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LA CAVERNE
ОглавлениеLe soleil se couchait à la fin d’une journée brumeuse. Quoique l’on fût au mois d’août, l’air était froid; le feuillage de la forêt avait ces teintes rouilleuses qui n’apparaissent actuellement que vers la fin de l’automne. Le climat parisien ressemblait alors à celui de la Suède et de la Norwége, car on était très proche de cette période géologique, appelée période glaciaire, pendant laquelle le sort de la race humaine devint si énigmatique. A cette époque, en effet, la terre se refroidit sans cause connue; l’Europe se couvrit d’immenses glaciers auxquels on doit le transport de ces roches isolées, que l’on nomme aujourd’hui «blocs erratiques.» On retrouve dans les couches du terrain quaternaire, sous la latitude de Paris, des mousses qui ne croissent plus de nos jours que dans le Groënland; et nous avons vu que, parmi les animaux vivant sur le sol parisien, étaient le renne, puis le rhinocéros à narines cloisonnées et le mammouth. Or, le renne habite encore la Laponie, et les deux autres espèces ont occupé en dernier lieu, avant leur disparition de la surface du globe, les déserts neigeux voisins du pôle nord.
Au moment où nous sommes, il y avait à mi-côte de cette butte Montmartre, qui tout à l’heure nous a servi d’observatoire, une grotte assez profonde, dont l’entrée était protégée par d’énormes pierres formant une construction cyclopéenne et ne laissant qu’un étroit passage. Les alentours ne présentaient aucune trace de culture. La montagne, comme la plaine, était couverte par la forêt vierge. C’était à peine si quelques sentiers, tracés par les bêtes fauves, permettaient de se glisser dans le fourré presque impénétrable.
Les abords de cette grotte étaient encombrés d’ossements brisés de toute dimension. Cependant, si elle avait été creusée en premier lieu par quelque grand animal fouisseur, elle ne pouvait être habitée par lui à cette heure, la construction qui en protégeait l’entrée étant évidemment, malgré sa grossièreté, une œuvre humaine; et d’ailleurs, à travers les roches superposées, filtrait de la fumée, signe indubitable de la présence de l’homme.
En effet, si nous pénétrons dans la caverne, nous nous trouverons en face d’une famille parisienne à cette époque reculée.
Il n’arrivait plus qu’une lueur crépusculaire par l’ouverture de la grotte, et le feu du foyer ne donnait aucune flamme. Toutefois, on pouvait encore s’assurer que la famille se composait de cinq personnes, le père, la mère, une fille aînée de dix-sept ou dix-huit ans, et deux jeunes garçons, l’un de douze ans, l’autre de dix à peu près.
Ces gens, grands et petits, ne reproduisaient. pas le type élégant de la race caucasienne qui, de nos jours, domine en Europe; ils appartenaient, au contraire, à un type voisin de celui des Esquimaux et des Lapons. Ils étaient de petite taille, d’apparence robuste. On aurait eu quelque peine à reconnaître la teinte exacte de leur peau hâlée et malpropre; mais leurs crânes avaient cette forme allongée, que les naturalistes appellent dolichocéphale et qui annonce une intelligence peu développée. Leur chevelure, longue et roide, descendait très bas sur le front. Leurs yeux étaient petits, d’une expression farouche, avec des arcades sourcilières extrêmement proéminentes. Ils avaient aussi les mâchoires très saillantes, le nez écrasé, et, sous leurs informes vêtements en peau de renne ou d’ours encore garnie de poil, ils présentaient l’aspect de véritables sauvages.
Le père, âgé de cinquante-cinq ou soixante ans, était assis près de l’entrée de la caverne; il paraissait malade, et son bras gauche était serré contre le corps par une bande de cuir non tanné. Dans une de ses chasses, peu de jours auparavant, il avait eu ce bras déchiré par les griffes d’une bête féroce, et sans doute cette blessure douloureuse nuisait à son activité ordinaire.
Ses membres, comme ceux des personnes de sa famille, étaient maigres et grêles, tandis que les mains et les pieds avaient des proportions énormes. Sa barbe grise, rare et mal plantée, se mêlait aux longs cheveux, de même nuance et tout pleins d’immondices, qui flottaient sur ses épaules. Il était vêtu d’une espèce de tunique, en peau d’aurochs, qui laissait les bras et les jambes nus. Bien qu’aucun danger ne le menaçât en ce moment, une de ces haches en silex taillé, emmanchées en bois de cerf, dont on a retrouvé une quantité si prodigieuse dans les terrains de cette période, restait à sa portée. Afin d’utiliser ses loisirs, il avait armé sa main valide d’un «percuteur», sorte de marteau formé d’un caillou percé au milieu, et il s’en servait pour aiguiser la pointe d’une flèche de pierre. Mais peut-être sa blessure lui donnait-elle une maladresse inaccoutumée; par intervalles, il grinçait des dents et faisait entendre un grondement de fureur contre lui-même.
