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II
ОглавлениеLe soleil éclaire le beau et le laid; il sème indifféremment les splendeurs de sa lumière sur la Vénus de Milo qui est au Louvre et sur la maman Pomone que M. Gatteaux a plantée dans un bosquet des Tuileries. Entre les guenilles d’un chiffonnier et le manteau d’hermine d’un roi, le Dieu à l’arc d’argent fait peu de différence.
Tout ce qui s’étale sous le soleil est du domaine de la peinture; mais tous les peintres ne sont pas des dieux. Mettez-en quatre devant une figure nue ou habillée, sous un beau rayon de soleil. L’un remarquera la quantité et la qualité de la lumière réfléchie par le modèle; le second sera médiocrement frappé de la couleur, mais il attachera son attention aux masses d’ombre et de lumière qui dessinent les formes de l’objet; un troisième, plus complet et mieux doué, saisira d’un seul coup d’œil la forme, la couleur, le mouvement, et le caractère de la figure que vous lui avez montrée; le quatrième, excellent homme d’ailleurs, et à qui je ne veux aucun mal, s’écarquillera les yeux et ne verra pas grand’chose.
Le premier est coloriste par tempérament, le second est du bois dont on fait les dessinateurs; le plus complet appartient à la famille des maîtres; le dernier pourra devenir un peintre et obtenir des commandes, si ses parents l’ont mis dans un bon atelier, au lieu de lui faire apprendre les mathématiques.
Certains critiques à système vous représenteront le dessin et la couleur comme deux puissances égales et rivales, qui se disputent l’empire de la peinture, de même qu’Osiris et Typhon, Arimane et Oromaze, le mal et le bien, se disputaient autrefois l’empire du monde. Cette théorie manichéenne est en contradiction avec tous les faits connus; elle donne à la couleur cent fois plus d’importance quelle n’en peut avoir. La couleur est la joie des yeux, le charme des prunelles; mais le dessin est tout. Le dessin est le corps même de toutes les œuvres d’art, en peinture, en statuaire et en architecture; la couleur est un agrément particulier à la peinture, un charme qui relève le mérite du beau dessin. Le dessin, sans couleur, existe par lui-même; j’en prends à témoin la gravure, la lithographie et la photographie. Essayez de vous représenter la couleur veuve du dessin!
Le dessin d’un objet, c’est sa forme qui ne change pas. La couleur varie à tout instant, au gré des nuages qui traversent le ciel, au caprice de tout ce qui passe en jetant un reflet. Elle est, suivant l’expression de Platon, dans un perpétuel devenir.
Chez l’artiste, le dessin est la science, et, pour ainsi dire, la possession de la nature. C’est le fruit du travail, du temps et de l’expérience: il n’y a point de dessinateurs à vingt ans, mais j’ai connu des coloristes au collége. C’est une affaire d’instinct. Les coloristes trouvent la couleur comme les nègres du Brésil trouvent les diamants de cent carats, ou comme certains animaux, sans aucune étude préalable et en vertu d’un tempérament heureux, déterrent les truffes.
Si vous m’accordez que, dans la nature visible, la couleur est un accessoire de la forme, et que, dans l’Art, le dessin existe par lui-même, indépendamment du coloris, vous conviendrez sans difficulté qu’il est aussi absurde de diviser les peintres en dessinateurs et en coloristes, que de diviser les hommes en philosophes et en joueurs de quilles.
La couleur est donc un luxe, mais un luxe admirable, que presque tous les maîtres se sont donné. Le dessin, est l’essence de l’art, la condition sine quâ non de la peinture. Je dénie formellement la qualité de peintre à l’homme qui ne dessine pas. Quant aux coloristes purs, s’il s’en rencontre, ils prendront rang à la droite des teinturiers.
Mais le dessin est un mot sur lequel on ne s’entend guère: permettez-moi de le définir et de l’expliquer.
Le dessin est l’art de simuler le relief sur une surface plane par des lumières et des ombres. Ce n’est pas, comme on le pense au collége et en quelques autres lieux, l’art de tracer un contour avec la pointe d’un clou.
