Читать книгу Nos artistes au Salon de 1857 - Edmond About - Страница 6
IV
ОглавлениеMais gardez-vous du joli dessin comme de la peste. La nature n’a pas de plus mortels ennemis que ceux qui ont la prétention de l’embellir.
Il s’en trouve dans tous les arts, et surtout dans la peinture et la statuaire. La grande majorité de nos artistes se propose non pas de représenter ce qui est, mais de le raccommoder. L’école idéaliste a donné et donne encore des exemples d’autant plus dangereux qu’ils ont plus d’éclat, de charme et de séduction. Elle a des complices partout, dans le passé et dans le présent, parmi les hommes de génie qui mènent l’humanité, et parmi le vulgaire ignorant qui se laisse mener par les yeux comme un cheval par la longe. Elle a une théorie éloquente et spécieuse, un système tout fait et bien fait. Permettez-moi de l’exposer avant de le combattre, et ne craignez pas que j’imite l’artifice de ces rhéteurs qui placent des sottises dans la bouche de leurs adversaires pour se donner beau jeu à les réfuter. La parole est aux partisans de l’idéal.
«La nature, disent-ils, n’est point parfaite, et dans le monde que nous habitons, les plus belles choses pèchent par quelque endroit. Refaites le voyage de Dumont d’Urville, passez en revue tous les pays et tous les peuples de la terre; je me porte garant que vous ne rencontrerez ni un corps sans défaut, ni un paysage sans tache. Il y a de beaux modèles dans les ateliers de nos sculpteurs; il n’y en a pas un qui soit une statue toute faite. On rencontre en Italie des coins de terre où toutes les splendeurs de la nature sont ramassées comme à dessein; mais n’espérez pas y trouver des paysages tout faits.
«Je suppose que l’industrie photographique, qui a fait de si grands pas en si peu d’années, parvienne finalement à son but. Elle transportera sur la toile les hommes, les arbres, les rochers tels qu’ils sont, avec toutes les couleurs que. le soleil laisse tomber de sa palette. Une mécanique ingénieuse nous fabriquera des tableaux pareils à la nature: le cadre seul sera changé. Nous pourrons emporter sous le bras, dans un miroir fidèle, l’image précise et colorée des hommes et des choses.
«Tout l’univers tombera en admiration et s’écriera que le secret de la peinture est enfin trouvé. Cette découverte sera l’orgueil de notre siècle, avec les machines à vapeur, l’éclairage au gaz et le télégraphe électrique. Mais cinq ou six mille personnes passeront devant les tableaux de fabrique avec une curiosité indifférente. La vue des plus beaux objets transportés mécaniquement sur la toile nous laissera froids. Nous sentirons au fond de l’âme quelque chose d’inassouvi, un besoin du mieux, une soif de perfection.
«Il faut une aptitude et une éducation particulières pour trouver à redire aux choses de la nature, pour regretter ce qui leur manque, pour désirer que toutes les beautés éparses autour de nous viennent se réunir et se fondre en un tout harmonieux. Un beau bras attaché à une épaule bossue, une belle tête sur un pauvre corps, une jambe bien faite au bas d’un torse difforme, nous causent un chagrin artistique, et nous reprochons à la nature d’avoir éparpillé des fragments de chefs-d’œuvre, lorsqu’il lui coûtait si peu de les réunir.
«Les Grecs, peuple artiste, expliquaient spirituellement l’imperfection dont il étaient choqués. Ils comparaient le monde à un édifice immense construit sur un plan magnifique par des maçons maladroits. Impossible de nier le génie de l’architecte; mais les ouvriers méritaient d’être battus. Platon disait aux statuaires de son temps: «Il y a quelque part, loin d’ici, dans un monde qui n’est pas le nôtre, une statue d’homme parfaite et sans défaut. Elle a servi de modèle aux ouvriers qui nous ont bâtis. Les malheureux! ont-ils gâché leur besogne! Nous sommes faits en dépit du sens commun. Alcibiade est un des mieux réussis, mais il y a bien à reprendre dans la beauté d’Alcibiade. Mes amis, c’est à vous de donner une leçon à ces artisans maladroits. Allez chercher au gymnase les hommes les moins mal faits; menez-les dans votre atelier; tâchez. de démêler, à travers les imperfections de leur corps, le type divin, Le modèle céleste d’après lequel nous devions être créés; et, quand vous l’aurez trouvé, empoignez la terre glaise: copiez la tête d’Alcibiade, le bras de Phèdre, le torse de Phédon, mais surtout regardez de temps en temps là-haut. C’est là-haut que Dieu a gardé le vrai modèle.»