La mère et la fille étaient assises par terre à quelques pas, et tandis que la vieille éraflait, avec un racloir en silex, une peau encore fraîche, la jeune cousait, au moyen d’une aiguille en os et du nerf d’un animal, un solide vêtement destiné à l’un de ses frères. Leurs vêtements à elles-mêmes ne différaient guère pour la forme de ceux du mari et des jeunes garçons; c’étaient toujours des tuniques de peaux, et la mère, avec ses cheveux épars sur son visage ridé, avec ses yeux rougis par la fumée, avec son cou flasque comme un goître, avec sa robe en cuir d’aurochs toute souillée de graisse et de sang desséché, formait le plus repoussant échantillon du sexe féminin dans ces temps antiques.
En revanche, la fille, grâce à sa jeunesse, avait une sorte de beauté... relative. Sans doute, ses traits conservaient les signes indélébiles de sa race, les mâchoires saillantes, les grosses lèvres, le nez écrasé, les yeux petits et le front bas; mais elle ne manquait pas de fraîcheur, et l’on distinguait dans sa personne les premières traces de cette coquetterie, qui devait se développer si prodigieusement plus tard chez ses arrière-descendantes, les Parisiennes. Ainsi, ses cheveux, noirs et fort longs, réunis par une attache de cuir, formaient une queue à la mode chinoise. Elle n’avait pas eu le génie de les tordre en tresses ou de les relever en couronne sur sa tête; néanmoins, cette longue natte, ondulant tantôt sur l’épaule droite, tantôt sur l’épaule gauche, n’offrait rien de disgracieux. De plus, la coquette des cavernes portait deux colliers faits, l’un avec des dents de loup polies par le frottement, l’autre avec des coquillages. Autour de ses bras s’enroulaient plusieurs bracelets en coquillages, et même en fruits rouges, cueillis nouvellement dans les halliers des environs. Mais ce qui pouvait plaire surtout dans cette figure bizarre, c’était l’air de gaieté railleuse qui la caractérisait, et la tendance de ses lèvres lippues à sourire pour montrer de superbes dents d’ivoire.
Achevons de peindre cette famille sauvage. Les deux jeunes garçons, accroupis auprès du feu, étaient chargés de surveiller la cuisson d’une douzaine de petits animaux qui grillaient sur des charbons ardents pour le souper. A demi nus dans leurs vêtements trop courts, ils montraient une pétulance, une agilité remarquables. Mal peignés, encore plus mal mouchés, leur besogne ne les absorbait pas tellement qu’ils ne se livrassent par intervalles à de turbulents ébats. Ils se ruaient l’un sur l’autre, moitié criant, moitié riant, ou se roulaient par terre comme de véritables singes. Le plus jeune avait un sifflet, formé d’un os percé , et en tirait parfois des sons aigus du plus crispant caractère; alors, les parents intervenaient pour rétablir le bon ordre. Le père et la mère faisaient entendre un grognement sourd, la jeune fille elle-même levait un bras de loin, comme pour frapper; et quoique les deux petits satyres ne parussent pas très effrayés de ces démonstrations menaçantes, ils se tenaient un moment immobiles et silencieux, sauf à recommencer plus tard.
Le logis paraissait tout à fait digne de ses grossiers habitants. La grotte était raboteuse, irrégulière, et la faible lumière venant du dehors ne pouvait l’éclairer jusqu’au fond. Du reste, elle ne contenait aucune espèce de meubles. Il y avait pour lit un amas de mousse et de feuilles sèches, sur lequel père, mère et enfants dormaient tout habillés et pêle-mêle. Les siéges étaient des blocs de pierre. On ne voyait encore aucune vaisselle, aucune poterie. Toutefois, la famille paraissait jouir d’une véritable richesse pour ce temps-là. A des chevilles de bois et d’os, fichées dans les parois de la caverne, étaient suspendus des haches et des couteaux en silex, un arc et des flèches; puis des défenses de mammouth, des bois de cerfs et de rennes, destinés à fabriquer les ustensiles indispensables dans le ménage . On pouvait croire aussi que de nombreux ossements, épars sur le sol de la grotte, et qui roulaient à chaque instant sous les pas, avaient la même destination. Toujours est-il que ces os exhalaient une odeur infecte qui, avec celle des viandes grillant sur le brasier, avec la fumée âcre répandue dans l’habitation souterraine, formait une atmosphère repoussante, insupportable pour quiconque n’y eût pas été habitué de longue date.
