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VII
Les mystères de la nuit

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Table des matières

La chambre était vaste et la bougie ne l’éclairait que d’une manière insuffisante. Aussi fut–ce seulement quand il se trouva près d’eux que Robillardet son maître purent avoir idée du visiteur nocturne.

C’était un vieillard au crâne chauve, aux joues blêmes, à la barbe toute blanche. Il avait l’œil éteint, comme hébété. Son habillement consistait en une robe de chambre très ample, de couleur sombre, qui laissait voir son cou flasque et ses longues mains diaphanes. Toute sa personne trahissait je ne sais quel désespoir farouche qui faisait peur.

Il s’arrêta au milieu de la chambre et promena autour de lui son regard atone, comme s’il cherchait à se rappeler le motif de sa venue. Enfin, il dit d’une voix chevrotante, en s’adressant surtout à Robillard:

–Vous êtes les étrangers qui sont arrivés ici ce soir. et que personne ne connaît?

–Ma foi! mon respectable monsieur, répliqua Robillard avec sa jovialité ordinaire, si personne ici ne nous connaît, nous n’y connaissons non plus personne… et partant quittes. Mais qu’y a-t-il pour votre service?

–Qui que vous soyez, messieurs, je vous supplie de protéger mon existence menacée.

–Hein! que dites-vous là? Votre existence… menacée! Ah! ça, nous ne sommes donc pas dans une maison riche. et honnête?

–Je serais plus en sûreté dans une caverne de brigands.

–Diable! diable! contez-nous donc ça. Quel service attendez-vous de nous?

–Que vous vous rendiez chez le magistrat le plus proche, ou bien au plus prochain hôtel de gendarmerie, pour requérir que l’on vienne promptement à mon secours.

–On vous relient donc prisonnier?... Enfin, mon digne monsieur, qui êtes-vous?

–Je suis le chef de la famille qui habite cette maison; mais des enfants dénaturés veulent se débarrasser de moi, et l’on m’enferme, en attendant que l’on me fasse mourir de la plus cruelle des morts... de faim.

–De faim? miséricorde!… Alors, poursuivit Robillard avec empressement en désignant la table sur laquelle on voyait les reliefs de son souper, vous pouvez jouer un bon tour à ceux qui vous martyrisent. Voici la moitié d’un poulet et le quart d’un jambon; mettez-vous en état d’attendre des temps meilleurs.

L’inconnu jeta un coup d’œil distrait sur la table: mais, à la grande surprise de Robillard, il se détourna aussitôt d’un air de parfaite indifférence. Barbe-Blonde, qui avait écouté avec un intérêt croissant la conversation précédente, fit signe à Robillard de se taire et dit doucement:

–Je suis tout disposé, monsieur, à vous rendre tel service qui dépendra de moi; néanmoins, certaines explications sont indispensables. J’ai vu ce soir votre charmante fille, Mlle Joséphine, qui nous a si bien accueillis, et je ne peux croire qu’elle fasse cause commune avec les personnes dont vous vous plaignez.

Le son de voix de son interlocuteur parut réveiller chez le vieux bonhomme certains souvenirs lointains. Il se tourna vers Barbe-Blonde et le regarda fixement; mais son œil ne tarda pas à redevenir morne, et il répondit:

–Quoique Joséphine soit une bonne créature, elle est obligée de se soumettre aux ordres des autres.

–En l’absence de sa sœur et de son beau-frère, c’est elle qui commande ici, et il m’est difficile d’admettre qu’elle vous prive de nourriture.

–Elle tremble devant le monstre que j’ai eu le malheur de choisir pour gendre.

Barbe-Blonde fut sur le point de répondre avec chaleur; mais il se mordit les lèvres et reprit, après une pause:

–Vous ne me persuaderez pas que Léon, ce bel enfant que nous avons ramené ce soir, n’ait pas d’affection pour vous; et Julien, ce fidèle domestique, qui parait si dévoué.

–Léon ne saurait être une protection pour moi. Quant à Julien, c’est l’âme damnée de Deluzy et peut-être le confident de ses horribles secrets.

Barbe-Blonde et Robillard lui-même n’avaient presque plus de doute que la raison du vieux bonhomme ne fût égarée.

–Monsieur Jolivet, reprit Barbe-Blonde, n’exagérez-vous pas un peu les torts de votre famille envers vous?

Jolivet ne s’étonna nullement de s’entendre appeler par son nom.