Lorsqu’un écolier vient passer le dimanche dans sa famille, et qu’il apporte, dans un rouleau de papier gris, un joli petit âne dessiné au trait, les bons parents se rassemblent autour de ce chef-d’œuvre plein de promesses. On l’étudie de près; on reconnaît que le contour est bien celui d’un âne, que les jambes sont à leur place, que les oreilles ont la longueur voulue, et qu’il faudrait être aveugle-né pour prétendre que l’enfant n’a pas réussi à faire un âne. Le père jette un regard de satisfaction sur son héritier, et dit en se frottant les mains: Il a du goût pour le dessin; nous le mettrons artiste.
Car enfin, il reste bien peu de chose à faire du moment où le petit sait dessiner un trait. L’année prochaine, il apprendra à faire des hachures et à noircir agréablement l’espace enfermé dans ce contour. Un an plus tard sa tante lui fera présent d’une boîte d’aquarelle, et il peindra en gris-perle le pauvre animal qui n’en peut mais. Enfin, on le retirera du collége au moment où il pourrait y apprendre quelqué chose, et on le conduira dans un atelier pour faire de l’huile.
Menez-le chez M. Ingres, ou chez M. Delacroix, ou chez un des vingt artistes français qui savent dessiner. Le premier soin du maître sera de lui faire désapprendre son âne. Ensuite on emploiera la dixième partie d’un siècle à lui inculquer la vraie théorie du dessin.
Un homme vient à nous sur une grande route. Dès l’instant où il apparaît, fût-il à deux cents pas, nous saisissons l’aspect général et les lignes principales de son corps. C’est un promeneur indolent qui s’avance à petits pas, les bras ballants, ou un coureur emporté comme une feuille au vent du nord, ou, un portefaix écrasé sous son fardeau comme Atlas sous le poids du monde. Laissez-le venir plus près, et regardez toujours. Son corps est dessiné d’un côté par une masse d’ombre, de l’autre par une masse de lumière. S’il approche jusqu’à dix pas, les masses d’ombre et de lumière qui dessinent sa figure nous donnent une idée générale de sa personne. Cinq pas de plus, et nous entrons dans le détail. Certains méplats qui nous avaient échappé complètent la première idée que nous avions conçue. Et maintenant, si nous le regardons jusque sous le nez, nous pourrons compter les poils de sa moustache, dont la masse nous avait frappés d’abord.
Voilà comment dessine la nature. Elle nous montre d’abord le mouvement et l’aspect général d’une figure vivante. Elle indique ensuite par des masses. d’ombre et de lumière les formes principales du corps. Enfin elle nous fait voir par le menu les dernières particularités des objets et les moindres détails des moindres choses.
Tous les maîtres dessinent d’après nature, avec un respect religieux. Chez les grands artistes de l’Italie, quand le modèle avait jeté ses guenilles pour monter sur la table de l’atelier, le maître, avant de prendre ses pinceaux, se découvrait pieusement devant le corps qu’il allait peindre. Ce qu’il saluait, ce n’était ni Thomas l’Ours, ni Seveau, ni Mme Hercule; c’était la divine nature, dans un de ses plus beaux ouvrages.
Non-seulement les maîtres dessinent d’après la nature, mais ils dessinent comme elle: ils lui empruntent ses procédés; ils descendent, comme elle, de l’ensemble au détail, du général au particulier. Je vous ai montré cet homme qui s’avançait vers nous sur une grande route. Priez un grand dessinateur de nous faire son portrait. Du plus loin qu’il apercevra le modèle, il ébauchera par quelques lignes hardies l’aspect général de son corps. M. Ingres disait à ses élèves: «Lorsqu’un couvreur tombe d’un toit, profitez du moment où il est encore en l’air pour prendre votre crayon et dessiner les quatre lignes.» A mesure que le modèle approche, les masses se dessinent, le portrait avance. Arrêtez l’homme à moitié chemin, le portrait ne sera qu’ébauché, mais c’est déjà un portrait. Donnez au peintre le temps d’achever son ouvrage, le portrait ne change pas; l’ensemble est trouvé, les détails n’y gâtent rien. On vous peindra, si vous le désirez, tous les poils de la barbe, et le grain de la peau, et le reflet d’une fenêtre dans la prunelle de l’œil. Du moment où l’on a saisi et rendu les masses, le dessin peut être impunément peu ou beaucoup fini: c’est un vrai dessin. Mais il est plus facile de disserter sur les masses que de les peindre. Il y avait en Grèce une ville appelée Corinthe: on en parlait beaucoup, mais tout le monde n’y arrivait pas.
