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SCÈNES DU MONDE PRIMITIF

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Réellement Daine et Blond, tout au plaisir de se retrouver ensemble, s’étaient beaucoup trop attardés. Sous le couvert des arbres régnait une obscurité assez épaisse, et les sentiers tracés par les herbivores, sans direction fixe, pouvaient facilement égarer. Il semblait donc douteux que le jeune homme et la jeune fille réussissent à gagner avant la nuit close la caverne de Montmartre, s’ils essayaient de percer à travers la forêt. Les bêtes de proie, à peu près inoffensives quand le soleil était sur l’horizon, allaient se réunir, comme d’habitude, pendant la nuit, et se mettre en quête. Déjà, dans toutes les directions, elles s’appelaient par de sinistres hurlements et le formidable concert devait durer jusqu’au lendemain. Cependant, entre la Seine et Montmartre, il n’y avait pas une habitation humaine, pas un refuge: partout la forêt vierge et les marécages.

Le jeune chasseur n’oubliait pas ces alarmantes vérités, et, après avoir erré pendant quelques minutes dans des sentiers perdus qui revenaient souvent sur eux-mêmes, il s’arrêta pour s’orienter. Enfin, étendant le bras vers le couchant, il dit tout à coup:

— Vite!... le chemin des mammouths.

Il prit d’un pas leste la direction indiquée et Daine le suivit, malgré les difficultés de la marche. Cependant elle répliqua timidement:

— Il est tard... Les mammouths sont sur pied, ils nous écraseront.

— Vite, vite, répliqua Blond d’un ton laconique.

On atteignit la longue avenue que les éléphants antédiluviens avaient pratiquée dans la forêt et qui, de la rivière, allait presque jusqu’à là montagne; mais, ainsi que Daine l’avait prévu, elle n’était plus déserte comme le matin. Les mammouths se rendaient par groupes à l’abreuvoir et, tout, en marchant, ils arrachaient çà et là avec leurs trompes une touffe d’herbe, ou ils cassaient distraitement une grosse branche. Grâce à la bande lumineuse que formait le ciel au-dessus de la double rangée d’arbres, on voyait ces monstrueux animaux se diriger avec nonchalance vers la Seine; et parfois l’un d’eux, en belle humeur, faisait entendre ces sons éclatants qui retentissaient comme les notes d’un cor dans l’immensité des futaies.

Ainsi que nous l’avons dit, Blond et sa compagne n’avaient que cette voie pour retourner promptement à la grotte et ils avançaient en se glissant le long des bas-côtés de l’avenue. Du reste, ils pouvaient seulement craindre d’être foulés au pieds par mégarde. Les paisibles colosses, enveloppés dans leur longue fourrure noire, confiants dans leur force irrésistible, ne semblaient pas remarquer ces êtres humains qui passaient à côté d’eux, ou, s’ils les remarquaient de leur petit œil perçant, ils ne daignaient pas attaquer de chétifs pygmées qu’ils eussent anéantis d’un souffle.

L’audace des deux jeunes gens semblait donc devoir rester impunie, et ils avaient fait sans encombre une partie du trajet, quand ils furent témoins d’une de ces scènes grandioses, si fréquentes dans le monde primitif, mais dont rien de nos jours ne peut plus donner une idée.

Blond et sa compagne étaient alors à l’endroit où, tant de siècles plus tard, devait se trouver le boulevard Montmartre. A leur gauche, s’étendaient les marais de la future Grange-Batelière. Comme ils traversaient ce vaste espace nu pour regagner l’avenue des éléphants, qui se prolongeait bien au delà, ils entendirent tout à coup en avant d’eux un vacarme épouvantable et qui allait toujours grossissant.

On eût dit d’une tempête subitement déchaînée. L’obscurité ne permettait pas de juger de quoi il s’agissait, mais la terre tremblait comme sous le galop de dix mille chevaux. La poussière, les feuilles formaient un nuage d’où sortaient des bruits étranges et puissants. Il n’y avait pas de créature vivante qui ne se sentît saisie d’effroi aux approches de cette espèce de trombe, dont la cause était encore inconnue.

