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Le docteur Belcourt
Jolivet, comme nous le savons, ne devait sa fortune qu’à son travail et avait débuté en qualité de simple ouvrier dans la maison dont il était devenu le chef plus tard. Ayant épousé la fille de son ancien patron, il avait, pendant quarante ans, dirigé avec sagesse et prudence son vaste établissement de tannerie à Orléans. Par malheur, au moment où il allait se retirer pour jouir de son opulence, sa femme, vaillante créature qui n’avait pas peu contribué à la prospérité commune, était morte tout à coup, ce qui avait été la plus grande douleur qu’il eût jamais ressentie. Resté seul avec ses deux filles, il ne s’en était montré que plus empressé à abandonner les affaires et, après avoir vendu son usine, il s’était installé avec ses enfants dans une jolie habitation qu’il possédait sur le quai de la Loire.
Jolivet passait pour un très honnête homme, et son succès attestait en lui un sens juste et droit. Cependant, nous conviendrons que ses manières et son langage n’appartenaient pas à la meilleure compagnie. Il était vif, despotique, opiniâtre dans ses idées; sa mise était négligée, sa tournure vulgaire. En sa qualité de millionnaire, ceux qui l’approchaient lui pardonnaient bien des choses: mais, au cercle, où il avait cru devoir se faire admettre afin d’occuper ses soirées, on ne lui épargnait guère des railleries, dont d’habitude il ne s’apercevait pas.
Le docteur Belcourt, qui l’accompagnait en ce moment, avait vingt-huit ans au plus. Sa figure franche, encadrée de favoris blonds, ses yeux vifs et spirituels, ses manières gracieuses, sa prestance, faisaient de lui un véritable «médecin des dames», titre que l’on commençait à lui donner dans la ville. Sa redingote et son pantalon noirs étaient coupés par un tailleur parisien, et il portait avec aisance la cravate blanche traditionnelle. Il formait ainsi avec son futur beau-père, un véritable contraste; l’un et l’autre paraissaient appartenir non seulement à un monde différent, mais même à des races différentes.
Belcourt, toutefois, comme l’ancien tanneur, ne devait qu’à lui-même le rang qu’il occupait dans la société. De famille pauvre et obscure, il avait été élevé par un oncle, ancien capitaine d’infanterie, qui, peu fortuné aussi, s’était ingénié à lui faire donner une bonne éducation. Encore le digne oncle n’avait-il pu achever sa tâche; il était mort au moment où Belcourt venait d’être reçu bachelier, et manquait justement lorsque son appui allait devenir le plus nécessaire.
Il n’avait laissé en mourant à son neveu que quelques milliers de francs, somme très insuffisante pour permettre au jeune héritier d’atteindre une position honorable et lucrative. Mais Belcourt avait résolu d’être médecin; et, si humbles que fussent ses ressources, il se rendit à Paris, afin d’y commencer les longues, difficiles et coûteuses études de la science médicale.
Par quels miracles réussit-il dans son projet? Pendant cinq mortelles années, il supporta les plus affreuses privations. Les uns disaient qu’il avait été «pion» dans un lycée, les autres qu’il avait donné des «répétitions» dans une école. Il travaillait nuit et jour pour faire marcher de front ses fonctions fastidieuses avec ses études scientifiques, se refusant tous les plaisirs, toutes les distractions. Enfin il était arrivé au terme de ses épreuves. Le diplôme de docteur ayant été la récompense de .ses efforts, il avait choisi Orléans pour sa résidence, bien qu’il y connût peu de monde et qu’il n’y eût point d’amis. Ses débuts, nous ne l’ignorons pas, étaient passablement rudes; mais l’espoir d’épouser bientôt la belle et riche Victoire Jolivet relevait son courage, et tout, à cette heure, lui présageait un brillant avenir.
Belcourt et son futur beau-père s’avancèrent, appuyés l’un sur l’autre, dans les salons du cercle. Sauf Deluzy et Aubertin qui saluèrent Jolivet, on ne leur accorda pas grande attention, et ils allèrent s’installer dans le fumoir où le bonhomme se fit apporter, par le garçon du cercle, sa grosse pipe d’écume, tandis que Belcourt allumait un cigare.
