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III

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Raphaël et Titien, comme Racine et Shakspeare, ont serré la nature d’aussi près qu’ils ont pu: chacun d’eux a transporté dans ses ouvrages une somme énorme de réalité ; aucun d’eux ne s’est avisé d’écrire sur un drapeau sale le mot barbare de réalisme.

Raphaël, ce prince des dessinateurs, a saisi ce qu’il y a de plus important et de plus réel dans la nature visible: la forme. Titien, né sous un autre ciel et avec d’autres yeux, a jeté sur un dessin parfait les trésors d’une palette aussi riche que l’Orient des vieilles fables. Racine a dessiné ses personnages comme les portraits de Raphaël, ou plutôt comme les marbres de Phidias. Phèdre, Monime, Roxane, pâles figures, aussi belles et aussi incolores que les antiques du Louvre, ont traversé deux siècles, et en traverseront mille sans rien perdre de leur réalité. On admirera toujours en elles le fond immuable de la nature humaine que les temps, les lieux, les circonstances colorent diversement sans jamais l’altérer. Elles ne sont ni grecques ni françaises, ni anciennes ni modernes: elles sont femmes, et à ce titre elles intéresseront les lecteurs de tous les temps. Les personnages de Shakspeare ont le même fond, avec quelque couleur de plus. Othello et Hamlet, Shylock et Falstaff sont avant tout des hommes, mais en outre ils sont tels hommes. L’artiste a mis l’individualité par-dessus la nature humaine, comme Titien jetait la couleur sur son dessin. Il brode plus richement que Racine, et ses grandes tapisseries ont infiniment plus d’éclat; mais le canevas qu’il emploie est le même. C’est un grand dessinateur qui, par surcroît, s’est trouvé coloriste.

Descendons cinq ou six cents degrés de l’échelle des talents, et relisons ensemble les Scènes populaires de M. Henri Monnier. Tel, qui ne trouve aucune réalité dans les tragédies de Racine, proclamera hautement que M. Henri Monnier a pris la nature sur le fait. D’où vient cela, je vous prie? C’est qu’il n’est pas plus facile au vulgaire de démêler la nature humaine à travers les actions des hommes, que de percevoir nettement les formes des objets. M. Henri Monnier, homme d’esprit et doué d’une certaine finesse d’observation, a pris ce qu’il a pu de la réalité, sans toutefois écrire sur son chapeau le nom de réaliste. Il a représenté des portiers, comme Racine et Shakspeare ont représenté des hommes. Ses héros ont bien le costume, le geste et le langage de leur emploi. Si vous vous arrêtez à la surface, vous serez satisfait de l’ouvrage; ainsi fait le gros du public. Gardez-vous de fouiller plus avant; ce serait peine perdue. Vous ne trouveriez pas cette éternelle et immuable nature humaine que les grands artistes savent représenter partout, même sous l’écorce des portiers.

Je ne doute pas que M. Henri Monnier n’eût préféré faire mieux, s’il l’avait pu. Ce réaliste sans prétention s’était mis bravement à la poursuite de la nature: il l’a saisie par un côté, comme l’enfant qui court après un lézard et qui l’attrape par la queue.

Mais que penseriez-vous du bambin présomptueux à qui la queue du lézard est restée dans la main, et qui va dire en colportant son trophée: «Voici le lézard réel et véritable! personne ne l’avait trouvé avant moi. Ceux qui vous ont fait voir des lézards complets, avec la tête, le corps et les pattes, ont abusé de votre bonne foi; il n’y a de réel dans le lézard que ce tronçon de queue!» Telle est pourtant la doctrine qu’un certain nombre d’esprits peu cultivés ont arborée de notre vivant.

Excusez-moi d’appliquer le nom de doctrine à une infirmité morale, une épidémie, une épizootie qui s’est abattue sur l’art et sur la littérature. Le réalisme est si peu une doctrine, que toutes les fois que ses inventeurs ont entrepris d’ânonner une exposition de principes ou une simple définition du mot, ils se sont arrêtés tout court. J’ai toujours eu l’intention de leur venir en aide.

Le réalisme de 1857 est une coalition de ceux qui ne savent ni dessiner ni écrire pour nier l’orthographe et le dessin. Voilà le mot défini, si je ne me trompe. Quant aux principes, nous y viendrons plus tard. Jusqu’à ce jour, le réalisme ne s’est point propagé par enseignement, mais par enrôlements volontaires. «Soyez réalistes!» disent les chefs. —«Nous le sommes!» répondent les écoliers. Et l’on s’en va bras-dessus, bras dessous, sans savoir où, chantant des chansons réalistes, et écrasant sous le talon des sabots tous les chefs-d’œuvre anciens et modernes. Est-ce à dire qu’il n’y ait aucun talent dans ce petit bataillon de la Moselle? Je ne vais pas si loin, et je pense quelle succès de certains réalistes s’explique par d’autres raisons que par le scandale et le bruit. Les paysans de nos campagnes frappent sur un chaudron pour attirer les essaims d’abeilles; il faut quelque chose de plus pour attirer et retenir l’attention des hommes. Je citerai avec plaisir des peintres et des écrivains réalistes qui possèdent à un degré éminent des qualités secondaires. On peut dire d’excellentes choses dans un livre mal écrit; on peut peindre divinement une toile mal dessinée. Ce n’est pas une raison pour jeter des pierres à ceux qui savent écrire ou dessiner.