–Je n’exagère rien, répliqua-t-il avec beaucoup de feu, et je vous le répète, messieurs, si l’on ne vient bien vite à mon aide, je suis perdu. Ecoutez-moi: quand j’ai donné ma fille Victoire à cet odieux Deluzy, je le croyais très riche, et il était déjà plus qu’aux trois quarts ruiné. Le mariage accompli, on me décida par toutes sortes de mensonges à venir m’établir dans cette forge, où les travaux sont interrompus depuis longtemps, vu, dit-on, le renchérissement des fers, et ne seront jamais repris. On m’installa avec ma plus jeune fille dans un appartement de cette maison, que l’on appelle un château, et, depuis ce moment, je vis séparé du monde.

«En arrivant ici, je possédais une fortune considérable. bien plus d’un million. et, après avoir soldé à mon gendre la dot de ma fille aînée, il me restait une somme très forte, tant pour la dot de Joséphine que pour m’assurer à moi-même le bien-être et l’indépendance.

«L’infâme Deluzy, de plus en plus endetté par ses folies, par le jeu, par les manœuvres des usuriers, n’a plus eu d’autre but, quand je me suis trouvé a sa merci, que de me dépouiller de ma fortune et de celle de ma fille cadette; pas de ruses ni de fourberies qu’il n’ait mises en œuvre pour atteindre ce résultat.

«Profitant d’une maladie, à laquelle j’ai failli succomber, il s’est fait donner les pouvoirs les plus étendus enfin de gérer mes biens, de les dilapider à son aise. Ici tout le monde m’est contraire, et je ne saurais trouver aucun appui. On me séquestre, on me prive de nourriture. Sans doute on va chercher un moyen encore plus expéditif de se débarrasser de moi puisque mon redoutable gendre arrive demain.»

Barbe-Blonde se demandait ce qu’il y avait de vrai dans ces assertions, quoique la terreur et l’indignation de Jolivet parussent sincères. Il reprit d’un ton léger:

–Allons! vous avez pour M. Deluzy l’aversion que beaucoup de beaux-pères ont pour leurs gendres, beau coup de belles-mères pour leurs brus. Ces choses-là s’arrangent en famille. et des étrangers n’ont pas à s’en mêler.

Jolivet fit un geste de désespoir.

–Vous ne me croyez pas! s’écria-t-il. Ah! ma pauvre Victoire a été sur le point jadis d’épouser un escroc; et j’aurais mieux fait de l’accorder à l’escroc que de lui donner pour mari. un scélérat!

Une vive rougeur se montra sur les joues pâlies de Barbe-Blonde, qui ne répondit pas d’abord. Enfin, il balbutia avec effort:

–Un... scélérat!… votre gendre!

–Oui, un scélérat, répliqua Jolivet; quoiqu’il conserve les dehors de l’opulence, sa fortune et celle de Victoire sont dévorées depuis longtemps. Ne pouvant disposer à sa fantaisie, tant que je suis vivant, des biens qui me restent, il emploie les moyens les plus honteux, les plus criminels afin de suffire à ses prodigalités. Des voyages fréquents qu’il fait à l’étranger, et dans lesquels il veut être accompagné de sa malheureuse femme, ont pour objet l’exploitation de je ne sais quelle coupable industrie. Tenez, ajouta-t-il en ouvrant la fenêtre et en désignant la lumière que Robillard avait remarquée déjà, voyez-vous cette lampe qui s’allume toutes les nuits? Elle provient d’un petit bâtiment à demi-caché au milieu des arbres et qui dépend de cette maison. Nul ne sait par qui ce pavillon est habité, à quelle mystérieuse occupation se livre celui qui l’habite; mais Deluzy doit le savoir, lui, et la police le saurait de même si elle pénétrait à l’improviste dans ce bâtiment qui, le jour, paraît abandonné.

–Enfin, monsieur Jolivet. reprit Barbe-Blonde avec impatience, que souhaitez-vous de moi? Nous sommes au milieu de la nuit. et je me sens épuisé.

–Souffrez que je parte demain avec vous. J’irai me mettre sous la sauvegarde de la justice, si vous ne voulez vous-même dénoncer aux magistrats.

Depuis un moment, on entendait des pas et des chuchotements dans le corridor voisin. Tout à coup la porte s’ouvrit, et Julien entra tandis qu’une autre personne paraissait attendre à l’extérieur.

–Comment! monsieur, dit le domestique à Jolivet d’un ton sévère, n’avez-vous pas honte de venir déranger vos hôtes à pareille heure? Pourquoi êtes-vous sorti de votre chambre, où l’on vous croyait bel et bien endormi?