Daine et Blond, bien que leurs nerfs ne fussent pas faciles à ébranler, avaient fait halte tout émus au bord de la route, et regardaient le point d’où pouvait venir le péril. Les mammouths, qui, tout à l’heure, flânaient si paisiblement, avaient eux-mêmes fait volte-face et dressé leurs larges oreilles. Mais, sans doute, ils n’ignoraient pas les causes de cette alarme, car ils répondirent par des sons aigus aux sons qui arrivaient jusqu’à eux, et qui devaient être un appel; puis, retournant sur leurs pas, ils partirent, la trompe en l’air, de toute leur vitesse.

Daine et Blond cherchaient avec une vive anxiété d’où provenait cette terrible perturbation. Des mammouths, menacés par un danger subit, s’étaient réunis en un immense troupeau, et accouraient, en ralliant par leurs clameurs tous les animaux de leur espèce. Bientôt ils débouchèrent de l’avenue, bondissant les uns sur les autres dans leur course impétueuse, se culbutant, couverts de poussière, de fange et de branchages brisés, choquant avec fracas leurs longues défenses, mais avançant toujours avec la rapidité de l’ouragan.

L’ennemi qui produisait cette panique des colosses, ne tarda pas à se révéler. Par dessus le fracas que causaient les mammouths en fuyant, on entendit un rugissement horrible que l’on pourrait comparer au roulement du tonnerre. Quand ces sons épouvantables retentirent, tout fit silence; il semblait que le roi ou plutôt le tyran de la création, à cette époque reculée, venait d’élever sa voix souveraine.

Blond et Daine demeuraient frappés de stupeur. Le jeune homme saisit la main de sa compagne:

— Le Chat-géant! dit-il.

— Le Chat-géant! répéta Daine, éperdue.

Et tous les deux s’élancèrent vers le marais, afin de ne pas se trouver sur le passage des éléphants.

Le marais ne présentait aucun abri; seulement, à quelque distance de l’avenue, on voyait une roche isolée, apportée là par un cataclysme, et qui dominait la plaine d’une dizaine de pieds. Les deux pauvres fuyards se dirigèrent de ce côté, et bien leur en prit d’avoir à la course une vélocité merveilleuse, car la bourrasque vivante fondait déjà sur eux. Enfin, ils atteignirent ce bloc de pierre, et tout haletants, tout en nage, tout frémissants, ils réussirent à se hisser sur le sommet.

Mais cet asile était-il sûr? Ils s’aperçurent bientôt qu’ils n’auraient pu choisir plus malheureusement leur lieu de refuge.

Les mammouths, en effet, au lieu de continuer leur course dans l’avenue qui descendait vers le fleuve, envahirent le marais avec impétuosité. Poursuivis par leur redoutable ennemi au milieu des bois, ils ne pouvaient se développer en liberté et se disposer pour une défense collective, comme font aujourd’hui leurs congénères, les éléphants d’Afrique, quand ils sont attaqués par un lion. Mais cet espace nu qui se trouvait sur leur chemin, leur offrant une espèce de champ-clos, ils s’y précipitaient à l’envi, afin d’accepter la bataille.

En un instant, la plaine en fut couverte; broussailles et roseaux disparaissaient sous leurs larges pieds. Ils s’agitaient avec inquiétude, regardant fréquemment du même côté. Si nombreux qu’ils fussent, il en arrivait toujours de nouveaux, et les derniers, de plus en plus excités par les rugissements du Chat-Gigantesque, accouraient avec une légèreté dont on n’aurait pas cru capables de pareilles masses.

