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I
Le Cercle

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Il y avait dans ce-temps-là, sur la place du Martroy, à Orléans, un cercle renommé qu’on appelait le «cercle du Commerce et des Arts.» On ne sait trop d’où lui venait ce titre «des arts,» vu qu’il ne contenait pas le moindre artiste, mais seulement des négociants, des manufacturiers et quelques riches fonctionnaires. On se réunissait, chaque soir, dans un vaste appartement, au premier étage d’une maison de belle apparence, en face de l’ancienne statue de la Pucelle. On jouait au billard, aux échecs, aux dominos; on lisait les journaux et on causait politique; il arrivait souvent qu’à dix heures les sociétaires étaient rentrés chez eux. A certains jours seulement, quelque partie de baccarat s’engageait, et alors il se perdait ou se gagnait de grosses sommes, dans des séances qui se prolongeaient jusqu’au matin.

Un soir d’octobre, à l’heure où le garçon du cercle venait d’allumer le gaz, il n’y avait encore que deux habitués dans les salons. L’un était M. Aubertin, banquier louche, grand lanceur d’affaires véreuses, président de plusieurs compagnies inconnues. Il passait pour gagner beaucoup d’argent et avait toujours quelques billets de banque à la disposition de quiconque lui offrait de suffisantes garanties. Il était âgé de cinquante ans environ, et sa figure osseuse avait une expression de finesse narquoise. Quant à la mise, ’il semblait très-insouciant sur ce point; et sa longue redingote, son gilet mal coupé, sa cravate de travers, lui donnaient l’aspect d’un petit bourgeois d’Olivet.

Son interlocuteur était M. Deluzy (qui mettait volontiers sur ses cartes de visite De Luzy), gros manufacturier, tenant à Orléans un dépôt de fontes et fers pour la marine. Autant le banquier Aubertin paraissait indifférent sur le costume, autant Deluzy se montrait soigneux de sa tenue. Quoiqu’il eût au moins trente-six ans, il affectait l’élégance d’un jeune homme et portait tous les bijoux que la mode autorise, montre, chaîne, lorgnon d’or, chevalière au doigt. Sa barbe et ses cheveux étaient taillés chaque matin par un coiffeur. Sa personne cependant ne répondait guère aux prétentions de sa mise; gros, court, rougeaud, il avait des allures assez vulgaires, bien que son œil gris ne manquât pas non plus d’astuce et d’avidité.

Aubertin et Deluzy, qui étaient fort liés, causaient à demi-voix, assis sur un canapé de cuir.

–Pensez-vous, mon cher Aubertin, demanda le manufacturier, qu’il viendra ici ce soir?

–C’est probable. Jolivet nous l’amènera comme il fait souvent, pour terminer la soirée, après avoir passé une couple d’heures auprès de Mlle Victoire, la future.

–La future! vous croyez donc le mariage arrêté?

–J’en suis certain. Le père Jolivet, un ancien tanneur qui a réalisé, en se retirant du commerce, soixante bonnes mille livres de rente, avait depuis longtemps la toquade de marier sa fille à un docteur en médecine. Le docteur Belcourt nous est arrivé tout droit de Paris, avec son diplôme de fraîche date, et s’est établi à Orléans. Jeune, beau garçon, spirituel, il «prend d’une manière merveilleuse, et le papa Jolivet lui donne sa fille ainée avec quatre cent mille francs de dot. Qu’y a-t-il d’étonnant, puisque aussi bien Belcourt, qui est malin, a su se faire aimer de la petite?... Ma foi! c’est un superbe rêve! On trouve Mlle Victoire charmante, et à la mort du bonhomme, sa dot sera presque doublée. sans compter que si la plus jeune fille, qui n’est encore qu’une enfant, venait à ne pas se marier, Belcourt hériterait plus tard toute la fortune de ce roi des tanneurs.

A mesure que le banquier enumérait, avec une complaisance méchante, les avantages de ce mariage, les traits de Deluzy se rembrunissaient.

–Je ne supposais pas, balbutia-t-il, les choses si avancées!

–Elles sont si avancées que, de part et d’autre, il n’y a plus à s’en dédire. Je comprends, mon pauvre ami, poursuivit Aubertin d’un ton de fausse commisération, que cela vous chagrine. Vous aussi, vous aviez jeté votre dévolu sur Victoire Jolivet. et sur sa dot. Réellement, avec votre nom, votre fortune, votre rang dans la haute industrie, on eût dû vous préférer à ce va-nu-pieds de docteur, qui appartient à une famille obscure de je ne sais quel village des environs, et qui nous tombe des nues pour rafler ce brillant parti!

–Vous avez raison, Aubertin, répliqua le manufacturier tristement; j’aurais été pour Mlle Jolivet un mari beaucoup plus convenable que cet aventurier. La dot m’eût permis de donner de l’extension à mes affaires, d’accomplir de grandes améliorations dans mes forges du Jura, de décupler mes bénéfices. Ce vieux tanneur manque absolument d’intelligence, bien qu’il ait eu celle de faire sa fortune.