Lorsqu’il s’agit de peindre, non pas un portrait isolé, mais une réunion d’hommes, une assemblée, une foule, une bataille, la nature, avant de nous montrer les individus, nous fait voir des masses d’hommes. La foule se modèle exactement comme une figure isolée; elle a des traits généraux, une physionomie qui se dessine par des ombres et des lumières. Est-ce un paysage qui se déroule sous nos yeux, vous apercevez avant tout certaines grandes lignes qui sont les mouvements du pays, comme les bras étendus et la jambe levée sont les mouvements d’un homme. Une vallée entrevue par la portière d’un wagon peut s’ébaucher en quatre lignes, comme le couvreur qui tombe d’un toit. Si le train s’arrête, si vous descendez de voiture pour examiner les choses plus à loisir, vous verrez le terrain se modeler par masses d’ombre et de lumière.
Libre à vous d’entrer plus avant dans le détail des choses. Approchez de la foule au point de distinguer les traits des personnages. Établissez-vous dans le paysage assez longtemps pour compter les arbres de la forêt et les feuilles des arbres. Je n’y vois pas de mal, si toutefois vous vous souvenez de subordonner les détails à l’ensemble, si vous travaillez comme la nature qui nous montre la foule avant l’individu, la forêt avant l’arbre, l’arbre avant la feuille. Un beau dessin poussé jusqu’aux derniers détails est une œuvre parfaite: arrêté à mi-chemin, c’est déjà une belle ébauche. Léonard conduit le dessin aussi loin qu’il peut aller; Rubens s’arrête quelquefois en route; il n’en est pas moins grand dessinateur, parce qu’il saisit le mouvement et les masses. Un portrait exécuté à dix pas du modèle, péchera sans doute par l’omission de certains détails; ce n’est pas à dire qu’il sera un mauvais portrait. M. Delacroix ne prend pas toujours le temps d’arrêter les contours de ses figures. Au milieu de ses tableaux les plus faits, il laisse des parties d’ébauche qui font hurler tous les ignorants; M. Delacroix n’en est pas moins, comme Rubens, un grand dessinateur.
Le public appelle bien dessiné tout ce qui lui semble fini. Mais, bonnes gens, ce n’est pas la fin qui fait les dessins remarquables; c’est le commencement. J’ai rencontré sur le quai Voltaire une gravure anglaise représentant une revue d’infanterie. Il y a là dix ou douze mille hommes: on pourrait les compter. L’artiste, qui se piquait de dessiner correctement, n’a omis ni un pompon, ni une aiguillette, ni un bouton de guêtre. Les soldats du troisième plan sont équipés aussi scrupuleusement que ceux du premier, et le capitaine d’habillement y retrouverait son compte. Voilà ce qui s’appelle un dessin fini. Par malheur, il n’est pas commencé. Chaque soldat dans le rang est indépendant de ses voisins, et les douze mille individus qui s’alignent à la file ne font pas une masse d’hommes. Chaque nez garde au milieu du visage une indépendance honorable; pour un oui ou pour un non, il pourrait se transporter ailleurs.
Les Anglais qui visitent le Louvre se font servir par le gardien un petit tableau de Gérard Dow connu sous le nom de la Femme hydropique. Ce Gérard Dow est le peintre qui a fini le plus de tableaux et qui en a le moins commencé. Aucun homme ne fut plus habile à tracer le contour d’une petite tête, nul n’a compté plus exactement les cils qui bordent une paupière, nul n’a su comme lui encadrer une fenêtre dans la prunelle d’un œil. Lorsqu’il dessine une larme sur une joue, il n’oublie pas qu’une goutte d’eau, si microscopique qu’elle puisse être, possède en propre une ombre et un reflet. Quel dessinateur! Pas du tout; sa place n’est pas dans le catalogue des artistes, mais dans le calendrier des saints. La patience est une vertu, le génie est un don. Gérard Dow est un héros de la force du stylite Siméon; il a gagné le ciel, et rien de plus. La précision avec laquelle il exécute un morceau de nature morte lui donne un faux air de Van Ostade; son incapacité à saisir l’ensemble et le mouvement d’une figure le met dans le voisinage d’Hornung.
Les masses sont dans l’art du dessin ce que les idées générales sont en littérature. Il n’y a de livres bien faits que ceux où tout se rattache à une idée générale. Le discours de Bossuet sur l’histoire universelle est massé comme la Cène de Léonard de Vinci, ou comme un paysage de Poussin. Le Télémaque est dessiné par masses comme une Sainte Famille de Raphaël; il est aussi fini dans les derniers détails.