«Il aurait pu, tandis qu’il y était, dire aux peintres d’Athènes: «Enfants, je sais une belle galerie de paysages que je voudrais bien vous montrer, mais je n’en ai ici que de mauvaises copies. Travaillez cependant. Voici un platane assez bien pris, sur la rive de l’Ilissus: il serait de toute beauté, sans cette grosse branche qui le gâte. L’eau transparente où nous baignons nos pieds nus n’est pas trop maladroite: je crois cependant qu’elle tombait de plus haut: il faudrait voir le modèle Ces lignes de montagnes font bien au fond du tableau; le Pentélique s’élève là-bas comme le fronton d’un temple, mais l’Hymette est trop rond; ce n’est pas ainsi que le grand artiste l’avait tourné. Prenez vos pinceaux, installez-vous en face de la copie, et refaites-moi l’original.»
«Les maîtres de tous les temps ont été platoniciens en ceci: ils ont reproduit la nature en cherchant à la faire plus belle. La représentation des formes constitue l’art du dessin. La refonte laborieuse des matériaux qui sont sous nos yeux, la recherche de la perfection, la lutte de l’artiste contre les défauts de la nature, l’aspiration vers des beautés complètes dont nous n’avons pas de modèles sur cette terre, voilà le style. Sans le dessin et sans le style, il n’y a ni grands peintres ni grands sculpteurs.»
J’ose espérer que mes adversaires ne m’accuseront pas de travestir leur doctrine et de mettre dans leur bouche un langage indigne d’eux. Je leur laisse la liberté de dire qu’il vaut mieux être dans le faux avec Platon que dans le vrai avec moi. J’ajouterai, sans qu’ils le demandent, que leur erreur s’appuie sur l’autorité d’un amateur illustre appelé Cicéron. Je ferai plus, je soutiendrai que les idéalistes ne se rendent pas justice lorsqu’ils prétendent que le gros du public n’est pas pour eux. Les ignorants de toutes les classes sont travaillés secrètement d’un certain amour du mieux, et les moins connaisseurs brûlent leur petit grain d’encens sur l’autel de l’idéal. La plus belle photographie, fût-elle coloriée par le soleil en personne, obtiendrait moins de succès en exposition publique que les peintures idéalisées de M. Dubufe et de M. Winterhalter.
Lorsqu’une jolie personne, tant femme d’esprit soit-elle, va poser pour son portrait chez un artiste en renom, elle ne manquera jamais de lui dire: «Monsieur le peintre, j’entends être représentée telle que je suis; je ne suis pas venue chez vous pour être flattée. D’ailleurs, je déteste les compliments qu’on fait en face, et un portrait flatté n’est pas autre chose. Cependant, si j’ai quelques traits passables, libre à vous d’insister là-dessus; si je suis laide par quelque côté, passez vite: je ne demande pas une caricature, mais un portrait ressemblant. Vous voyez que je ne suis pas régulièrement belle; mais on est assez indulgent pour m’accorder de la physionomie et de la distinction.»
«Femmes! femmes! femmes!» comme disait Figaro; vous nous faites accepter tout ce que vous voulez, la crinoline et la distinction. La distinction de qui? la distinction de quoi? Il existe dans presque tous les pays civilisés une classe distinguée des autres sous le nom d’aristocratie. Dans cette variété de l’espèce humaine, les femmes ont les mains petites et blanches, parce qu’elles ne travaillent pas et qu’elles portent des gants; le teint mat, parce qu’elles ne sortent point au soleil; l’air maladif et la figure allongée, parce qu’elles vont au bal pendant quatre mois d’hiver. Il suit de là que la distinction se compose d’un teint mat, d’un air maladif, d’une paire de mains pâles, d’une figure allongée. Les Vierges de Raphaël ne sont pas distinguées, et la Vénus de Milo manque de distinction!
