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IV
Aînée et cadette

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Table des matières

La famille Jolivet habitait, on s’en souvient, une belle et confortable maison sur le bord de la Loire. Cette maison était séparée du quai par une grille en fer et par deux pilastres, surmontés chacun d’un lion de bronze. Les lions semblaient se menacer des yeux, d’où l’on affirmait facétieusement dans le voisinage qu’ils se regardaient «en chiens de faïence.» Au fond de la cour, se dressait l’habitation blanche, proprette, encadrée de plantes grimpantes et de caisses d’orangers. Par derrière, s’étendait un jardin dont les arbres formaient un fond de verdure du plus agréable effet.

Le lendemain du jour de l’événement au cercle du Commerce, les demoiselles Jolivet se trouvaient dans un salon du rez-de-chaussée, tout encombré de fleurs et d’ouvrages féminins. L’aînée, Victoire, semblait avoir vingt ans environ. Elle était grande, bien faite, avec des yeux et des cheveux noirs; son visage, aux traits réguliers, avait d’ordinaire une expression un peu hautaine, mais en ce moment était sillonné de larmes; et Victoire, les coudes appuyés sur un guéridon, la tête dans ses mains, s’abandonnait aux plus douloureuses pensées.

Sa sœur cadette, Joséphine, bien qu’elle eût près de quatorze ans, en paraissait douze à peine. Elle était grande aussi, mais maigre, dégingandée, avec des mouvements vifs et impétueux; une pensionnaire n’ayant encore rien de la femme. Seulement, on devinait à la fraîcheur de sa carnation, à la finesse de ses traits, à l’éclat de ses yeux bleus, à l’abondance de ses cheveux châtains que, lorsque la nature aurait accompli pour elle son évolution habituelle, Joséphine pourrait devenir encore plus attrayante que Victoire.

Assise devant une table, elle dessinait un nez romain, auquel elle donnait obstinément la forme et la courbure d’un bec de perroquet; à la vérité, elle n’accordait pas beaucoup d’attention à son travail et, tout en tortillant son porte-crayon entre ses doigts effilés, elle jetait fréquemment les yeux vers sa sœur qui pleurait tout bas.

Tout à coup, elle repoussa son dessin, sauta sur les genoux de Victoire, et lui prenant la tête dans ses mains, elle l’embrassa avec transport.

–Ne te désole pas, ma chérie, lui dit-elle, tu reverras ton prétendu. Tu sais comme est papa!... Il crie bien haut, mais il est gentil, et quand on le prie bien. Moi, d’abord, je lui fais faire tout ce que je veux.

–Laisse-moi, Joséphine, répliqua Victoire avec impatience; tu n’es qu’une enfant, et tu ne comprends rien à ce qui se passe. Ce jeune homme et moi, nous ne devons plus nous revoir.

Et elle se remit à pleurer.

–Mais cela m’ennuie, moi, reprit Joséphine d’un ton boudeur; j’aimais beaucoup M. Belcourt, il était mon ami. Souviens-toi comme il m’a bien soignée quand j’ai eu ma fièvre typhoïde!... Et il m’encourageait, il me parlait si doucement!

–Tais-toi; après le scandale d’hier, je vais devenir la fable de la ville. On assure que c’est un voleur!

–Un voleur! s’écria Joséphine avec indignation; si l’on peut dire!... Ne sais-je pas ce que c’est qu’un voleur?… Tiens! il y en avait un dans l’image que je coloriais ces jours derniers; c’était un homme très-grand, barbu, qui avait un large chapeau, de longues bottes, et une ceinture rouge hérissée de pistolets et de poignards. Hein! est-ce que M. Alfred ressemble à ce portrait-là?

–Tu me romps là tête... Je te répète que nous ne devons jamais revoir le docteur Belcourt.

Il y eut encore un silence. Joséphine, un peu confuse, avait l’air elle-même de réfléchir et ne songeait pas à reprendre son crayon. Le salon étant de plain-pied avec le jardin, on y entendait le bourdonnement des insectes qui butihaient sur les fleurs du parterre.

–Joséphine, d’humeur remuante, ne pouvait rester longtemps immobile et silencieuse.

–Victoire, reprit-elle, si M. Belcourt venait, aurais-tu le courage de le renvoyer?? Il t’aimait tant! Et toi, de ton côté, tu avais l’air...

–Mon Dieu! ma chère, tu es insupportable; non, je ne le recevrais pas. D’ailleurs, papa n’a-t-il pas dit que, selon toute apparence, ce malheureux déshonoré s’était donné la mort??

