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LE RAPT

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La nuit se passa bien pour les habitants de la grotte Montmartre, et rien ne troubla leur repos. Aux approches du matir, l’infernal concert des bêtes féroces cessa peu à peu dans les bois, et enfin un rayon lumineux, filtrant à travers les fentes des roches, pénétra dans la souterraine habitation.

Aussitôt tout le monde fut sur pieds. Les apprêts de toilette n’étaient pas longs; on n’avait qu’à quitter le lit de feuilles et à se secouer les oreilles. Daine se trouva debout la première, non pas qu’elle eût à vaquer aux soins du ménage, car le ménage ne réclamait aucun soin; elle obéissait seulement à sa nature remuante, et peut-être aussi la pensée de son fiancé, qui allait arriver, occupait-elle son esprit.

Quoi qu’il en fût, au moment où elle s’élançait vers l’entrée de la caverne, elle entendit un bâillement sonore et entrevit l’hôte de son père, qui, développant sa taille massive, s’étirait les membres pour achever de s’éveiller. Daine voulait passer outre, quand elle se sentit retenue par une main de fer, et Roux lui dit:

— Daine viendra-t-elle avec moi? Je lui donnerai des peaux d’ours pour se vêtir; elle aura tous les os à moelle de mon gibier.

Mais Daine se dégagea par un mouvement subit et répondit avec son rire éternel:

— Je ne veux pas. Blond arrive ce matin... Il va m’apporter encore des bracelets et des colliers.

— Je tuerai Blond! gronda le chasseur en serrant les poings.

Il allait tenter peut-être de ressaisir la jeune sauvage; mais, comme nous le savons, la famille troglodyte venait de se lever. Loup-Cervier, avec le secours de sa femme et des enfants, avait enlevé les barres de bois, écarté la dalle qui servait de porte. Au moment où un flot de lumière envahit la caverne, le maître du logis dit à l’étranger, d’un ton qui n’avait rien de courtois:

— Il est jour... Les bêtes féroces sont rentrées dans leurs tanières... Les urus et les aurochs paissent dans la plaine... Il est temps pour le chasseur de partir.

C’était un congé en forme, et Roux n’avait pas sujet d’en être offensé, car l’hospitalité ne se pratiquait pas alors d’une manière fort chevaleresque. Il ramassa donc son arc et ses flèches qu’il glissa dans sa ceinture; puis, saisissant la mâchoire qui lui servait de casse-tête, il sembla vouloir se retirer sans résistance.

Toutefois, avant de sortir, il adressa un dernier regard à Daine. La jeune fille poussa un éclat de rire, plus provocateur que tous les autres, comme pour insulter au désappointement de son adorateur malencontreux.

Aussitôt les yeux de Roux étincelèrent, une espèce de rugissement s’échappa de sa gorge. Il s’élança avec impétuosité, saisit la coquette par la taille, l’enleva de terre, et se mit en devoir de l’emporter.

La famille entière, excitée par les cris de Daine qui se débattait, courut sus au ravisseur. Sourde se cramponna à sa fille avec énergie; les jeunes garçons se jetèrent dans les jambes de l’hôte perfide pour le renverser. Quant au père, il se plaça devant Roux, et lui asséna sur la tête un coup de sa hache, qui semblait capable d’assommer un aurochs.

Cependant, ce coup fut amorti, sans doute, par l’épaisse chevelure du chasseur, ou bien Loup-Cervier, affaibli par sa blessure, n’avait pas sa vigueur ordinaire, car Roux demeura ferme sur ses jambes. Sans lâcher sa proie, il brandit, de la main qui lui restait libre, son arme redoutable, et en déchargea un coup, à son tour, sur la tête de Loup-Cervier qui tomba, le crâne fendu, raide mort.

Sourde, le voyant par terre, redoubla ses hurlements, enfonça ses ongles dans la chair du chasseur. Celui-ci ne parut pas s’en apercevoir; levant de nouveau son casse-tête, il l’abattit sur le front de la malheureuse femme, qui roula sanglante et inanimée à côté de son mari.

Restaient les deux enfants, qui s’efforçaient en vain de faire perdre l’équilibre au meurtrier; mais c’étaient là des adversaires bien peu redoutables pour cette espèce d’Hercule. D’un simple mouvement de bras, il lança l’un contre la paroi droite, l’autre contre la paroi gauche de la caverne; et ils restèrent, sinon assommés, du moins étourdis par la violence du choc.