L’ancien tanneur bâillait fréquemment et, quoiqu’il fût à peine neuf heures, la pipe avait pour destination de l’aider à lutter contre le sommeil. Le médecin, au contraire, semblait distrait, rêveur, et on eût dit qu’une pensée pénible l’agitait.
Il tira en silence quelques gorgées de son cigare, pendant que Jolivet poussait des peuh! peuh! retentissants
–Ma foi! dit enfin Belcourt, je me trouvais bien mieux qu’ici, dans votre joli salon, en compagnie de vos charmantes demoiselles… surtout de ma chère Victoire!
–Voyez-vous ça, mon gaillard! répliqua Jolivet en riant; mais il y a temps pour tout. C’est très comme il faut de venir passer la soirée au cercle, où se réunissent les gens les plus huppés de la ville, et il est bon que vous fassiez des connaissances.
–Sans doute; cependant Mademoiselle Victoire était ce soir si gaie, si séduisante…
Le bonhomme partit, d’un nouvel éclat de rire.
–Décidément, mon petit docteur, reprit-il, vous en tenez dans l’aile… Allons! allons! il n’y a pas de mal, puisque nous sommes d’accord… C’est très comme il faut d’aimer celle qu’on doit épouser!
Pour le père Jolivet, tout ce qu’il y avait au monde de beau, de juste et de bien, se résumait dans ce mot de «comme il faut», et nous verrons qu’il en faisait un fréquent, parfois un bizarre usage.
–Comment ne l’aimerais-je pas? dit Belcourt avec chaleur; elle a autant d’esprit que de beauté.
–Elle a de plus, répliqua Jolivet en clignant des yeux, pas mal de billets de banque que vous remettra le notaire à la signature du contrat… Mais, sacrebleu! poursuivit-il avec un accent de rondeur, au point où nous en sommes, qu’attendez-vous donc pour en finir? Les «papiers de la mairie» sont prêts… A quand la corbeille et les cadeaux de noce?
Le docteur tressaillit.
–La corbeille! répéta-t-il; j’attendais votre autorisation. Et puis, je veux tout ce qu’il y a de plus beau pour l’offrir à mon adorable fiancée.
–Pas de folies pourtant, docteur! Victoire est toute simple… Contentez-vous de faire les choses comme il faut. L’argent, je le sais, ne vous coûte guère. vous n’avez qu’à monter chez lés gens, à leur dire quelques mots et à leur tâter le pouls; on vous paye cher pour cela Dans la tannerie ce n’était pas si commode, et il nous fallait une autre mise de fonds!
–Bien, bien, reprit Belcourt; j’agirai pour le mieux; et puisque vous me permettez d’offrir la corbeille, je vais m’en occuper… je m’en occuperai… dès demain.
Pendant qu’il parlait ainsi, on eût pu voir des gouttes de sueur perler sur son front, et sa voix avait un tremblement très sensible.
Aubertin, qui venait de la salle voisine, entra dans la pièce où se tenaient les deux fumeurs.
–Eh! quoi, messieurs, dit-il nonchalamment, ne voulez-vous pas risquer quelques écus? Le baccarat va un train d’enfer aujourd’hui!
Belcourt, ayant encore sur le cœur le refus que le banquier lui avait fait essuyer le jour même, demeura silencieux.
–Vous savez, monsieur Aubertin, répondit l’ancien tanneur, qu’il ne faut jamais compter sur moi pour le jeu. Je n’aime pas à perdre et je ne tiens pas à gagner.
–Vous, fort bien, papa Jolivet; mais le docteur Belcourt ne saurait partager ces goûts… Il doit tenir à gagner, lui, car on a toujours besoin d’argent lorsque l’on va se marier!
L’intention malveillante de ces paroles n’échappa pas au docteur, qui retint avec peine une réponse piquante. Jolivet reprit, avec sa bonhomie habituelle:
–Au fait, Belcourt, pourquoi ne joueriez-vous pas un peu? C’est très comme il faut de jouer. Vous avez l’air de vous y entendre… L’autre jour, chez nous, quand vous avez fait des tours de cartes pour amuser Joséphine, qui raffole de vous, vous tripotiez les cartes avec une adresse merveilleuse.
