une haine implacable.

Ayant appris que le jeune duc devait se rendre à Paris auprès de l’empereur Charles, il résolut de le guetter sur la route et de le tuer. Son bon ami Charlot, le fils même de l’Empereur, consentit à l’aider dans ce guet-apens.

Comme Huon, sans se douter de rien, chevauchait en avant de son escorte, les deux complices, déguisés, s’élancèrent d’un massif de verdure, et fondirent sur lui. Huon n’ayant que dix-sept ans, ils pensaient avoir aisément raison de lui; mais le jeune homme se défendit comme un lion, et fit même mordre la poussière à Charlot, qui resta inanimé sur la place.

Huon continua ensuite tranquillement son voyage, et, dès qu’il fut arrivé à Paris, il se rendit au palais de l’Empereur.

Il était devant le trône du monarque, en train de s’incliner en féal chevalier, quand tout à coup un bruit de trompettes retentit. C’était Amaury qui entrait dans la salle, suivi de six hommes portant une civière recouverte d’un drap noir.

Le fardeau fut déposé devant les degrés du trône, et Amaury, écartant le voile funèbre, montra à l’Empereur le visage de Chariot mort.

— Sire, dit-il, tu vois ton fils. Quant au meurtrier, ajouta-t-il d’une voix de tonnerre, en désignant Huon, le voici!

Fou de douleur et de rage, l’Empereur se précipita sur Huon, et il l’eût tué sur place, si ses conseillers ne l’en eussent empêché.

Le jeune homme, qui n’avait pas bronché, affirma sur sa parole de chevalier qu’il avait été traîtreusement attaqué et qu’il n’avait fait que défendre sa vie. Néanmoins, le courroux du monarque ne s’apaisa pas.

Enfin, sur les instances de tous ses chevaliers, qui le suppliaient de faire acte de clémence, il dit d’une voix sombre:

— Écoute, Huon, je consens à te pardonner, mais voici l’expiation que je t’impose. Tu vas partir sur-le-champ pour Babylone, et, un jour qu’il y aura fête au palais du Calife, tu pénétreras tout droit dans la salle de gala, et, d’un coup de ton glaive, tu trancheras la tête de l’émir que tu trouveras siégeant à la gauche du Calife. Après quoi, tu demanderas au Calife lui-même de te donner quatre de ses dents molaires et une touffe de sa barbe. Si tu me rapportes ces trophées, tu rentreras en possession de ton patrimoine; sinon, la mort t’attend à ton retour.

Toute l’assistance fut saisie d’épouvante; quant à Huon, ses yeux bleus demeurèrent plus limpides que jamais:

— Sire, dit-il, d’une voix claire et ferme, ce que vous commandez sera fait.

Et, après s’être incliné profondément, il sortit du palais.

Dès le lendemain, il se mit en route, accompagné d’un écuyer et de deux coursiers, pour s’embarquer au port le plus proche.

Le navire fit une heureuse et rapide traversée; mais, une fois sur le sol d’Asie, le jeune duc fut contraint de ralentir sa marche.

Ce n’est pas chose aisée que de voyager à travers ces contrées sauvages où il n’y a ni routes ni sentiers tracés. A la fin, Huon entra dans un désert où il ne trouva rien à manger, et où souvent même l’eau lui manquait pour étancher sa soif.

Ce fut pour lui une terrible étape. Son pauvre varlet se coucha par terre et mourut. Le duc resta seul avec les deux chevaux, le sien et celui de l’écuyer trépassé, qui trottait derrière lui la tête basse.

Il s’attendait à périr, lui aussi, au milieu de cette affreuse solitude, quand il aperçut inopinément un vieillard avec une longue barbe d’une blancheur de neige. Dans un élan de joie passionnée, il lui cria de loin:

— Dieu soit avec toi!

L’autre accourut et baisa les vêtements d’Huon, en disant:

— Il y a bien des années que je n’ai rencontré une créature croyant en Dieu. D’où venez-vous donc?...