Tout cela s’était accompli en quelques secondes, et, la lutte ayant cessé, Roux ne songea plus qu’à fuir avec sa proie. Il quitta donc la grotte, sans même regarder derrière lui, et se dirigea vers la forêt en emportant Daine, comme le loup emporte une brebis.

La jeune fille cependant ne restait pas impassible. Elle se tordait convulsivement sous le bras solide qui la contenait; elle égratignait, mordait, en poussant des clameurs surhumaines; mais le ravisseur continua son chemin, sans crainte comme sans remords. Un instant encore on entendit les appels désespérés de la pauvre enfant, puis tout retomba dans le silence majestueux des solitudes parisiennes.

Quelques heures s’écoulèrent. Un soleil pâle et terne éclairait la campagne.

De la grotte, dont l’ouverture demeurait béante, partaient des gémissements. Ils étaient poussés par Sourde, qui survivait à son affreuse blessure. Les deux jeunes garçons, quoique cruellement meurtris, s’étaient relevés; ils demeuraient comme hébétés, frappés de stupeur. Ils allèrent pourtant regarder leur père mort et leur mère mourante; mais ils étaient trop stupides pour porter le moindre secours à la blessée qui gisait à leurs pieds, ou pour prendre un parti. Serrés l’un contre l’autre, ils n’osaient bouger, attendant un événement dont ils n’auraient su préciser la nature.

Cette terreur avait, du reste, une autre cause encore. Une de ces grandes hyènes, qui faisaient la nuit de si terribles concerts, avait été avertie par son instinct particulier de la présence d’un cadavre, et, quoique cet animal ne sorte habituellement que pendant l’obscurité, elle s’était glissée à travers les halliers jusqu’à l’entrée de la grotte, où elle allait et venait sans relâche. Son odorat lui disait, en effet, qu’à côté de l’homme mort se trouvaient des hommes vivants, et sa lâcheté l’empêchait d’avancer davantage. Cependant, pressée par la faim, elle ne voulait pas non plus s’éloigner, et c’est ainsi qu’elle passait et repassait incessamment devant la caverne.

Tout à coup l’ignoble bête s’arrêta, comme si elle venait de percevoir un bruit extérieur qui n’arrivait pas jusqu’aux jeunes assiégés; puis elle regagna les broussailles, où elle disparut. Siffleur et Preneur-de-Rats commençaient à respirer, quand un froissement de feuilles sèches et le roulement des cailloux sous les pas d’un promeneur se firent entendre au dehors; une forme humaine se montra à quelque distance.

Les enfants s’imaginèrent que Roux, après avoir tué leur père, leur mère et peut-être leur soeur, revenait pour les massacrer aussi. Ils se jetèrent, tout éperdus, dans les profondeurs de l’habitation souterraine, où ils se blottirent en silence.

Ils se trompaient pourtant; ce n’était pas Roux qui s’avançait vers la grotte, mais un grand gaillard d’une vingtaine d’années, vêtu de fourrures, la tête et les pieds nus. Nous ne dirons pas qu’il était beau, selon notre type spécial de beauté ; mais il eût fourni la preuve de ce fait, reconnu par les savants modernes, que, dans ces temps reculés, deux races d’hommes différentes habitaient simultanément les rives de la Seine. Blond, car on a deviné le fiancé de Daine, était loin de présenter les caractères physiques de la race qui domine aujourd’hui en Europe; ainsi, sa tète était encore de forme un peu allongée, quoique brachycéphale (pardon du mot!) et son nez passablement épaté ; ses arcades sourcilières paraissaient plus saillantes, ses lèvres plus lippues que dans l’espèce actuelle. En revanche, il avait l’œil vif et clair; une expression de ruse et de gaieté, sinon d’intelligence, était répandue sur son visage irrégulier. La chevelure blonde, à laquelle il devait son nom, était longue, soyeuse; et son teint, quoique très hâlé, était blanc comme celui des Celtes, dont nous sommes descendus.

Son équipement consistait en un sac de peau de cerf, suspendu sur la hanche par une lanière. Sa hache de silex était passée dans le ceinturon, et il tenait à la main une sorte d’épieu ayant une pointe en bois de renne.