D’ailleurs, cette confusion apparente ne fut pas de longue durée. Les mammouths, obéissant à un plan qui semblait concerté d’avance, se formèrent en troupe compacte et régulière. Au centre, se tenaient les femelles et les jeunes; au premier rang, se placèrent les vieux mâles, qui se disposaient à supporter le choc principal, et préparaient leurs énormes défenses. Bientôt tous, la crinière hérissée, la trompe en l’air, l’œil et l’oreille au guet, ne bougèrent plus, et tel était leur ordre de bataille, que la dernière rangée se trouvait à vingt pas seulement de la roche où Daine et Blond s’étaient réfugiés.

Il se fit alors un nouveau silence. Les mammouths, rassurés sans doute par la forte position qu’ils venaient de prendre, et qui leur permettait de se prêter un mutuel appui, ne poussaient plus ces sons éclatants de trompette qui exprimaient leur colère ou leur effroi. Ils étaient prêts à la résistance, et attendaient l’ennemi.

Cet ennemi se montra enfin. Les deux fiancés le virent, à la faible clarté du crépuscule, s’élancer, par bonds impétueux, dans la clairière, et, certes, un seul regard suffisait pour faire comprendre l’immense terreur qu’il inspirait.

Le Chat-géant ou lion des cavernes. était, nous l’avons dit, trois ou quatre fois plus grand que les plus grands lions d’Afrique. D’après les ossements qu’on trouve fréquemment dans le sol, il avait quatorze pieds environ de longueur, et réunissait les caractères du lion et du tigre. Sa robe était d’un gris roux, rayé de brun; sa longue queue, annelée de noir et de fauve. La gorge et le dessous du corps étaient d’un blanc éclatant.

Ce prodigieux animal, dont les dents avaient seize centimètres de longueur, et dont la patte était armée d’ongles rétractiles de vingt centimètres, s’arrêta un moment sur la lisière de la forêt pour examiner la position des mammouths; ses yeux ronds brillaient dans l’ombre comme des globes de feu. Immobile, la gueule béante, il faisait onduler sa queue nerveuse, comme s’il était prêt à bondir.

Le lion d’Afrique n’ose jamais attaquer une bandé d’éléphants quand ils ont eu le temps de se mettre en garde, comme l’étaient à cette heure les mammouths parisiens. Toutefois, le Chat-Gigantesque ne semblait pas vouloir reculer, et fit entendre de nouveau son rugissement formidable, en signe de défi.

Les mammouths, de leur côté, répondirent par ces sons puissants de trompette dont nous avons parlé, comme pour annoncer qu’ils acceptaient le combat; mais les intelligents animaux eurent soin de ne rien changer à leur ordre de bataille, et continuèrent de former une masse solide, présentant de toutes parts des défenses et des trompes menaçantes.

Voyant que sa démonstration n’avait pas produit l’effet attendu, le Chat-géant entra en fureur. Ses rugissements, les battements de sa queue ne cessaient pas; ses grands yeux fascinateurs continuaient de flamboyer. Enfin il se mit à ramper sur le ventre et à tourner autour des mammouths attentifs, comme pour chercher un point faible dans leur bataillon.

Or, tandis qu’il rôdait ainsi, rugissant, déchirant le sol avec ses griffes et faisant voler le gravier, Blond et sa compagne remarquèrent qu’il se rapprochait d’eux de plus en plus et qu’il touchait presque la roche basse où ils s’étaient postés.

Qu’on juge de leur terreur! A la vérité, le Chat-géant, engagé dans une lutte grandiose contre des adversaires dignes de lui, ne daignerait pas sans doute s’apercevoir de la présence de deux pauvres créatures humaines; mais n’était-il pas à craindre qu’il sautât sur la roche, et alors que deviendraient les malheureux fiancés? Balayés par un simple mouvement de l’énorme patte, ils ne seraient, quelques instants plus tard, que des débris informes, jetés en pâture aux loups et aux hyènes de la forêt.

On put croire, en effet, que le sanguinaire animal avait le projet d’occuper la roche, car il tourna de ce côté ses prunelles ardentes. Si Daine eût été une femme de nos jours, elle n’eût pas manqué de s’évanouir et de compliquer la situation déjà si critique; elle se contenta de s’attacher convulsivement à son compagnon; et celui-ci, quoique habitué de longue date à toutes sortes de dangers, fut sur le point de se précipiter avec elle en bas de la roche, pour éviter la rencontre qui lui semblait imminente.