Il reprit aussitôt:

— Pardonnez-moi la question; mais vous ressemblez d’une manière frappante à mon ci-devant maître, le duc Sigwin de Bordeaux.

— C’était mon père, repartit Huon.

A ce mot, le vieillard se jeta aux pieds du jeune homme, et, tout en versant des larmes de joie, il lui dit qu’il était Chérasmin, l’écuyer de Sigwin, et qu’il s’était enfui dans ce désert après avoir vu son maître tomber mort dans un combat contre les Sarrasins.

— Eh bien, viens avec moi, fit Huon transporté de plaisir, et, d’abord, indique-moi le chemin le plus court pour gagner Babylone.

— Le plus court, seigneur? répondit Chérasmin d’un air pensif; je le connais; il est trop dangereux... Il en existe un autre, beaucoup plus sûr; seulement le trajet y est d’une année.

— Il faudrait que je fusse fou, dit Huon, pour m’imposer une chevauchée de douze mois. Je prends le raccourci. De quels périls veux-tu donc parler?

— Hélas! répliqua Chérasmin, il y a à traverser une sombre forêt où règne le roi des Sylphes, Oberon, un prince aussi beau que le soleil d’été et aussi redoutable que l’ouragan du désert. S’il vous appelle et que vous ne lui répondiez pas, malheur à vous! Vous sentez aussitôt le poids de sa colère. Si vous répondez, cela ne vaut pas mieux. Vous tombez en sa puissance, et ne sortez plus jamais de la forêt!

— Si tu as peur, reste où tu es, répondit Huon. Moi, je pars.

— Oh! je vous suis partout où vous le désirerez, s’écria Chérasmin, en enfourchant la monture amaigrie de l’écuyer trépassé.

Le soleil allait se coucher, quand les deux cavaliers atteignirent la forêt enchantée, sous les frais ombrages de laquelle ils s’enfoncèrent avec délices.

Huon se disposait à mettre pied à terre pour se reposer, lorsque, tout à coup, une lueur brilla entre les [arbres, et un petit char étincelant sortit comme une flèche du fourré.

Il était traîné par deux léopards, que conduisait un petit garçon debout sur le véhicule et beau comme le soleil d’été.

Pour costume, il portait une robe vaporeuse sur laquelle flottait un petit manteau de pourpre. A sa ceinture pendait, retenu par un cordon de soie, un joli cor d’ivoire transparent, et, de la main gauche, il tenait une branche de lys d’où s’exhalaient des parfums délicieux.

— Je suis Oberon, le roi des Sylphes, cria le garçonnet d’une voix pleine d’une douceur enchanteresse. Au nom du Dieu tout-puissant, saluez-moi, vous qui traversez mon empire.

— Fuyez, si vous tenez à la vie, dit Chérasmin tout bas à son maître.

Il saisit par la bride le cheval du jeune duc, lui fit faire volte-face ainsi qu’au sien, et les deux voyageurs s’éloignèrent au galop.

Mais Oberon n’eut qu’à frapper de son doigt mignon sur le cor qu’il portait, et aussitôt le ciel s’assombrit; un orage épouvantable éclata, qui fit ruisseler à travers la forêt des torrents d’eau si furieux, que les fuyards ne pouvaient plus avancer.

Au même moment, les sons d’un cor retentissent tout près derrière eux. Les chevaux s’arrêtent, comme enracinés au sol. Chérasmin glisse prestement à bas de sa selle, et le voilà qui se met à danser, hope! hope! d’un tel cœur, que sa barbe blanche va et vient, fouettant l’air comme un balancier affolé.

En même temps, Huon entend la douce voix d’Oberon qui répète:

— Au nom du Dieu tout-puissant, saluez-moi!

Et, en regardant son charmant visage, qu’éclairent deux yeux d’enfant pleins d’azur, le jeune duc ne peut se défendre d’un mouvement de sympathie instinctive.