–Aux innocents les mains pleines, vous savez! Il a prospéré par de petits moyens; le travail, l’économie, la patience. ce n’est guère qu’un ouvrier réussi. Eh bien! ajouta le banquier en baissant la voix, je veux vous mettre un peu de baume dans le sang. Le mariage est arrêté, les paroles sont données; mais ce n’est pas fait encore...

–Que dites-vous, Aubertin? De grâce, n’éveillez pas en moi des espérances illusoires, car j’ai cette affaire beaucoup plus à cœur que vous ne l’imaginez.

–Ecoutez ceci. Le papa Jolivet, très positif, ne croit qu’au succès qui se traduit en argent. S’il accorde sa fille au docteur Belcourt, c’est qu’il suppose le docteur capable de gagner lui-même une grande fortune par sa science médicale. Or, quoique Belcourt ait bien pris à Orléans, on ne se presse pas, ici comme ailleurs, de payer le médecin. Il est donc loin de rouler sur l’or, et n’ose réclamer son dû à certains gros clients, de peur de se déconsidérer. Bref, il ne peut se procurer la somme nécessaire à l’acquisition des présents de noce.

–Voyez-vous là une difficulté sérieuse, Aubertin? Grâce au beau mariage qu’il va conclure, Belcourt trouvera facilement…

–Pas si facilement. Le docteur comprend la nécessité de faire bien les choses; la moindre mesquinerie le perdrait dans l’esprit de son futur beau-père. Quand une jeune fille vous apporte en dot vingt mille francs de rente, il est indispensable de lui offrir des cachemires, des dentelles, des diamants. Aussi Belcourt a-t-il besoin de dix mille francs… et il cherche en ce moment à les emprunter.

–Bah! dix mille francs! une bagatelle. Lorsque l’on saura qu’il épouse MLLE Victoire J’olivet.

–Oui, mais il est obligé d’y aller avec une certaine– prudence, car si le tanneur apprenait qu’il essaye de négocier un emprunt… et tout se sait dans notre ville. Tenez, mon cher Deluzy, j’ai vu ce matin le docteur chez moi, et il m’a proposé de lui avancer cette somme, promettant de la rembourser promptement, avec les intérêts qu’il me plairait de fixer.

–Mais vous ne la lui avez pas avancée, Aubertin? Vous ne m’auriez pas joué le vilain tour de le tirer d’embarras?

–Non, non, rassurez-vous; j’ai répondu que j’étais engagé dans d’importantes opérations financières et que je n’avais pas de fonds disponibles. Il est parti tout penaud… C’est peut-être un ennemi que je me suis fait à cause de vous, Deluzy.

–Allons donc! que pourriez-vous craindre du docteur Belcourt, vous qui êtes si bien posé dans la ville, vous dont le crédit est si solide? Ainsi, vous croyez que Belcourt ne réussira pas à se procurer les dix mille francs nécessaires pour les cadeaux de noce?

–Je ne sais trop Je ne vois, parmi les «hommes d’argent» de la place, personne qui soit disposé à les lui prêter; et il peut se trouver entraîné à de fausses démarches, qui auront pour lui de grandes conséquences. Le père Jolivet, comme tous les esprits étroits, est très-pointilleux; à la moindre imprudence il donnera du balai à M. le docteur, et Mlle Victoire, qu’on dit passablement orgueilleuse, pourra elle-même n’être pas très-bien veillante pour son prétendant sans le sou.

Deluzy resta pensif un moment, tandis que le banquier tambourinait avec ses doigts sur le dossier d’un fauteuil.

–Vous avez raison, Aubertin, reprit-il enfin, ce mariage n’est pas fait encore et il reste quelques chances. Soyez mon allié dans cette affaire et entendons-nous pour profiter de la moindre circonstance qui se produira. Le Belcourt une fois évincé, je ne désespérerais pas de remporter «la victoire!» Le père et la fille m’ont toujours bien accueilli; si j’épousais cette petite, mon cher Aubertin, je m’empresserais de vous rembourser les trente mille francs que je vous dois par suite de cette malheureuse baisse des fers, et pour lesquels je vous paye de si forts intérêts.

–C’est bon, c’est bon, je ne suis pas inquiet, Deluzy, car vous m’avez donné des garanties sérieuses Je vous servirai à titre d’ami, et chaudement, je vous assure.

Pendant que le banquier et le maître de forge causaient ainsi à l’écart, les habitués du cercle étaient arrivés un à un; on avait allumé tous les becs de gaz. Des parties s’engageaient; on entendait claquer les billes de billard. Quelques-uns des assistants s’étaient assis déjà autour d’une table pour jouer au baccarat, ou comme ils disaient, pour «tailler un bac,» et tout annonçait que la nuit serait féconde en émotions.

Aubertin, grand joueur, et souvent joueur heureux, allait prendre sa place au baccarat, quand plusieurs personnes entrèrent dans le premier salon. Une voix forte, aux intonations brusques, dominait le bruit. Deluzy fit un signe au banquier, pour l’inviter à être attentif. Au même instant, l’ancien tanneur Jolivet parut, accompagné de son gendre futur.

Le charlatan

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