Peut-être cet armement était-il insuffisant, à une époque où l’homme ne pouvait faire quelques pas hors de sa retraite sans être exposé à de périlleuses rencontres; mais Blond avait la témérité d’un amoureux. D’ailleurs, il ne venait pas de loin, sa famille habitant une caverne semblable à celle de Loup-Cervier, de l’autre côté de la butte Montmartre. Cette famille se composait, outre le père et la mère, de six robustes frères et sœurs, dont plusieurs étaient mariés déjà. Blond avait vu Daine en faisant ses tournées dans le voisinage, s’en était épris, et s’était fiancé à elle, avec le consentement des parents. Il comptait l’emmener dès qu’il se serait procuré une grotte pour servir de demeure à un nouveau ménage, car celle de sa famille ne pouvait recevoir un surcroît d’habitants. En attendant, il visitait souvent sa fiancée, et apportait chaque fois en cadeau quelques-unes de ces sculptures d’os ou d’ivoire, dans l’exécution desquelles il excellait, et qui lui donnaient une réputation d’artiste de premier ordre parmi les groupes humains disséminés dans la vallée de la Seine.

Ce jour-là encore, il venait offrir à la coquette jeune fille des produits de son art, et marchait d’un pas allègre, le sourire sur les lèvres. Quand il atteignit l’entrée de la caverne, il s’arrêta et plongea un regard avide dans l’intérieur; mais ses yeux, éblouis par la grande clarté du dehors, ne distinguaient rien. Sourde, soit épuisement, soit qu’elle fût tout à fait morte, avait cessé de gémir; la grotte paraissait abandonnée.

— Daine! appela le jeune homme.

Personne ne répondit; cependant Blond entendait une espèce de frémissement dans les feuilles sèches composant le lit; il en conclut que le logis n’était pas désert, comme il avait pu d’abord le croire. Toujours souriant, il s’avança un peu et sentit sous ses pieds nus quelque chose de froid et d’humide. Il se baissa et reconnut qu’il venait de marcher dans une mare de sang.

Mais cette circonstance n’avait rien de trop alarmant dans l’habitation d’un chasseur; il reprit tout haut de son ton jovial:

— Daine se cache! Daine veut se rire de moi!... Aussi n’aura-t-elle pas les jolies choses que j’apporte.

Il tira de son sac des bracelets de dents, des plaques d’ivoire et de corne sur lesquelles il avait dessiné, à sa manière, des figures d’hommes et d’animaux; puis il les éleva en l’air, pour exciter la convoitise de sa fiancée qu’il supposait embusquée dans les ténèbres.

Quoique Daine n’eût pu l’entendre, on lui répondit cette fois. Outre que la pauvre vieille blessée s’était remise à gémir, des voix d’enfants crièrent du fond de la grotte:

— C’est Blond!... C’est Blond!

Au même instant, Siffleur et Preneur-de-Rats accoururent tout effarés vers l’ami de la famille.

Blond ne s’occupa pas d’eux d’abord. Il s’habituait à l’obscurité et commençait à distinguer certains détails. Se penchant vers Sourde, il vit l’effroyable blessure que la pauvre femme avait au crâne, en même temps qu’il remarquait le cadavre de Loup-Cervier gisant à quelques pas.

Cette scène de carnage n’émut pas Blond comme elle eût fait d’un homme de nos jours. La génération grossière de ce temps-là, habituée à vivre au milieu de périls de toute sorte, livrée à des instincts farouches, était familiarisée avec de pareilles scènes. Toutefois, la physionomie du jeune sauvage exprima la stupeur. Ayant examiné encore le mort et la blessée, il demanda aux enfants:

— Qui a fait cela?

— C’est Roux, répliqua l’aîné.

— Roux, de la montagne Verte?

— Oui.

Blond essaya de tirer quelques renseignements des petits garçons, qui, trop effrayés ou trop stupides pour répondre nettement, se contentaient de répéter à satiété :

— C’est Roux de la montagne Verte.

Tout à coup une pensée s’offrit à l’esprit de Blond.

— Et Daine? demanda-t-il.

— Roux l’a emportée.

— L’avait-il tuée aussi?

— Non, elle se défendait... et elle ne voulait pas.

Blond poussa une exclamation furieuse prouvant que, s’il n’était pas un ami bien tendre pour les parents de sa fiancée, il était du moins un amoureux passionné et jaloux. Du reste il n’avait pas besoin maintenant de grands efforts d’imagination pour comprendre le drame horrible qui venait de s’accomplir. Roux, dont on connaissait dans tous les environs la cruauté bestiale, avait voulu s’emparer de la jeune fille; et, comme le père et la mère s’opposaient à cet enlèvement, il avait massacré le père et la mère.

Ayant acquis cette certitude, Blond ne songea plus qu’à courir après le ravisseur. Il marchait déjà vers l’entrée de la caverne, quand les deux enfants se cramponnèrent à lui:

— Emmène-moi, dit l’aîné.