Jolivet avait l’air penaud d’un écolier pris en flagrant délit d’école buissonnière. Cependant il dit, les yeux baissés:

–En quoi cela vous regarde-t-il? Vous n’êtes qu’un valet et je n’entends pas.

–C’est bon, je dois aller demain chercher monsieur et madame en voiture à la station du chemin de fer, et je leur rendrai compte de votre conduite. En attendant, vous obéirez bien à mademoiselle Joséphine, à qui le bruit qu’on fait ici a donné l’éveil et qui vous attend à la porte de la chambre.

–Joséphine! demanda Jolivet avec inquiétude, Joséphine est là?

–Oui, mon père, répliqua une voix douce dans l’obscurité du corridor, et je vous supplie de rentrer. Ne troublez pas davantage le repos dé ces pauvres messieurs, malades et fatigués.

–Me voici, ma fille; je voulais seulement leur dire. J’ai si grand faim!… oh! que j’ai faim!

Jolivet sortit précipitamment, sans s’inquiéter davantage des étrangers, et on l’entendit s’éloigner avec la personne invisible qui le grondait tout bas.

Julien était resté.

–Excusez-le, messieurs, reprit-il en se disposant lui-même à sortir. Il a été atteint récemment d’une maladie dont on a eu beaucoup de peine à le sauver, et depuis ce temps, la raison. Une de ses manies consiste à dire et à croire qu’on le laisse mourir de faim; je l’ai entendu exprimer la même plainte en présence d’une table bien servie.

–Nous en savons quelque chose, reprit Barbe-Blonde; de plus il s’imagine, n’est-ce pas, que l’on en veut à sa liberté, à son existence?

–Précisément; vous aurait-il fait entendre quelques-unes de ses jérémiades habituelles?

–Oui, mais je n’ai pas eu de peine à reconnaître que ce pauvre vieux est atteint de la monomanie, qu’on appelle délire de la persécution et qui fait voir au malade des ennemis acharnés à sa perte dans tous ceux qui l’approchent.

–C’est bien là le nom que le médecin donne à la folie de M. Jolivet. Que vous a-t-il donc dit, monsieur?

–Il nous a conjurés de le protéger et de le tirer d’ici.

–C’est un de ses refrains ordinaires. A présent, vous savez ce que l’on doit penser des billevesées d’un vieillard tombé en enfance. Bonne nuit! messieurs. Mademoiselle Joséphine est désolée du dérangement que l’on vient de vous causer.

Et Julien se retira.

Quoique cette scène eût paru avoir un grand intérêt pour lui, Barbe-Blonde retomba sur sa couche en poussant un gémissement. Robillard profita de l’occasion pour renouveler les compresses camphrées et dit à son maître:

–Ah! çà, connaitriez-vous le vieux toqué qui était là tout à l’heure?

–A quoi pensez-vous, Robillard? C’est la première fois que je viens dans cette maison.

–Pourtant il m’avait semblé. Et croyez-vous vraiment, maître, que tout ce qu’il nous a dit est faux?

–Je ne sais trop; pour les pauvres monomanes tels que lui, le vrai et le faux se mêlent parfois d’une façon inconcevable.

–Il y a surtout, reprit Robillard, l’histoire de cette lumière là-bas qui me tarabuste. A quoi diable peut-on travailler, la nuit, dans cette espèce de désert?

–Bah! que nous importe? Songeons plutôt à nous reposer. Je voudrais demain matin retourner à mes affaires. Ainsi, dormez et laissez-moi dormir.

Peut-être Barbe-Blonde ne tenait-il pas autant au sommeil qu’il le prétendait et désirait-il se livrer librement à ses réflexions; mais si telle était son intention, elle n’eut pas de suites, car à peine avait-il laissé retomber sa tête sur l’oreiller que, la fatigue et la fièvre l’emportant, il se rendormit.

Robillard, dont on a pu apprécier déjà la nature inquiète et remuante, et qui, d’ailleurs, avait un tempérament de fer, n’éprouvait pas le même besoin. Avant de reprendre sa place au chevet du malade, il s’approcha de la fenêtre entr’ouverte et regarda encore du côté du pavillon. La lampe continuait de briller; sous son jet lumineux on voyait le travailleur, toujours immobile et exactement dans la posture où il se trouvait plusieurs heures auparavant.

–Morbleu! murmura Robillard, il est donc empaillé? Je donnerais beaucoup pour savoir à quoi m’en tenir sur ce particulier-là!

Et il chercha les moyens d’arriver jusqu’au pavillon, situé à l’extrémité du jardin.