— Eh bien, oui, au nom de Dieu, sois le bienvenu! répond-il, dans un élan de cœur.

Oberon alors se jette à son cou, et avec l’accent le plus affectueux:

— Je t’aime, Huon, reprend-il. Je savais depuis longtemps que tu passerais par ici, et, en signe de la protection que je t’accorde, je vais te dire ce que tu souhaites le plus pour l’instant, et, qui plus est, satisfaire ton souhait.

— Et qu’est-ce donc? demanda Huon.

— Faire un bon dîner!

Oberon leva sa branche de lys, et, incontinent, une table magnifiquement servie se dressa au milieu de la futaie.

A cette vue, le duc s’aperçut qu’il mourait effectivement de faim, ce qui n’avait rien cette fois de merveilleux, car depuis trois jours il n’avait eu à se mettre sous la dent que des racines ou des œufs d’oiseau. Chérasmin, lui aussi, qui, à la suite de ses entrechats insensés, s’était laissé choir comme une souche sur la mousse, prit son honnête part du festin.

Quand Huon se releva de table pour partir, Oberon lui tendit sa propre coupe et son cor.

— Tu vois cette coupe, lui dit-il; pour tout homme au cœur pur qui la porte à ses lèvres, elle s’emplit d’un vin parfumé ; mais pour celui dont les pensées et les actions sont mauvaises, elle reste vide et brûle les lèvres. Garde-la précieusement, et, plus précieusement encore, conserve cette trompe. Tu n’as qu’à souffler dedans tout doucement, pour que ceux qui te voudront du mal se mettent immédiatement à danser jusqu’à perte d’haleine, comme Chérasmin a dansé tout à l’heure pour t’avoir méchamment parlé de moi. Mais, si quelque grave péril te menace, souffle de toutes tes forces; n’importe où je serai, je t’entendrai, et j’accourrai à ton aide... Seulement, garde-toi de m’appeler sans nécessité. — Là-dessus, Oberon disparut.

Le soir du second jour, comme les voyageurs gravissaient une colline, Chérasmin s’écria tout à coup:

— Seigneur! regardez donc!

Et Huon aperçut devant lui Babylone, la splendide cité. Le palais du Calife brillait au-dessus de tout dans la pourpre dorée du soleil couchant.

Le duc et son écuyer entrèrent dans la ville et s’en furent tout droit au palais, où, justement, le Calife donnait, ce jour-là, une grande fête aux émirs.

En examinant la somptueuse résidence, Huon vit à une fenêtre une jeune fille ravissante. Celle-ci, en apercevant le jeune homme, tendit vers lui d’un air suppliant ses deux mains enchaînées l’une à l’autre, et lui fit un signe.

Huon se promit de délivrer la belle captive, dès qu’il aurait accompli les ordres de l’Empereur Charles.

Le voilà donc descendant de cheval. Le glaive au poing, il pénètre dans le palais. Les Mores et les gardes du corps le laissent passer.

Sans regarder à droite ni à gauche, il pousse bravement à la salle du festin. Le Calife, avec ses émirs, est accroupi sur des coussins de pourpre devant la table.

Huon le reconnaît du premier coup d’œil à la queue de cheval qui surmonte fièrement son blanc turban enrichi de pierres précieuses. Sans hésiter, il s’avance, et, avisant le Sarrasin, à la physionomie féroce s’il en fut, qui siégeait à la gauche du Calife, cric, crac! il lui tranche la tête.

On devine quels cris de fureur poussa le Calife, en se voyant éclaboussé du sang de son émir favori. Tous les convives se levèrent d’un bond, et firent le geste de tirer leurs sabres. Mais Huon n’eut qu’à souffler légèrement dans son cor, et immédiatement commença, hope! hope! une sarabande jusqu’alors sans exemple au palais du Commandeur des Croyants.

Toute la société trépignait, sautait, tournoyait. Et il fallait voir se démener les amples cafetans à ramages, se trémousser les longues aigrettes des turbans, et voltiger au milieu de tout cela, comme autant de papillons couleur feu, les pierreries étincelantes des danseurs.