Tout va par masses dans la statuaire. La beauté de l’exécution, le serré du travail, la perfection des morceaux est subordonnée à la construction des masses. Les Grecs nous ont laissé une myriade de terres cuites et de petits bronzes ébauchés qui sont à cent lieues des marbres de Canova et de Bosio: à cent lieues au-dessous pour le poli des détails. à cent lieues au-dessus par la largeur de la conception et le sentiment des masses. De nos jours, M. Etex a fait un groupe admirable, dessiné comme la plupart des tableaux de M. Delacroix, par masses.
Les grands partis sont en architecture ce que les masses sont dans la peinture et la statuaire, ce que les idées générales sont en littérature. Si l’église Saint-Pierre de Rome est un des chefs-d’œuvre de l’art, ce n’est ni par le fini de l’exécution, ni par le bon goût des détails, mais par la grandenr du plan et la majesté souveraine des masses.
Je pourrais aller plus loin et démontrer que nos oreilles, comme notre esprit et nos yeux, ont besoin de relier leurs perceptions à certains ensembles qui sont, pour ainsi parler, des masses musicales; mais j’en ai dit assez long si vous m’avez compris, et je reviens au dessin.
Un artiste nourri de bonnes études arrive en peu d’années à saisir les aspects généraux de la nature et à ébaucher largement un portrait ou un tableau. Mais on en compte bien peu qui soient capables de finir un tableau sans gâter leur ébauche, et de diviser les masses sans les effacer. Cependant on n’est un grand dessinateur qu’à ce prix.
Le talent du dessinateur, si grand qu’il soit, n’arrivera jamais à égaler le modèle, et l’art à son plus haut degré de perfection sera toujours le très-humble valet de la nature. Il y avait plus de beauté dans les nains difformes de Charles V que dans le plus admirable portrait de Vélasquez.
Les maîtres le savaient bien; et quoiqu’on n’eût jamais prononcé devant eux le mot barbare de réalisme, ils s’escrimaient à transporter sur leur toile tout ce qu’ils pouvaient prendre à la réalité. Ils ne songeaient ni à refaire ni à corriger la nature, mais à l’imiter de leur mieux. Si vous pouviez placer devant un même modèle Raphaël et Holbein, Titien et Vélasquez, Rubens et Léonard Vinci, ils feraient six portraits différents; mais pourquoi? Ce n’est pas parce que chacun d’eux ajouterait quelque chose à la beauté du modèle; c’est parce que chacun n’en pourrait saisir qu’un côté. L’un prendrait la force et l’autre la grâce; l’un exprimerait la santé, l’autre l’intelligence; car il y a de tout dans l’homme, et dans le modèle le plus incomplet on trouve encore de quoi choisir.
Ce qu’on appelle le style chez les dessinateurs, c’est leur aptitude à saisir tel ou tel côté de la nature. Ce n’est pas le don de transformer les objets, c’est la faculté de s’en approprier une part, et de les exposer aux yeux de la foule sous l’aspect que l’artiste a le mieux compris. Le style n’est donc pas un don d’en haut, un privilége des artistes de génie. Et la preuve, c’est que M. Grosclaude a un style à lui, ni plus ni moins que M. Ingres. Le choix systématique d’une seule qualité de la nature, une préférence marquée pour un certain côté pris dans les objets, et non dans la fantaisie de l’homme, voilà le style. C’est cette assimilation préférée qui marque en bien ou en mal l’originalité des artistes et qui est le sceau de leur talent ou de leur ignorance. Une figure où il ne manquerait rien du modèle, un paysage où les arbres se réfléchiraient comme dans un miroir, ne seraient pas ce qu’on appelle des œuvres de style, et le connaisseur le plus expérimenté ne pourrait inscrire au bas que le nom de la nature. Les œuvres sans défaut de la Grèce antique ne portent aucun nom d’auteur, car il est impossible d’y reconnaître l’originalité, c’est-à-dire l’imperfection d’un homme.
Je rassemblerai dans une même catégorie les peintres et les statuaires qui, les yeux tournés vers la nature, suivent la tradition de ces grands dessinateurs qu’on appelle les maîtres. La liste ne sera pas longue.