On était au premier étage et un saut par la fenêtre n’effrayait pas un homme aussi vigoureux, aussi agile que lui; mais il songeait que, sa curiosité une fois satisfaite, il lui faudrait remonter, et il voulait s’assurer d’avance si la chose serait possible.

Une circonstance favorisa son dessein. Sur la façade de la maison s’étalait une belle vigne dont les échalas étaient en fer, ce qui s’expliquait dans une habitation dépendant d’une forge importante. L’escalier était donc tout fait; mais Robillard, après en avoir constaté la solidité, hésitait à s’en servir.

–Bah! je n’y tiens plus, dit-il enfin; le mieux est de céder à mon envie. En dix minutes, tout sera terminé.

Voyant son maitre profondément endormi, il disposa la bougie de manière à ce qu’elle ne pût être aperçue du dehors; puis, enjambant la fenêtre, il se laissa glisser le long d’un échalas. Il atteignit ainsi le sol, sans difficulté et sans accident.

Il se trouvait maintenant dans un jardin potager. Les étoiles donnaient une clarté suffisante pour permettre de reconnaître les allées; en revanche, la lumière de la lampe avait disparu.

Il s’orienta du mieux possible et se dirigea vers le point où devait être le pavillon. Il ne rencontra qu’un mur assez élevé et un massif d’arbres d’agrément. Peut-être derrière ces arbres y avait-il une porte, mais elle était invisible. Enfin Robillard aperçut un reflet lumineux se jouant dans le feuillage d’un tilleul, à une certaine hauteur.

–Par Jupiter! dit-il avec une curiosité exaspérée, je n’en aurai pas le démenti!

Il embrassa l’arbre, et grâce à une gymnastique savante, il fut bientôt installé sur une branche du tilleul.

De là, en effet, il revit le pavillon construit de l’autre côté du mur, et la fenêtre, et la lampe, et aussi l’homme qui travaillait avec tant d’assiduité. Cet homme, penché sur un papier, écrivait ou dessinait. Par malheur, il tournait le dos à Robillard et l’on ne pouvait voir ni son visage, ni le détail de son costume. La pièce où il se tenait, assez exiguë, était occupée presque tout entière par une table encombrée de papiers, de flacons bouchés à l’émeri, d’outils aux formes variées.

Tout cela n’apprenait pas grand’chose à Robillard, et ce n’était pas la peine d’avoir risqué de se rompre le cou pour faire de si chétives découvertes. Pendant qu’il s’agitait afin de mieux observer, la branche qui le soutenait, pourrie ou trop faible, se brisa. Par un mouvement instinctif, il se rattrapa à la branche supérieure et reprit l’équilibre Néanmoins, cet accident avait fait du bruit et donné l’alarme.

Aussitôt, le solitaire fut debout; saisissant un objet sur la table, il s’approcha vivement de la fenêtre. Il tournait le dos à la lampe, et on n’était pas plus avancé pour examiner ses traits. Robillard, redevenu attentif, put cependant reconnaître que l’objet en question était un revolver.

Cette remarque ne l’encouragea pas à manifester sa présence, et il demeura dans une immobilité complète. L’inconnu regarda soigneusement autour de lui, cherchant la cause du bruit suspect qu’il venait d’entendre. Comme rien ne bougeait et comme sans doute le curieux était bien caché par le feuillage, il finit par se retirer; puis, tout à coup, soit qu’il eût éteint la lampe, soit qu’il eût fermé un volet intérieur, la lumière disparut, la fenêtre elle-même devint invisible.

–Hum! murmura Robillard, je m’exposais à recevoir une balle dans la tête!… C’eût été payer trop cher ce piètre résultat... Au diable!... L’espionnage ne me réussit guère.

Il redescendit de l’arbre.

–En définitive, poursuivit-il, il y a quelque chose de louche en tout ceci, et le vieux Jolivet n’est peut-être pas aussi fou qu’il le parait. Ma foi! si je demeurais longtemps dans cette maison, peut-être essayerais-je d’éclaircir l’histoire, rien que pour l’amour de l’art!

Il regagna sa chambre; ces allées et ces venues n’avaient même pas troublé le sommeil maladif de Barbe-Blonde.

–Il sera sage, pensait Robillard, en s’enveloppant de nouveau dans sa couverture, de ne pas parler de cette aventure à mon maître. Je donnerais ma vie pour lui; mais il est si réservé, si mystérieux. Et puis, il se moquerait de moi!

Sur cette réflexion, Robillard reprit place dans son fauteuil et dormit paisiblement le reste de la nuit.

Le charlatan

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