–Bah!… des enfantillages… bons tout au plus pour divertir des petites filles comme mademoiselle Joséphine.
–M. le docteur, reprit Aubertin, doit connaître le baccarat, un jeu si facile!… Mais, ajouta-t-il avec ironie, peut-être a-t-il oublié son porte-monnaie?
–Dans ce cas, répliqua sèchement Belcourt qui se leva, ce n’est pas à celui de M. Aubertin que je devrais recourir… Eh! bien, Jolivet, poursuivit-il, puisque vous y tenez, je vais risquer un louis.
–Un louis!… Allons donc! mon garçon, cent sous suffiront bien.
On passa dans la salle de jeu. Comme l’avait dit Aubertin, le baccarat allait déjà «un train d’enfer.» Une douzaine de personnes étaient assises autour d’une grande table, sur laquelle le gaz versait des flots de lumière. Deluzy tenait la banque, et devant lui, comme devant les autres, on voyait non-seulement de petits tas d’or et d’argent, mais encore des liasses de billets. Belcourt prit une place vide à la table, tandis que l’ancien tanneur allait s’asseoir dans un coin.–
A la vue des sommes étalées sur le tapis, un éclair avait brillé dans les yeux du jeune docteur. Peut-être songeait-il qu’il y avait là de quoi le tirer d’embarras et que quelques cartes favorables pouvaient mettre ces monceaux précieux en sa. possession. Néanmoins, cet éclair s’éteignit aussitôt; et Belcourt, malgré la recommandation de Jolivet, tira de sa poche une pièce de vingt francs,–unique sans doute,–qu’il posa tranquillement devant lui.
Le sort lui fut propice. Du premier coup il doubla sa mise, et Deluzy lui envoya une seconde pièce d’or, non sans un sourire de dédain.
Belcourt joua pendant une demi-heure environ, avec des alternatives de gain et de perte; toutefois, le gain l’emportait, car, au bout de ce temps, le docteur avait deux ou trois cents francs devant lui.
Il demeurait impassible; ses traits ne trahissaient aucune joie. Comme il venait encore de gagner, Aubertin, qui se tenait derrière lui, murmura d’un ton moqueur:
–Ce n’est pas encore ce dont vous avez besoin… mais cela commence!
–Heureux au jeu, et heureux en femme, dit Deluzy avec amertume, c’est trop!
Le docteur ne répondit ni à l’une ni à l’autre observation, ramassa son argent et se leva.
–Eh! quoi, demanda Aubertin toujours railleur, est-ce que la Faculté fait «Charlemagne»?
–Ça m’en à tout l’air, dit le maître de forge en ricanant.
–Messieurs, répliqua Belcourt, je viens de me souvenir que j’ai à visiter, dans une rue voisine, un malade dont l’état est grave, et je me rends chez lui. Certaines considérations m’ont fait oublier, aujourd’ui, mes devoirs ordinaires, mais le jeu n’a pas le même pouvoir.
–Bien dit, ça! s’écria le père Jolivet; allez, docteur, puisque les malades vous réclament. Mais vous reviendrez, et je vais vous attendre. Sacrebleu! ajouta-t-il en regardant en face Deluzy et Aubertin qui ne cessaient de ricaner, mon Belcourt est incapable de faire «Charlemagne» à qui que soit, entendez-vous? C’est un homme comme il faut, que diable! Et il vous donnera votre revanche. N’est-ce pas, docteur, que –vous allez revenir?
Belcourt hésita quelques secondes.
––Je reviendrai, répliqua-t-il enfin.
Et il sortit à pas précipités.
Pendant que l’ancien tanneur regagnait son coin, le banquier s’assit à côté de Deluzy.
–Ma foi! lui dit-il tout bas, ce serait bien drôle si ce petit médecin nous faisait payer à tous sa corbeille de mariage!
–Il n’en est pas encore là; nous y veillerons. Avez-vous remarqué, Aubertin, que, réellement, il manie les cartes avec une dextérité singulière?