Voici comment le drapeau du réalisme s’est levé sur le monde. Il y a huit ans, en 1849, un jeune peintre robuste et bien nourri saisit la nature par un côté, casse la queue du lézard. Il trouve le moyen de transporter sur la toile la solidité des corps visibles. Habile à manipuler les ingrédients de la peinture, solide dans son talent plutôt que brillant et fougueux, il se voue à la représentation des solides. Malheureusement il s’enivre de cette heureuse découverte que tous les maîtres avaient faite avant lui. Il prend la queue du lézard pour l’animal entier, et se persuade qu’il n’a plus rien à apprendre. Du moment où personne ne peut lui contester le titre de peintre, il tient en médiocre estime le nom de dessinateur. De tous les objets qui s’offrent à lui dans la nature, il choisit les plus propres à faire valoir son talent. Que craint-il? Sa brosse est impeccable et sa pâte excellente. Il n’est rien de si dur qu’il ne soit capable de peindre. Il a tâté la nature, et il sait qu’elle n’est pas plus ferme que sa couleur. Plein de cette idée qui s’accorde à merveille avec son tempérament et son éducation première, il monte sur les toits et crie à l’univers entier: Il n’y a ici-bas que la matière, et la matière n’a qu’une propriété, c’est d’être solide à casser un marteau. Tout ce qui cède, tout ce qui plie, tout ce qui ondule, tout ce qui chatoie, tout ce qui brille par l’élégance, la grâce et la souplesse appartient au pays des rêves. Quand vous voudrez savoir si une chose est réelle, prenez un briquet et frappez dessus!

Suivant cette théorie, les tas de cailloux qu’on écrase sur les routes sont plus réels que les marbres du Parthénon; un maçon est plus réel que Phidias, une servante d’auberge qu’une duchesse du faubourg, un sabot qu’un soulier, une casquette de loutre qu’un chapeau de Panama, un rosbiff qu’un gâteau de Savoie: boire et manger sont des actions réelles; aimer, penser, souffrir, des chimères

Ne vous moquez pas trop tôt: il y a du bon là-dessous. Premièrement, tout homme qui a la prétention d’être réaliste ne copie ni les anciens ni les contemporains; il s’adresse directement à la nature. En second lieu, si peu qu’on prenne de la réalité, on n’est pas tout à fait un pauvre: mieux vaux tenir à deux mains la queue d’un lézard que de se promener les mains vides. Enfin, l’étude des procédés matériels de la peinture a été si souvent négligée, que l’artiste qui cherche à bien peindre est un homme de bon exemple.

La sottise consiste à prendre la partie pour le tout et l’accessoire pour le principal; à tâter la nature au lieu de la regarder; à nier ce qu’on ne voit pas, à mépriser ce qu’on ne comprend pas, et à croire que le monde a six pieds de long parce qu’on est myope.

Toute école qui se fonde cherche à recruter quelques patrons parmi les maîtres anciens. Les réalistes, au contraire, affichent la prétention de n’avoir pas d’ancêtres. Le fait est qu’ils n’en ont pas de connus. Jordaens, Ribeira, Téniers, Holbein ont copié la nature jusque dans ses grossièretés. Les verrues ne leur faisaient pas peur, et ils ne croyaient pas qu’un portrait fût déshonoré par la cicatrice des écrouelles. Mais, entre ces illustres amants de la réalité et nos soi-disant réalistes, il y a le dessin.

Cependant je suppose qu’il s’est rencontré dans tous les temps des artistes incomplets qui, sans savoir dessiner, ont saisi quelque côté de la nature. Nous en avons un grand nombre aujourd’hui qui se promènent dans tous les sens, une queue de lézard à la main. Tous ne s’affublent pas du nom de réalistes, mais tous étudient la nature dans la limite de leurs moyens. L’un trouve la solidité, l’autre le coloris; celui-ci excelle à rendre la fraîcheur, celui-là l’opulence plantureuse des paysages. Leur commun caractère est une bonne facture et un mauvais dessin. Il en est parmi eux de tellement habiles que s’ils savaient dessiner ils seraient grands.

Où iront-ils? Quelle sera la récompense de leur travail et l’avenir de leur talent? Leurs œuvres sont-elles destinées à vivre ou à mourir? Auront-elles au bout de cent ans une place dans les musées? Les graveurs du siècle prochain prendront-ils la peine de les reproduire?

Il y a telle qualité qui n’est appréciée que des artistes et que le public admire par contre-coup. Telle autre plaît aujourd’hui, et l’on s’en lasse demain. La mode est aux paysages frais; sous le règne de M. Decamps on ne voulait que des murs écaillés par la sécheresse. Les intérieurs de mansarde ont succédé aux scènes de la vie gothique, et les Rigolettes de 1843 ont fait bien du tort aux châtelaines de 1824. Les châtelaines avaient détrôné les Romains de 1812, qui avaient expulsé les bergers de 1780. Nous nous sommes pris d’enthousiasme pour et contre les coloristes. La peinture d’histoire, après avoir régné en souveraine, a laissé le champ libre à la peinture de genre. Tout est soumis à la mode, excepté ce qui est éternellement beau; je veux dire le dessin. On accepte ceci, on rejette cela: le dessin n’est pas plus sujet à contestation que la nature elle-même: il s’impose. La Femme hydropique de Gérard Dow est arrivée chez nous en trois bateaux. On avait pris soin de la sceller dans plusieurs boîtes, comme le corps d’un souverain qu’on porte à Saint-Denis; elle finira peut-être dans un grenier. Je ne crains pas un pareil accident pour la Famille de Van Ostade.

Et je conclus qu’il faut prendre le lézard par la tête, et qu’un artiste, fût-il aussi solide que M. Courbet, aussi recherché que M. Meissonnier, aussi suave que M. Daubigny, aussi nerveux que M. Cordier, doit s’appliquer à l’art du dessin pour mettre en sûreté sa gloire.

Nos artistes au Salon de 1857

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