Huon continua de souffler, et le palais entier entra dans la danse. Cuisiniers, garçons d’écurie, jardiniers et gardes des portes, ce fut à qui se montrerait le plus ingambe, et rivaliserait de légèreté avec les émirs et le Calife lui-même.

Tout à coup le duc se souvint de la jeune captive. Il confia son cor à Chérasmin, en le chargeant d’y souffler à sa place, et se mit à explorer le palais. Il se trouva bientôt devant une porte close; c’était l’appartement de la recluse.

A peine eut-il touché cette porte avec sa main qui portait l’anneau, qu’elle s’ouvrit d’elle-même.

La jeune fille s’élança au devant de son libérateur, et lui dit, dans la langue de son pays:

— Soyez le bienvenu, mon chevalier!

— Quoi, vous parlez français! s’écria Huon tout surpris.

— Vous portez bien les armes de France sur votre bouclier, répondit l’inconnue. Je suis, sachez-le, Esclarmonde, la fille du comte de Guienne. Le duc Sigwin de Bordeaux, mort en combattant les Sarrasins, était mon oncle!

— Et mon père, à moi! s’écria Huon, au comble de la joie. Suivez-moi vite, ma chère cousine, vous me direz plus tard par quel concours d’événements je vous rencontre ici.

Huon trancha les liens de la jeune fille et se hâta de redescendre avec elle à la salle du banquet, où la danse allait toujours son train. Les vieux seuls avaient fini d’épuiser leurs forces, et, quant au Calife, il était complètement fourbu, incapable de remuer bras ni jambes.

Le duc reprit son cor des mains de Chérasmin, pour que les valses s’interrompissent un instant, et, mettant un genou en terre à la mode des chevaliers, il dit au Calife d’une voix haute et intelligible:

— Puissant seigneur, l’Empereur Charles qui règne à Paris m’envoie te demander quatre de tes molaires et une touffe des poils de ta barbe.

Il n’avait pas achevé de parler, que le Calife, à qui l’indignation rendit soudainement des forces, s’écria en râlant de rage:

— Insolent! tu vas mourir!

En levant les yeux, Huon vit étinceler une vingtaine de sabres au-dessus de sa tête. Il n’eut que le temps de souffler vigoureusement dans le cor d’Oberon.

Instantanément, les ténèbres se firent, un effroyable coup de tonnerre ébranla le palais sur sa base, et tous les Sarrasins tombèrent le front dans la poussière.

Au milieu du fracas de la tempête, Huon, Esclarmonde et Chérasmin entendirent des accords délicieux; un doux parfum de lys s’épandit par la salle, dont le plafond s’entr’ouvrit aussitôt pour livrer passage au roi des Sylphes, qui descendit, tout baigné de lumière, sur un char d’argent attelé de deux cygnes blancs.

— Tu t’es conduit en héros vaillant, dit-il au jeune duc; c’est pourquoi je t’accorde une dernière faveur. Ce char te portera avec les tiens jusqu’au bord de la mer, afin que tu puisses t’embarquer heureusement.

Sur ce mot il agita sa branche de lys; un tout petit sylphe à la mine espiègle s’approcha en voletant et tendit à son maître une cassette ornée de pierreries.

Oberon la remit à Huon en disant:

— Prends ceci, tu trouveras dans cette cassette ce que demande l’Empereur Charles. Ce lutin que voici a, sur mon ordre, arraché au Calife quatre dents molaires et une touffe des poils de sa barbe... Adieu! Sois toujours brave et honnête, si tu veux garder le cor et la coupe, gages de ma faveur.

Le duc remercia Oberon, qui disparut aussitôt. Un sylphe descendit, saisit les rênes de pourpre de l’attelage, et fit signe à Huon et aux deux autres de monter dans le char.