— Et moi aussi, s’écria l’autre.

Si étranger que fût le jeune chasseur aux raffinements d’humanité, il sentait combien la situation des orphelins était terrible. La grotte demeurant ouverte, les bêtes féroces ne pouvaient manquer de l’envahir, même en plein jour, attirées par l’odeur du cadavre et du sang. D’ailleurs, Sourde vivait encore, et des secours lui étaient nécessaires. Aussi le fiancé de Daine, malgré la hâte qu’il avait de partir, prit-il quelques dispositions dans l’intérêt de cette malheureuse famille.

Son premier soin fut de traîner dans un coin le corps de Loup-Cervier et de le recouvrir de feuilles, en attendant qu’on pût l’inhumer, selon les formes alors en usage. Puis, il souleva dans ses bras Sourde, qui redoublait de gémissements, et la transporta sur la couche commune. Pour pansement, il prit une poignée de mousse très fine, la trempa dans de l’eau et posa cet appareil sur la plaie. C’était tout ce que ses connaissances chirurgicales lui permettaient de faire, et réellement la malade parut soulagée, car ses plaintes devinrent moins bruyantes.

Restait à s’occuper des deux enfants qui devaient demeurer seuls pendant un temps dont il était impossible de préciser la durée. Blond remplit à une mare voisine une outre de peau et des cornes d’urus, destinées à contenir la provision d’eau. De plus, il s’assura que la caverne renfermait encore une petite provision de châtaignes, de faînes et de glands pour la nourriture des enfants et au besoin pour celle de la mère. Le feu s’était éteint et c’eût été une trop longue besogne de le rallumer par le frottement de deux morceaux de bois sec, selon la méthode pratiquée, encore de nos jours, chez certaines peuplades sauvages. Blond n’y pensa donc pas; mais il importait d’interdire l’accès de la grotte aux bêtes féroces.

Le jeune homme, avec son ingéniosité naturelle, imagina sur-le-champ un système de clôture capable de satisfaire à toutes les nécessités du moment. Le bloc de rocher, qui servait habituellement de porte, fut mis en travers de l’entrée. Et comme il y avait alors un espace vide entre le bloc et la voûte, Blond montra aux enfants la manière de placer, quand il serait sorti lui-même, les traverses de bois destinées à compléter la clôture. Grâce à cette disposition, l’air et la lumière devaient pénétrer suffisamment dans la caverne, mais l’écartement entre les barres n’était pas assez large pour livrer passage à un animal carnassier d’une certaine taille.

Ces arrangements étant arrêtés, il dit aux enfants:

— Je vais chercher Daine; si je rencontre Roux, je le tuerai. Vous, ne bougez pas jusqu’à demain. Si vous sortez, les bêtes vous mangeront. Je reviendrai avec Daine ou je mourrai.

Il leur expliqua qu’ils auraient à imbiber d’eau fraîche de temps en temps la mousse qui recouvrait la blessure de leur mère, et il fit ses préparatifs de départ.

Comme sa lance pouvait l’embarrasser pendant l’excursion qu’il méditait, il la laissa dans la caverne. En revanche, il s’empara de l’arc et des flèches de défunt Loup-Cervier; et, après s’être assuré que la corde en boyau de l’arc était en bon état, que les pointes des flèches étaient suffisamment aiguës, il enjamba la roche de l’entrée.

Sur ses indications et avec son aide, Preneur-de-Rats et Siffleur posèrent adroitement de l’intérieur les traverses en bois. Alors Blond, convaincu qu’il avait fait pour le bien-être et la sûreté de ses amis tout ce que commandaient les circonstances, s’éloigna avec rapidité.

Le sort des malheureux enfants qu’il abandonnait pour un temps indéterminé dans cette caverne fétide et obscure, à côté du cadavre de leur père, en compagnie de leur mère mourante, eût pu pourtant lui laisser des inquiétudes; mais la pensée de sa chère Daine l’absorbait tout entier. D’ailleurs, les petits sauvages eux-mêmes ne semblèrent pas prendre trop au tragique leur situation présente. Ils restèrent bien, un moment, mornes et muets, à la suite des événements insolites qui venaient de s’accomplir; mais ils retournèrent bientôt à leur turbulence habituelle, sans s’inquiéter des gémissements que Sourde poussait par intervalles. Le plus jeune se mit à grignoter des châtaignes crues et à tirer des sons de son sifflet d’os, tandis que l’aîné, ne craignant plus aucun contrôle, jouait avec les épieux de son père.

Le monde inconnu

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