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GRAIN-DE-SEL
ОглавлениеIl était une fois un roi appelé Gagne-Toujours, qui avait un page appelé Grain-de-Sel. Il l’aimait extraordinairement à cause de son esprit, de sa gentillesse et de son savoir-faire en toutes choses. La faveur dont le jeune homme était l’objet excitait fort l’envie des autres serviteurs de la cour, et tous ne cherchaient que les moyens de lui faire perdre les bonnes grâces du monarque.
L’un semait des pois sur les marches du trône, afin que Grain-de-Sel y fit un faux pas et cassât le sceptre de verre qu’il était chargé de tendre au roi. L’autre clouait des pelures de melon sous les souliers du jeune page, afin qu’il glissât et répandît sur l’habit du prince la soupe qu’il lui apportait. Un troisième fourrait des moucherons dans la perruque du roi lorsque Grain-de-Sel frisait celui-ci. Un quatrième enfin imaginait quelque autre malice; bref, c’était à qui s’efforcerait de nuire au favori. Mais ce dernier déployait tant de sagesse, de circonspection et de prévoyance, que ses ennemis en étaient pour leurs frais de méchanceté.
Le roi avait pour ennemi irréconciliable un géant appelé l’Escogriffe, qui habitait au sommet d’une montagne un superbe château entouré d’une sombre et épaisse forêt. Ce géant, en dehors de sa femme Grosse-Boule, n’avait d’autre société qu’un lion, un ours, un loup et un chien. C’étaient là ses seuls serviteurs. Il avait en outre dans son écurie un cheval qui se nommait l’Éclair.
Or il advint que le prince Gagne-Toujours, désireux d’arrondir ses domaines, demanda la main d’une belle reine qui demeurait dans les environs; mais celle-ci lui fit répondre que bien d’autres monarques étaient sur les rangs, et que, parmi tous les prétendants, elle se proposait de prendre le plus prompt: le lundi suivant donc, à neuf heures et demie, elle irait à l’église; celui d’entre eux qui la rejoindrait le premier serait son époux.
Au reçu de cette nouvelle, le roi rassembla tous ses serviteurs, afin de leur demander conseil. Ceux-ci lui dirent: — Vous avez un moyen sûr d’arriver avant tout le monde au rendez-vous, c’est de chevaucher sur l’Éclair; chargez Grain-de-Sel d’aller le prendre chez l’Escogriffe; il n’y a rien d’impossible pour lui.
Les méchants serviteurs ne parlaient ainsi que dans l’espoir de voir le jeune page périr de la main du géant. Le roi cependant commanda au garçon d’aller chercher l’Éclair.
Grain-de-Sel, sans faire ni une ni deux, prit une brouette et y mit une ruche. Il prit, deuxièmement, un sac dans lequel il fourra un coq, un lièvre et un agneau. Ce sac fut mis aussi sur la brouette. Ensuite il prit une corde et une grande boîte pleine de tabac à priser. Enfin il se munit d’un bon fouet, ajusta une paire d’éperons à ses bottes, et le voilà poussant tranquillement sa brouette vers la demeure du géant.
Lorsqu’il arriva à l’épaisse forêt qui couvrait le sommet de la montagne, il faisait déjà nuit noire; Grain-de-Sel entendit de loin le ronflement de tous les hôtes du château. Seul, le cheval l’Éclair restait éveillé et grattait du pied le sol de son écurie.
A droite et à gauche de la porte du manoir, se dressaient deux arbres. Grain-de-Sel prit sa corde, la tendit tout doucement d’un tronc à l’autre, et dans l’intervalle il posa par terre la boîte pleine de tabac à priser. Ensuite il suspendit sa ruche à un arbre du chemin; après quoi il alla à l’écurie, détacha l’Éclair, monta dessus avec le sac qui contenait le coq, le lièvre et l’agneau, et, jouant des éperons, il partit au galop. Mais la bête se mit à pousser de tels hennissements que l’Escogriffe et Grosse-Boule s’éveillèrent.