La conversation ne semblait pas très active. La langue, à cette époque, devait, comme celle de certaines tribus indiennes de nos jours, se composer seulement de quelques centaines de mots, car on avait des idées fort peu complexes à exprimer. La plupart du temps, on ne se parlait que par monosyllabes ou même par signes, et néanmoins on s’entendait d’une manière suffisante pour les actes très simples qu’il s’agissait d’exécuter en commun.
Au moment où, le soleil étant couché, l’obscurité commença de s’épaissir dans la grotte, le père, qui s’appelait Loup-Cervier (soit qu’il se fût donné ce nom, soit qu’il lui eût été donné par ses proches, vu que les noms de famille n’existaient pas encore), se leva de sa place et poussa une exclamation brève. C’était le signal pour procéder à la fermeture de la caverne; aussi bien des hurlements commençaient à s’élever dans les bois, selon l’ordinaire, et l’on avait à redouter l’invasion de quelque bête féroce.
Aussitôt tout le monde fut sur pieds. Il s’agissait de pousser devant l’entrée une énorme dalle, appuyée contre la paroi du rocher, et de l’assujettir au moyen d’une pièce de bois non équarrie. Loup-Cervier, d’habitude, suffisait à cette besogne; mais, sa blessure paralysant une partie de ses forces, le concours de la famille lui était nécessaire. Les deux femmes, plus robustes que certains hommes de nos jours, lui vinrent en aide. Les enfants voulurent aussi être de la partie; mais, comme ils gênaient la manœuvre, ils s’attirèrent des taloches antédiluviennes qui ressemblaient singulièrement à des taloches modernes, sauf qu’elles étaient peut-être plus vigoureuses et plus brutales.
Quelques minutes suffirent pour barricader la grotte. L’intérieur ne se trouva plus éclairé que par le feu, sur lequel les enfants jetaient de temps en temps des morceaux de bois sec. Mais la fille du logis, qui s’appelait Daine à cause de sa légèreté à la course, s’empressa d’allumer une branche résineuse de mélèze en guise de flambeau, tandis que la vieille mère, nommée Sourde à raison d’une infirmité native, s’occupait activement des préparatifs du souper. Ce souper ne s’annonçait pas, hélas! comme un plantureux festin. Il n’existait encore aucune espèce d’agriculture; on vivait à peu près uniquement des produits de la chasse. Aussi, quand un chef de famille se trouvait, comme dans la circonstance présente, incapable de chasser, la chère était-elle assez maigre. Ce jour-là donc le souper se composait des petits animaux qui cuisaient sur les braises, et qui étaient des rats d’eau. Les rats semblent avoir joué un rôle important dans l’alimentation de l’homme primitif ; ceux-ci étaient dus à l’industrie particulière de l’aîné des enfants que, pour son habileté en ce genre, on appelait le Preneur-de-Rats, tandis que le plus jeune, le garçon au sifflet, avait été nommé le Siffleur. De son côté, Sourde alla chercher dans un coin plusieurs poignées de glands et de châtaignes, ramassées sous les arbres, et les joignit au repas.
On s’assit par terre autour du feu, et le maître du logis avançait déjà sa grosse main, aux ongles crochus, pour saisir un rat grillé, quand s’éleva du dehors un cri rauque, guttural, qui semblait être un appel. Ce cri pouvait être poussé par un animal des forêts, tant il avait des intonations dures; cependant les habitants de la caverne se redressèrent brusquement; ils avaient reconnu une voix humaine. Le cri s’étant renouvelé, Loup-Cervier répondit par une exclamation pareille. Alors on entendit quelqu’un qui disait:
— Je suis Roux, qui demeure sur la montagne Verte, de l’autre côté de la rivière. Les loups et les hyènes rôdent déjà, et le chat-géant commence à rugir. Laissez-moi entrer; j’ai tué un renne et nous le mangerons.
Le nom du chasseur qui demandait l’hospitalité n’était peut-être pas une recommandation pour le maître du logis, défiant par caractère et par nécessité ; mais laisser un homme à la porte pendant la nuit, c’était le vouer à une mort presque inévitable. D’ailleurs, la famille affamée avait entendu la proposition du chasseur, et, entre les roches superposées qui défendaient l’accès de la caverne, on avait vu qu’en effet Roux portait sur ses épaules un bel animal, de la plus appétissante tournure.
— Un renne! s’écrièrent joyeusement Daine et les enfants.
— Un renne! répéta Sourde.
Loup-Cervier, à son tour, parut comprendre qu’un repas de venaison était préférable, pour lui et pour les siens, aux chétifs rats d’eau et aux glands qui formaient, ce soir-là, le menu du souper. Cette considération l’emporta sur les motifs de prudence qui l’avaient fait hésiter d’abord à recevoir un étranger. Aussi se décida-t-il à écarter, avec l’aide de son monde, la dalle qui servait de porte; et quand le chasseur eut passé, on barricada de nouveau l’entrée de la caverne.