Et, en dépit d’elle-même, Victoire laissa de nouveau couler ses larmes.

–Papa le dit, reprit Joséphine, mais il n’en est pas sûr. La preuve c’est que, tout en maudissant M. Alfred, il est sorti pour aller dans la ville s’informer de ce qu’il est devenu.

–On peut espérer en effet, répliqua Victoire toute frémissante, qu’il n’a pas eu recours à cette funeste extrémité. Aussi papa, en sortant, a-t-il commandé à Jérôme, le jardinier-concierge, de ne pas lui ouvrir la grille, s’il se présentait ici, et Mme Gordon, notre gouvernante, a l’ordre de le chasser.

–Oui, mais s’il ne passait pas par la grille? Si, comme il le faisait quelquefois, il nous arrivait par la porte du jardin qui donne sur la ruelle?

–Allons donc! cette porte est fermée.

–Qui sait! répliqua la petite d’un air espiègle; on la laisse si souvent ouverte!

Comme elle achevait ces mots, une ombre apparut extérieurement dans l’encadrement de la fenêtre, sans qu’aucun pas eût fait crier le sable des allées. En même temps, on appela d’une voix humble:

–Victoire!….. Mademoiselle Victoire!

C’était le docteur Alfred Belcourt.

Victoire se leva et dit avec fermeté:

–Retirez-vous, monsieur. Si mon père vous rencontrait ici, il serait capable.

–Oh! écoutez-moi, mademoiselle, répliqua Belcourt en joignant les mains, écoutez-moi un seul instant. Et puis, s’il le faut, je m’éloignerai pour toujours!

Il enjamba l’appui de la fenêtre et sauta dans le salon.

Victoire poussa un cri et se dirigea vers la porte.

–C’est abominable! reprit-elle, et puisqu’il en est ainsi

Mais Joséphine s’élança vers elle et la retint par sa robe.

–Oh! ne sois pas si méchante, dit-elle: écoute-le un tout petit moment Vois donc comme il parait à plaindre!

Victoire s’arrêta et presque involontairement laissa tomber un regard sur son ancien fiancé. Il était, en effet, dans un état digne de compassion. En quelques heures il avait vieilli de dix ans. Ses traits décomposés, ses yeux hagards, sa chevelure en désordre témoignaient d’un égarement voisin de la folie.. Il portait les mêmes vêtements que la veille; mais son pantalon et son pardessus étaient souillés de boue, comme s’il avait passé la nuit à errer dans des routes poudreuses et des champs baignés de rosée. Son chapeau, qu’il tenait à la main, était presque défoncé, peut–être parce qu’il l’avait écrasé dans des transports de douleur et de rage.

Cet aspect piteux, autant que les instances naïves de Joséphine, décida Victoire à rester. Sans inviter Belcourt à s’asseoir, elle dit avec une sorte d’impatience farouche:

–Enfin, monsieur, que me voulez-vous? Votre faute a creusé entre nous un abîme infranchissable; allez-vous essayer de nier le scandale horrible dont s’entretient toute la ville ce matin?

–Non, mademoiselle, répondit Belcourt les yeux baissés; je suis coupable, je le reconnais, et nul n’a plus d’horreur de moi que moi-même!… Cependant, avant de disparaître pour toujours, j’éprouve le besoin d’invoquer votre pitié. Si tous les autres me haïssent et me méprisent, peut-être éprouverez-vous quelque indulgence, quand vous saurez que c’est pour vous, pour vous seule que j’ai commis ce crime.

–Pour moi!

–Veuillez m’écouter Je ne vous ai pas caché, mademoiselle, non plus qu’à votre père, que j’étais pauvre; que, jusqu’à ces derniers temps, j’avais vécu de privations, souvent manqué du nécessaire. Mais plus j’étais pauvre, plus j’étais fier. Ce sentiment de fierté, qui me soutenait dans mes épreuves de jeunesse, est devenu plus fort encore depuis que, par mon travail, j’ai acquis une profession honorable, un rang distingué dans le monde; le bonheur immense, inespéré, qui m’était promis en obtenant votre main, n’a fait que le développer.

«Ma faiblesse m’a perdu. Le moment était venu de remplir certaines obligations imposées par un brillant mariage. Je ne voulais convenir avec personne que ma profession médicale ne m’avait rapporté encore que des bénéfices irréguliers et modestes; peut-être même cet aveu m’eût-il aliéné sans retour la bienveillance de M. Jolivet. Je désirais pourtant vous offrir des présents dignes de vous, et je cherchai à contracter un emprunt; on me répondit par un refus méprisant.