Les cygnes étendirent leurs ailes; le mignon cocher lui-même déplia ses ailerons; le toit d’or du palais s’entr’ouvrit de nouveau, laissant voir la voûte étoilée du ciel, et le char s’envola par les airs, loin, bien loin de Babylone, jusqu’aux rivages de la Méditerranée.

Là se trouvait un superbe vaisseau, les voiles déployées et prêt à partir. Huon et ses compagnons descendirent du char, et montèrent à bord du navire, qui cingla aussitôt, rapide comme le vent.

Le deuxième jour du voyage, Huon et sa cousine Esclarmonde étaient assis ensemble sur le pont. Le temps était magnifique. La jeune fille racontait à son sauveur comment elle était tombée au pouvoir du Calife.

— Tu n’es pas sans avoir appris, lui dit-elle, que mon père avait fait le vœu de se rendre avec moi en pèlerinage à Jérusalem. En chemin, une tempête jeta notre bâtiment à la côte. Les Sarrasins, hélas! survinrent; ils tuèrent mon père et m’emmenèrent captive à Babylone. Là, j’aurais pu mener la plus heureuse existence du monde, si j’avais voulu renoncer à ma foi chrétienne; mais, comme je m’y refusai, on m’enchaîna, et il y avait un an que je me consumais dans les fers, réduite au pain et à l’eau, quand tu m’as délivrée.

Huon narra, de son côté, à Esclarmonde tout ce qui lui était arrivé, et lui dit quelle puissance magique possédait le cor d’Oberon.

— Ah! répondit la jeune fille, que je serais heureuse de souffler dedans. Je t’en prie, mon cher cousin, laisse-le-moi toucher un instant.

Huon, sans plus penser à la recommandation d’Oberon, tendit le cor à sa cousine, qui commença d’y souffler tout doucement. Mais soudain le navire et les vagues qui le portaient se mirent à danser d’une manière furieuse; le ciel et l’onde devinrent noirs comme de l’encre, et une formidable tempête éclata.

Alors le patron du bâtiment dit à ses matelots:

— Il y a quelqu’un parmi nous qui a encouru la colère du Très-Haut. Tirons au sort à qui mourra pour apaiser le ciel.

Ainsi fut-il fait, et le sort tomba sur Huon.

Le duc, dans cette extrémité, porta la main à son cor. Hélas! il n’était plus à son cou, et la coupe magique avait aussi disparu de sa poche. C’en était fait: Oberon le punissait de sa désobéissance, et rien ne pouvait plus le sauver de la mort.

L’âme vaillante, comme toujours, il confia à Chérasmin la cassette qui contenait les dents et la barbe du Calife:

— Remets cela à l’empereur Charles, dès que tu seras de retour à Paris, et informe-le que j’ai péri en route. Cela fait, tu conduiras Esclarmonde à sa mère, la comtesse de Guienne.

Huon donna le baiser d’adieu à sa chère cousine et se mit en devoir de sauter dans les flots. Mais la jeune fille, qui se sentait aussi coupable que lui, se jeta à son cou au moment où il se penchait sur le bord, et tous deux tombèrent ensemble dans les vagues mugissantes.

A peine le couple eut-il quitté le navire, que le ciel s’éclaircit et que la mer redevint unie comme un miroir.

Huon et Esclarmonde avaient pensé mourir; il n’en fut rien. Les flots soutinrent leurs corps sans se lasser, et les portèrent jusqu’à une île déserte, où les malheureux purent aborder. Là, Oberon continuant de les abandonner, ils en furent réduits à vivre misérablement de racines. Aussi, un matin, quelle fut la joie d’Esclarmonde d’apercevoir au large un navire! Elle fit des signes, agita son voile, et le navire s’approcha du rivage. Hélas! il appartenait à un affreux pirate qui s’empressa de capturer la pauvre Esclarmonde pour s’en aller la vendre comme esclave à Tunis.