Vite ils appelèrent leurs domestiques, à savoir le lion, l’ours, le loup et le chien, et toute la meute de se précipiter hors du château aux trousses de Grain-de-Sel et de l’Éclair, qui détalaient l’un portant l’autre.
L’Escogriffe et Grosse-Boule s’élancèrent, eux aussi, au dehors; mais ils trébuchèrent dans l’obscurité sur la corde tendue devant la porte, et paf! ils tombèrent, la tête la première, dans la boîte pleine de tabac à priser: ce qui leur causa de si formidables éternuements que, bien avant qu’ils ne se fussent calmés, Grain-de-Sel était sorti de la forêt.
L’ours tenait d’abord la tête dans la poursuite; mais il n’alla pas bien loin de ce pas, car à peine eut-il aperçu la ruche appendue à l’arbre, que le miel lui fit envie et qu’incontinent il se jeta dessus. Alors, crac! les abeilles en sortirent avec des bourdonnements effroyables et elles le lardèrent si bien de leurs aiguillons qu’il se dépêcha de rentrer, à demi aveuglé, au château.
Grain-de-Sel était déjà à une bonne distance de la forêt quand il entendit le lion bondir derrière lui. Vite, il tira le coq de son sac. Le volatile alla se percher sur un arbre en poussant des cris si glapissants que le lion, effrayé, battit en retraite.
Un peu plus loin, Grain-de-Sel entendit le loup qui le poursuivait. Vite, il tira l’agneau de son sac, et le jeta à la bête qui cessa de courir pour le dévorer.
Enfin, comme il approchait de la ville, il entendit le chien aboyer sur ses talons. Vite, il lança le lièvre hors du sac, et le chien de le quitter aussitôt pour se mettre à la poursuite du lièvre, si bien que le page arriva sain et sauf avec l’Eclair au palais de son maître! Qui fut enchanté ? Ce fut le monarque. En revanche, je laisse à penser si les autres serviteurs enragèrent.
Le lundi suivant, le roi Gagne-Toujours enfourcha l’Éclair et courut rejoindre la belle reine. Le cheval dévora tellement l’espace, que son heureux cavalier avait déjà dansé plusieurs danses à sa propre noce, quand les autres prétendants arrivèrent.
Le roi étant revenu à son château avec son épouse, les méchants serviteurs lui dirent: «Votre Majesté a conquis le cheval du géant; une chose superbe, ce serait que maintenant elle s’en appropriât la riche garde-robe!» Le roi trouva l’idée excellente en effet, et Grain-de-Sel fut chargé de mener l’affaire à bien.
Cette fois, le page se contenta d’emporter quelques sacs, et commença par s’installer sur un arbre près du château de l’Escogriffe; puis, quand tout le monde fut endormi, il descendit de sa cachette. Au même moment, il entendit la reine Grosse-Boule qui disait à son mari: — L’Escogriffe, j’ai la tête un peu basse, va-t’en donc me chercher la botte de foin qui est là dehors. — Incontinent, Grain-de-Sel se fourra dans la botte de foin. L’Escogriffe l’emporta ainsi dans la chambre, plaça le tout sous l’oreiller de sa femme, et se remit au lit.
Quand le couple se fut rendormi, Grain-de-Sel passa sa main hors de la botte et tira les cheveux de l’Escogriffe, puis ceux de Grosse-Boule. Tous deux se réveillèrent; chacun crut que c’était l’autre qui lui avait tiré les cheveux, si bien qu’ils se mirent à se disputer et à se rosser mutuellement. Grain-de-Sel profita de la bagarre pour sortir du foin et se cacher derrière le lit.