«Hier au soir, comme j’étais en proie à de mortelles inquiétudes, je me mis au jeu sans autre intention que de remplir un devoir de société; la vue de l’or troubla mon cerveau. Je me disais qu’un peu de cet or mettrait fin à mes cruels embarras. D’autre part, je voyais, parmi ceux qui m’entouraient, des hommes contre lesquels j’avais de graves motifs de plainte. Je perdis la raison et, pour la première fois de ma vie, je voulus user de mon adresse à manier les cartes.

«Sous prétexte de visiter un malade, je rentrai chez moi, et je fis mes honteux préparatifs. Revenu au cercle, je jouai avec une sorte de fureur. Je gagnai. Oh! je vous le jure, mademoiselle, tout en entassant devant moi cet argent mal acquis, je ne le considérais que comme un prêt de mes adversaires. Je notais dans ma mémoire les sommes que chacun d’eux perdait contre moi; je me promettais de les lui restituer intégralement plus tard. Malgré cela, ma conscience était bourrelée; je n’avais plus ni dextérité de main, ni présence d’esprit. Je fus si maladroit que l’un de ceux qui m’épiaient me prit en flagrant délit de fraude, et je ne sus ni résister ni me défendre. Je dus me retirer avec honte, en abandonnant non-seulement mon gain illicite, mais encore tout ce qui m’appartenait.

«Voilà la vérité, mademoiselle; je suis coupable et j’ai mérité la réprobation des gens de bien Mais, au fond du précipice où j’ai roulé et dont, je le sens, je ne peux plus sortir, j’espère encore que vous m’accorderez un peu de pitié. Quoi qu’il doive arriver de moi désormais, que je vive ou que je meure, j’ai voulu vous dire ma souffrance; j’éprouverai du soulagement à penser que, vous du moins, vous n’avez pour moi ni mépris ni haine.»

Belcourt, en parlant ainsi, se courbait devant Victoire et, des larmes tombaient en abondance de ses yeux. Peut-être la jeune fille était-elle émue de son côté, peut-être cette douleur de l’homme qu’elle avait considéré un moment comme son futur mari, trouvait-elle de l’écho dans son propre cœur; mais la bassesse de l’acte accompli était telle que Victoire croyait de sa dignité de se montrer inflexible. Elle répondit d’une voix sèche:

–Que vous importent, monsieur, mes sentiments à votre égard? Croyez-vous vous excuser en m’apprenant qu’à mon insu j’étais destinée à devenir la complice de votre faute?

–Victoire, je vous en conjure, ne m’accablez pas. Dans toute ma vie de lutte et de travail, je n’ai eu que cotte heure de faiblesse et d’égarement. Je vous demande si peu! Songez qu’un mot de votre bouche me j donnera de la force pour tenter de me relever ou me reettera dans le désespoir. Ah! mademoiselle, hier vous sembliez m’écouter avec complaisance. Avez-vous si vite oublié?

Victoire hésita quelques secondes.

–Monsieur, répliqua-t-elle enfin presque avec dureté, je n’ai rien à vous dire.

Belcourt poussa un gémissement. La petite Joséphine s’approcha d’eux.

–Victoire, s’écria-t-elle, ce pauvre monsieur Alfred assure que c’était pour toi, pour t’offrir beaucoup de belles choses, qu’il s’est laissé entraîner... Moi, je le plains, je le plains de tout mon cœur. et je serais bien fâchée qu’il lui arrivât du mal.

–Merci, Joséphine, douce et naïve enfant, dit Belcourt attendri; mais vous voyez que votre sœur.

–Joséphine, répliqua Victoire avec aigreur, ferait mieux de se taire. Quant à vous, monsieur, rien ne doit plus vous retenir ici; et, dans votre intérêt même, je vous conseille de ne pas attendre mon père, qui peut rentrer d’un instant à l’autre.

Belcourt la contemplait d’un air sombre.–

–Ainsi donc, reprit-il, pas un regret, pas un signe de compassion, pas un cri de l’âme... Ah! je n’ai plus qu’à mourir!

–Non, non, ne mourez pas, pauvre Alfred! s’écria Joséphine avec explosion; vivez pour vous repentir, pour effacer votre faute. Vous n’êtes pas un si grand criminel d’avoir succombé une fois à de mauvaises idées, et le bon Dieu pardonne des choses bien plus fortes. Voyons! Victoire, avant qu’il s’en aille, ne veux-tu pas lui tendre la main?

–Jamais. En vérité, cette petite fille me rendra folle!