La jeune fille était déjà garrottée, quand Huon accourut à ses cris. En un clin d’œil, il eut terrassé deux des brigands; mais bientôt, accablé par le nombre, il fut pris et attaché à un arbre, pendant que l’on entraînait sa cousine au navire.

Il resta là sans défense, en proie à la faim, regardant décroître à l’horizor la voilure du pirate. Les heures succédèrent aux heures, le soir vint. Épuisé de faiblesse, un filet de sang tiède coulant de son front blessé, Huon ferma les yeux pour mourir et, une dernière fois, dans un soupir, il murmura: — Oberon!


Soudain il ressentit au visage comme la caresse d’une brise printanière. Il ouvrit les yeux, et eut le temps de reconnaître le petit lutin à la mine espiègle, qui était en train de couper ses liens.

Avant qu’il eût pu le remercier, le sylphe avait déployé ses ailes et s’en allait en volant au-dessus de la mer.

Huon, tout faible qu’il fût, se reprit néanmoins à espérer, surtout quand il aperçut au loin une barque de pêche. Malheureusement, il eut beau faire signe sur signe, on ne répondait pas.

Alors il prit un parti désespéré : il se jeta résolument à la mer pour tâcher d’atteindre le bâtiment à la nage. Il y réussit.

Les pêcheurs le recueillirent et le débarquèrent près de Tunis. Là, un portefaix eut pitié du malheureux, le soigna, le guérit, et le prit ensuite comme aide dans son pénible travail.

Un soir Huon fut chargé par lui de porter un sac plein de riz à la cuisine du sultan. Comme il traversait le palais, quelles ne furent pas sa surprise et sa joie d’apercevoir sa cousine Esclarmonde, occupée à sarcler le jardin!

Il jeta son sac, courut à elle et lui dit à voix basse: — Esclarmonde!

La jeune fille bondit de joie et se jeta à son cou.

Malheureusement, avant qu’ils eussent réussi à s’esquiver inaperçus, une main brutale empoigna Huon au collet, et celui-ci, désarmé, ne put se défendre. Les deux coupables furent garrottés et conduits devant le sultan, qui les condamna à mort, Huon pour avoir enfreint l’ordonnance qui interdit sévèrement à tout étranger l’entrée des jardins, Esclarmonde pour avoir essayé de s’enfuir.

C’était le lendemain qu’ils devaient monter sur le bûcher.

Pénétré de douleur et de repentir pour sa folle désobéissance envers Oberon, le duc, une fois seul dans sa prison, se mit à l’appeler d’un accent de désespoir:

— Oberon! Oberon! ma faute est grande; mais daigne au moins sauver Esclarmonde, qui est innocente. Je sacrifierai alors volontiers ma vie.

Soudain un souffle lui caressa la joue; c’était comme l’attouchement d’une aile de papillon, et une voix pleine de douceur lui murmura à l’oreille: Espère!

Ce n’était pas la voix d’Oberon; néanmoins le duc se sentit l’âme si reconfortée, qu’il ne fit qu’un somme jusqu’au matin.

Le soleil n’était pas encore levé qu’on vint le chercher dans sa prison pour le conduire au lieu du supplice. Là on le lia à un poteau, auquel Esclarmonde fut attachée de l’autre côté ; il leur était impossible de se voir; mais Huon dit tout bas à sa cousine: Espère!

Des Mores gigantesques entouraient le bûcher, torches allumées. Le sultan agita son mouchoir d’une des fenêtres du palais; à ce signe, les Mores abaissèrent leurs torches et mirent le feu au tas de bois enduit de poix, qui commença aussitôt de pétiller. Mais, brusquement, d’épaisses ténèbres envahirent la place; un effroyable coup de tonnerre retentit; les flammes s’éteignirent, et les condamnés sentirent se rompre les liens qui les retenaient au poteau.