J’ai connu un honnête homme de peintre qui gagnait quelque argent à vendre des portraits détestables. C’était tant pour la tête, et quelque chose de plus si l’on voulait des mains. La sœur de l’artiste avait des mains admirables; aussi les modèles ne posaient que pour la tête. Les mains étaient au service de tout le monde; on les prêtait à la bouchère, peut-être même au boucher. Comme si les mains, la tête et le corps ne formaient pas un tout indivisible! En attachant la main d’un homme au bras d’un autre, on crée un être aussi monstrueux que la bête d’Horace, dans les premiers vers de l’Epître aux Pisons.
Les partisans de la beauté à tout prix font une entreprise insensée, soit qu’ils essayent d’émonder la nature en raccourcissant un nez trop long, soit qu’ils veuillent la refaire de toutes pièces en greffant le nez d’Antinous sur le masque bosselé d’un satyre. Dessinez le portrait d’Antinoüs si vous êtes assez heureux pour rencontrer l’original, et peignez hardiment des magots si vous en avez à peindre. Rembrandt l’a fait, qui vous valait bien. Quoi! vous savez qu’à blanchir un nègre on perd son savon, et il faut encore vous apprendre qu’à redresser les bossus on perd sa peine! Tout est beau dans la nature. Hors de là, point de salut.
On a fait de jolis tours de force dans l’école idéaliste. Paul Delaroche était non-seulement un caractère honorable, mais un homme de grand talent. Il avait des idées, du savoir, de la main. Il composait vigoureusement un tableau; il était éminemment dramatique. Il serait l’égal de M. Ingres s’il avait su entrer dans l’intimité de la nature; s’il avait été capable de dessiner un doigt dans un portrait. Il a passé bien près de la perfection le jour où il a peint l’assassinat du duc de Guise; mais que de fois il s’est trompé ! la règle lui manquait.
L’école du dessin a un modèle immuable, la nature; une règle fixe, l’imitation de la nature; un terme de comparaison, un critérium certain: la nature. Les idéalistes ont pour principe de modifier les objets suivant leur goût individuel. Leur seule règle est de n’en pas avoir. Or, du jour où vous permettez aux artistes de refaire la création au gré de leur fantaisie, nous roulons sur une pente, nous tombons des chefs-d’œuvre de M. Delaroche à la Léda de M. Galimard, aux portraits à cinquante francs, ressemblance garantie, et à ces figures de cire qu’on voit tourner devant la boutique des coiffeurs.
N’avez-vous jamais remarqué que tous les maîtres ont un air de famille? C’est qu’ils sont tous enfants d’une seule mère. On dirait que les belles statues antiques sont toutes sorties d’un seul atelier. L’Achille et la Vénus de Milo, le Vitellius et le Caracalla ne nous parlent point de leurs auteurs. Quand nous nous arrêtons à les contempler, nous ne songeons pas à admirer l’artiste, parce qu’aucun signe de faiblesse n’y fait sentir la main de l’homme. Il faut qu’un génie soit bien fort pour sortir de son œuvre et n’y laisser que la représentation de la nature.
Quand vous entrez dans une de nos expositions, ce n’est pas la nature qui vous saute aux yeux, mais le conflit des. idées, le tiraillement des écoles, la variété des esprits qui s’escriment sur la création pour la déformer. On dirait une assemblée où personne ne se connaît. Chacun chante son air, prononce son discours, poursuit son idéal, coudoie son voisin, marche devant soi, vit pour soi, tire à soi. Une petite minorité se groupe autour de M. Ingres en admirant du coin de l’œil le génie de M. Delacroix, qui n’est pas loin. Le reste est tumulte et confusion. Pour trouver un exemple d’une pareille cohue, il faut relire l’Histoire des variations dans Bossuet. Tant que les chrétiens ont accepté une règle absolue, l’ordre est partout. Du jour où chaque individu est livré à lui-même, la débandade commence: Luther attaque la hiérarchie, Calvin s’en prend au dogme; chacun réclame une liberté nouvelle, et dans un dernier chapitre que Bossuet n’a pas pu écrire, vous voyez le mormon danser sur la morale avec ses femmes et ses enfants comme les idéalistes du dernier rang piétinent sur la nature.