Les époux s’étant remis à ronfler, il s’empare des vêtements de l’Escogriffe et de Grosse-Boule, les fourre dans son sac, et attache celui-ci à la queue du lion endormi. Le loup, l’ours et le chien dormaient aussi, étalés comme des veaux; il les lie à la couche du géant. Ensuite il ouvre la porte toute grande, et, bien doucement, il tire à lui la belle couverture du lit, s’enveloppe dedans, puis se met sur le paquet de vêtements. A ce moment, Grosse-Boule s’éveille: — L’Escogriffe! crie-t-elle, tu prends pour toi toute la couverture; tu vois bien que je grelotte! — Tu en as menti! répond l’autre, c’est toi qui prends tout pour toi! — Et les voilà qui recommencent à se chamailler et à se battre de telle sorte, que Grain-de-Sel éclate de rire, malgré lui. Les deux autres, entendant du bruit, se mettent aussitôt à crier: Au voleur! et à appeler leurs fidèles gardes-du-corps.
Ceux-ci se réveillent. Le lion s’élance le premier; mais, ayant à la queue le paquet sur lequel Grain-de-Sel est assis, il emporte le tout après lui, et Grain-de-Sel d’imiter de son mieux le cri du coq. Alors l’animal, saisi d’épouvante, court tout d’une traite jusqu’aux portes de la ville où demeurait le roi. Là, Grain-de-sel prend son couteau, et coupe brusquement la corde, si bien que le lion, emporté par son élan, va donner de la tête contre la porte et tombe mort du coup.
Quant au loup, à l’ours et au chien, qui étaient attachés à la couche du géant, ils ne purent réussir à sortir, et, à force de tirer sur le bois de lit, ils lui firent danser une telle sarabande, que l’Escogriffe et Grosse-Boule, furieux, tombèrent sur les trois bêtes et les tuèrent.
Cependant, au coup de tête donné par le lion contre la porte de la ville l’homme de garde s’était dépêché d’ouvrir, de sorte que Grain-de-Sel put immédiatement remettre à son maître la garde-robe du géant et de sa femme. Le prince faillit en suffoquer de joie. Les vêtements étaient si beaux que la famille royale ne se lassait pas de les contempler. Quant au page, on lui fit de telles caresses que ses envieux pensèrent en crever de dépit. Ceux-ci pourtant ne se tenaient pas pour battus. Ils dirent au roi Gagne-Toujours qu’il ne lui manquait plus qu’une chose: avoir le château même du géant, et le naïf monarque, qui prêtait l’oreille à toutes les sornettes, chargea Grain-de-Sel de s’en emparer.
Grain-de-Sel, sans plus hésiter, s’en alla pour la troisième fois chez l’Escogriffe. Celui-ci n’étant pas chez lui, le page se présenta à sa femme et lui dit: — Bonjour, belle et opulente dame! Vous avez l’air d’être bien occupée! — Ne m’en parlez pas, répondit Grosse-Boule, mon mari est sorti, et il faut que je fende du bois avant son retour. — Fendre du bois! ce n’est pas l’affaire d’une belle dame telle que vous, repartit Grain-de-Sel. Voyons, tenez-moi seulement cette bûche.
La géante se baissa pour tenir la bûche, et Grain-de-Sel, saisissant prestement la hache, lui trancha la tête d’un seul coup. Il creusa ensuite un trou profond devant la porte du château, y jeta Grosse-Boule et en dissimula l’ouverture avec du branchage et des feuilles. Ensuite il illumina tout le château, prit un grand chaudron de cuivre, et se mit à tambouriner dessus, tout en jouant de la trompette dans un entonnoir de métal. Puis, de temps en temps, il s’interrompait pour crier: — Hourra! Vive le roi Gagne-Toujours!
L’Escogriffe, en revenant chez lui, entendit ces clameurs de triomphe. Pris d’une furieuse colère, il courut précipitamment vers la porte; mais il tomba au passage dans le trou recouvert de branchage, et y resta pris comme dans une trappe. Grain-de-Sel n’eut plus qu’à combler la fosse avec de la terre et des cailloux; après quoi, il revint apporter à son maître les clefs du château du géant. Le roi Gagne-Toujours et sa femme se hâtèrent d’en aller prendre possession, et le page Grain-de-Sel, en récompense de ses bons services, fut nommé gouverneur du manoir conquis.