Heureusement ils n’eurent pas besoin de recourir à cette extrémité. Le Chat-géant cessa de regarder vers eux et se décida enfin à l’attaque. Il poussa un nouveau rugissement, fit un bond de trente ou quarante pieds, et, franchissant un des grands mâles qui formaient le premier rang, alla tomber sur un jeune mammouth, dont la chair tendre et délicate lui semblait mériter sa préférence.

Ce fut alors que le tumulte devint effroyable. La ligne de combat se rompit et chacun des mammouths courut au secours du blessé. Cent trompes s’abattirent à la fois sur le Chat-géant, qui se cramponnait au dos de sa victime et la dévorait vivante. Une lutte horrible s’était engagée. Tous ces colosses se ruaient les uns sur les autres, se culbutant, s’écrasant pour porter un coup à l’ennemi commun. Ce n’était plus qu’une montagne de chair, montagne mobile et changeante d’où sortaient des grondements saccadés, des bruits de défenses qui se heurtaient et se brisaient, des sons cuivrés qui donnaient idée des trompettes du jugement dernier.

Il était difficile de prévoir quelle serait l’issue de ce conflit de monstres. De tous ces grands corps échauffés s’élevait une fumée épaisse; des pierres, des herbes sèches, des touffes de poil volaient dans les airs. On ne distinguait plus ni lion ni mammouths, mais, comme nous l’avons dit, une masse roulante, mugissante, dont chaque évolution faisait, trembler le sol.

Daine éperdue se couvrait les yeux, en continuant de se serrer contre son ami; seul, Blond jugeait avec sang-froid de la grandeur du péril. Le combat se livrait à quelques pas d’eux seulement. Ils pouvaient être anéantis par le moindre choc, sans même avoir le temps de pousser un cri. Une fois ils sentirent le rocher qui leur servait de refuge violemment ébranlé, et ils faillirent perdre l’équilibre; c’était un mammouth qui, en passant, l’avait effleuré de son pied massif. Cependant Blond comprenait qu’il y avait encore plus de chance de salut à demeurer en place, qu’à risquer d’être écrasé dans la plaine, dès que ces formidables animaux viendraient à se séparer.

Quoique la lutte n’eût pas duré plus de deux ou trois minutes, les jeunes gens commençaient à trouver le temps bien long, quand tout-à-coup quelque chose de semblable à l’oiseau Roc des Mille et une Nuits, vola au-dessus de leur tête et alla retomber sans bruit derrière eux. Ils ne savaient d’abord ce que cela pouvait être; mais bientôt ils reconnurent le Chat-géant qui, vaincu, renonçait au combat, et regagnait la forêt, en faisant des bonds immenses.

Le redoutable félin ne rugissait plus, comme s’il eût été honteux de sa défaite. En revanche, les mammouths célébrèrent leur victoire par des fanfares assourdissantes, et plusieurs grands mâles, soit par bravade, soit par rancune, partirent avec célérité afin de poursuivre le fuyard.

Quant aux autres, ils commencèrent à se disperser. L’attention de Daine et de Blond se porta particulièrement sur le jeune mammouth qui avait été attaqué par le Chat des cavernes. Malgré la promptitude qu’on avait mise à le secourir, le pauvre animal était cruellement déchiré ; partout où il passait, la terre était inondée de sang. Il chancelait sur ses jambes, et plusieurs de ses protecteurs avaient l’air de le caresser avec leur trompe. On eût pu remarquer surtout la touchante sollicitude que manifestait pour le blessé une femelle, une tendre mère sans doute, quoiqu’elle fût haute comme un premier étage. Elle le soutenait, le dirigeait, et toute la famille marcha lentement vers l’avenue où elle disparut bientôt.

Le monde inconnu

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