Huon s’aperçut alors que le cor enchanté se retrouvait sur sa poitrine. Il le porta bien vite à ses lèvres, et, immédiatement, les Mores, les gardes, les gens du château, le sultan lui-même à sa fenêtre, bref tout ce qui avait vie dans le palais, entama, hope! hope! une ronde effrénée. En même temps un parfum de lys emplit l’air, et le char à l’attelage de cygnes, avec son même Sylphe ailé pour cocher, descendit vers Esclarmonde et Huon.

A cette vue, ceux-ci reconnurent qu’Oberon leur avait pardonné. Ils montèrent joyeusement dans le char, qui les emporta par les airs, pour les déposer ensuite doucement au milieu d’un-magnifique jardin, où s’élevait un palais féerique, bâti tout en cristal transparent, et tapissé de guirlandes de fleurs.

Là, sous un portique étincelant, ils virent le roi des sylphes Oberon et sa femme la reine Titania assis à côté l’un de l’autre sur un trône de lys et de roses. Titania était encore plus petite et plus mignonne que son époux; elle était belle comme le soleil printanier, et chaque sourire de sa bouche faisait éclore des boutons de rose. Huon et Esclarmonde s’agenouillèrent devant le trône de fleurs, et le premier dit:

— Merci, Oberon, de nous avoir pardonné !

Titania tendit sa charmante main de naine à Huon; les accords d’une suave musique résonnèrent, et le couple royal conduisit les deux jeunes gens à une table chargée de mets exquis. Le festin terminé, Oberon rendit la coupe enchantée à Huon en lui disant:

— Bois à cette coupe, et qu’Esclarmonde y boive après toi.

A peine l’eurent-ils vidée l’un et l’autre, qu’ils tombèrent dans un sommeil léthargique.

Quand ils se réveillèrent, il faisait grand jour. Tous deux étaient couchés sur la mousse au milieu d’un bosquet. Non loin de là, il y avait une hutte.

Huon se leva, et frappa à la porte de la cabane, pour demander où il se trouvait. Qui vint lui ouvrir? Chérasmin en personne.

Le vieil écuyer poussa un grand cri, en voyant son maître, qu’il croyait mort.

— Quoi! vous! vous vivant?

— Comment! toi! toi dans cette hutte? s’exclama Huon, non moins étonné ; je te croyais à la cour de l’Empereur.

— Hélas! pardonnez-moi, Monsieur le Duc, reprit le vieillard; j’ai craint que l’Empereur ne voulût pas ajouter foi à mes paroles, et ne me fît mettre à mort comme imposteur... Votre cassette est ici dans mon armoire.

— Où sommes-nous donc? demanda Huon.

— Aux portes de Paris, Monseigneur.

Dès le lendemain, le fidèle Chérasmin reçut l’ordre d’aller à Paris troquer une des pierreries de la cassette contre des vêtements et des chevaux de prix, et, le soir même, Huon, dans un équipement digne d’un chevalier, comparaissait devant le trône de l’Empereur.

— Sire, dit-il d’une voix claire, en présence de toute la cour réunie, j’ai accompli la mission dont vous m’aviez chargé. Voici les poils de la barbe et les dents du Calife. J’ai délivré, par la même occasion, cette jeune fille. C’est ma chère cousine, Esclarmonde de Guienne; je la recommande à votre gracieuse faveur.

Alors l’empereur Charles descendit de son trône, et, oubliant toute rancune, il donna l’accolade au jeune duc. De plus, pour célébrer l’heureux retour du héros, il y eut à la cour une fête magnifique dont ne cessèrent de parler, leur vie durant, tous ceux qui y avaient assisté, et où la coupe d’Huon circula à la ronde.

Le duc conduisit ensuite sa cousine à sa mère la comtesse de Guienne; après quoi il rentra dans son propre duché, et suspendit le cor d’Oberon dans une des salles du château de Bordeaux, où la vue seule du précieux talisman suffit pour rendre la santé aux malades et la joie à ceux qui avaient le cœur triste.

Quant à la belle Esclarmonde, elle devint, à peu de temps de là, l’épouse bien-aimée du chevalier son libérateur.

Au pays des féeries

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