Joséphine se jeta à son cou.

–Ma sœur, Victoire, lui dit-elle tout bas en l’embrassant, songe donc si tu es trop méchante avec lui, il se tuera!

Belcourt demeurait rêveur, les yeux baissés.

–Allons! reprit-il comme à lui-même, tout est fini.

Il ajouta aussitôt dans un élan de douleur:

–Mon Dieu mon Dieu! moi qui l’aimais tant!

Il allait sortir, quand une voix tonnante s’écria derrière lui:

–Mille millions de diables! D’où celui-là vient-il? en voilà de l’audace!

Belcourt et les jeunes filles, absorbés par la scène précédente, n’avaient pas entendu marcher dans le corridor voisin, des portes s’ouvrir, et M. Jolivet était entré brusquement.

–Que faites-vous ici, mon beau monsieur? s’écria l’ancien tanneur; et par où avez-vous passé pour vous introduire chez moi? Par la voie que prennent vos pareils sans doute et non pas la grande porte comme les braves gens!

Ce nouvel outrage appela le rouge sur le front du docteur; néanmoins, il répondit avec humilité:

–Monsieur, avant de nous séparer pour toujours, j’ai cru devoir vous donner, à vous et à votre famille, quelques explications sur l’horrible fatalité.

–Des explications! Je n’en voulais pas, et à quoi peuvent-elles servir? Que nous chantez-vous avec «la fatalité»? Vous n’aviez pas d’argent et il vous en fallait pour jeter de la poudre aux yeux de certain père imbécile; alors vous avez tenté d’en escroquer au jeu. Que diable la fatalité a-t-elle à voir en tout ceci? Vous vous introduisez chez moi pour essayer d’apitoyer ces pauvres petites. Mais me voici, et moi j’appelle les choses par leur nom, entendez-vous, monsieur l’escroc!

–Mon bien-aimé papa, s’écria Joséphine, je t’assure qu’il nous a fait comprendre.

–Paix! mademoiselle; vous ne comprenez rien du tout au contraire. et vous n’avez pas besoin de comprendre Quant à vous, monsieur, vous allez sortir par où vous êtes entré, sinon j’appelle et vous sortirez d’une vilaine façon.

–Il n’est pas besoin de menaces, répliqua tristement le docteur, je me retire. Adieu, monsieur Jolivet; adieu, mademoiselle Victoire adieu aussi, compatissante Joséphine Je vais disparaître de la scène du monde; mais, dans mon effroyable chute, je ne dois attribuer mon malheur qu’à moi-même Puissiez-vous tous, vous maintenant si heureux et si fiers, n’avoir jamais besoin de pitié à votre tour!

Il se dirigea vers le jardin. Victoire ne bougea pas, tandis que son père se mettait en devoir de suivre Belcourt et de s’assurer qu’il quittait réellement la maison. Joséphine, avec la hardiesse d’une enfant gâtée, s’écria, au moment où son ancien ami s’éloignait:

–Ne perdez pas courage, monsieur Alfred; Dieu est plein de miséricorde!… Moi, je penserai à vous pour vous plaindre et vous souhaiter de meilleurs jours.

–Te tairas tu, petite sotte! dit Jolivet avec colère.

Après avoir vu le docteur sortir par la porte de la ruelle et après avoir retiré la clef de cette porte, Jolivet se hâta de revenir au salon. Il trouva Joséphine sanglotant dans un fauteuil, pendant que Victoire, étendue sur le canapé, se cachait le visage dans ses mains.

–Nous en voici débarrassés, reprit le bonhomme; à présent, qu’on ne parle plus de lui, et que l’on ne prononce jamais son nom!

Le soir, le docteur Belcourt retourna au modeste appartement qu’il occupait dans la ville, mais il n’y resta pas longtemps. Il mit ordre à ses affaires, donna certaines instructions, brûla des papiers. Avant les premières heures de la journée suivante, il était reparti, et nul à Orléans ne put dire ce qu’il était devenu. Seulement, moins d’une semaine plus tard, un des bateaux à vapeur de la Loire ramena du fond de l’eau le corps d’un homme, jeune et élégant, qui semblait s’être noyé depuis peu. On ne trouva dans ses vêtements aucun papier qui permît de le reconnaître et l’hélice du vapeur lui avait fracassé le crâne. Néanmoins, on ne douta pas que ce corps ne fût celui du docteur Belcourt; et cette histoire lugubre, après avoir défrayé, pendant quelques mois la curiosité des habitants d’Orléans, ne tarda pas à être complètement oubliée.

Le charlatan

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