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LA VENGEANCE

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Blond, en quittant la grotte de Loup-Cervier, allait fort vite, mais il ne tarda pas à ralentir sa course, afin de s’orienter et de diriger ses recherches de la manière la plus efficace.

Les arbres, très nombreux et très hauts, bornaient la vue de toutes parts. Ces arbres étaient, comme de nos jours, des chênes, des hêtres, des bouleaux, des ormes, quoique peut-être on eût trouvé au milieu d’eux plusieurs espèces aujourd’hui disparues. De temps en temps on rencontrait des clairières où paissaient les troupeaux d’herbivores, rennes, cerfs, chevaux, aurochs, qui pullulaient partout; mais il n’y avait d’autres moyens de communication que les chemins, ou plutôt les sentiers, que ces bêtes fauves traçaient sous bois, quand elles allaient s’abreuver ou quand elles changeaient de pâturages, la nature étant vierge encore du travail de l’homme.

Or, à peine Blond eut-il quitté le voisinage de la montagne Montmartre, qu’il trouva, dans la forêt séculaire, une avenue large et droite, quoique encore encombrée çà et là de troncs renversés. Le sol en était battu, piétiné, comme si des chariots et des cavaliers y eussent passé journellement.

C’était par là que les mammouths se rendaient, soir et matin, à la rivière, et, dans leurs promenades continuelles, ils avaient frayé ce grand chemin, dont profitaient les autres animaux des environs. Bien que ces colosses ne fussent pas dangereux pour l’homme, il pouvait ne pas être prudent de se trouver sur leur passage; mais, à pareille heure, Blond risquait seulement d’en rencontrer quelques-uns isolés, et sans doute ceux-là ne songeraient pas à l’inquiéter, s’il ne se mêlait pas de leurs affaires. Aussi s’engagea-t-il résolument dans l’avenue, et voici quels motifs le déterminèrent à prendre cette direction:

— Roux, pensait-il, doit avoir hâte de gagner la rivière, et il a choisi sans doute la route des mammouths, qui est la plus directe et la plus commode. D’ailleurs, il porte dans ses bras la pauvre Daine, qui ne le suivrait pas volontairement, et il n’a pu se risquer avec un pareil fardeau dans les halliers et les fondrières. Roux ignore, selon toute apparence, que, la nuit dernière, la Seine a démesurément grossi, et qu’il n’y a plus moyen de la franchir soit à gué soit sur un tronc d’arbre, comme d’habitude. Il sera donc forcé de rester sur cette rive, et je ne peux manquer de le rencontrer bientôt, malgré son avance sur moi.

Nous n’osons assurer que ces réflexions se présentèrent avec autant de netteté à l’esprit du jeune homme; toujours est-il que ce furent à peu près là ses impressions, et que, plein d’espoir dans le succès, il continua son chemin.

A chaque instant, on entendait dans la forêt des hennissements, des bramements, des mugissements, des cris étranges, poussés par des bêtes qui demeuraient la plupart du temps invisibles. Parfois on entrevoyait, çà et là, des hardes de fauves qui ruminaient au milieu des hautes herbes; mais elles ne manifestaient pas beaucoup d’effroi à la vue d’un passant, car l’humanité était trop peu nombreuse, trop peu redoutable, pour que les animaux eussent encore reconnu sa puissance. Il eût donc été facile à Blond d’envoyer une flèche à quelque chevreuil ou à quelque faon de renne; mais il n’y pensait pas et se contentait de picorer des baies sauvages, tout en continuant d’avancer, l’œil au guet et les armes prêtes.

Il atteignit ainsi un endroit où un ruisseau traversait la route et, suivant l’habitude des chasseurs, il examina attentivement les traces imprimées dans le sol humide. C’étaient surtout des traces rondes et profondes de mammouths, au milieu desquelles apparaissaient quelques vestiges humains. Il avait reconnu le pied large et plat du terrible Roux, quand tout à coup il laissa échapper une exclamation de rage. A côté des premières, il venait de distinguer des empreintes plus petites et plus légères, bien qu’elles ne dussent rappeler en rien celles d’Atalante; c’étaient celles de Daine, sa bien-aimée.

— Elle marche donc? murmura-t-il; elle le suit de son plein gré ? Je les tuerai tous les deux!

Cette découverte prouvait que Blond était bien sur la piste des fugitifs. Aussi, après avoir fait certaines observations qui devaient lui servir plus tard, reprit-il sa course et il se trouva bientôt à l’extrémité de l’avenue, sur le bord de la Seine.

Nous avons déjà donné une idée du tableau que présentait la rivière; en ce moment surtout, elle avait l’aspect majestueux et imposant d’un véritable bras de mer. Grossie par quelque orage, elle se répandait sur ses deux rives, envahissant les îlots où Paris devait naître un jour, et inondant ses vastes marécages. Il eût été impossible de la traverser, quand même les barques auraient existé. Ses flots bourbeux montaient à une extrême hauteur; son courant semblait irrésistible, et les arbres qu’elle emportait, avec leurs racines et leur feuillage, eussent broyé quiconque aurait tenté de la franchir en nageant.

Il était donc bien certain que Roux n’avait pas gagné l’autre bord avec sa prisonnière, et Blond promena ses yeux avec attention sur l’immense paysage qui s’étendait devant lui.

Cette espèce de brume, ordinaire au climat parisien, couvrait la campagne, tandis que des nuages blancs passaient par intervalles sur le soleil. Dans les plaines noyées qui bordaient la Seine, quelques grands mammifères prenaient leurs ébats. C’étaient d’abord trois ou quatre mammouths attardés, qui étaient entrés dans l’eau jusqu’à mi-jambes pour boire ou pour se baigner. Ils s’élevaient comme des montagnes vivantes au-dessus du niveau du fleuve, dont chacun de leurs mouvements troublait le cours impétueux. Le mâle avait des défenses formidables recourbées en demi-cercle; et, tandis que les jeunes s’amusaient à lancer avec leur trompe de puissants jets d’eau, il élevait la sienne en l’air et faisait entendre des sons éclatants.

De leur côté, les rhinocéros à narines cloisonnées se livraient à leurs ébats habituels, au milieu des roseaux. Ces rhinocéros, dont on a trouvé des ossements en creusant le canal de l’Ourcq, étaient, comme nous l’avons dit, couverts de poils ainsi que le mammouth; mais leur peau ne formait pas de plis comme celle du rhinocéros africain. Farouches et stupides, ils se battaient entre eux, en faisant voler au loin des tourbillons de boue, et ne paraissaient pas beaucoup s’inquiéter du voisinage des éléphants, non plus que de celui des hippopotames qui venaient parfois jouer à la surface de l’eau.

Et tout cela non loin de la place où se trouve aujourd’hui le Pont-Neuf!

Ces scènes de la nature antédiluvienne n’avaient aucun intérêt pour Blond; c’étaient sa chère Daine et le chasseur qu’il désirait apercevoir. Mais des créatures humaines devaient être comme écrasées par l’immensité de l’étendue, et ne former que des points imperceptibles sur ce théâtre peuplé de colosses.

A force de fouiller avec sa vue perçante chaque anfractuosité du rivage, il finit par distinguer, dans la direction où devait s’élever plus tard l’Hôtel-de-Ville de Paris, deux personnes qui semblaient remonter le cours de la rivière. Il crut reconnaître celles qu’il poursuivait; et afin de s’en assurer, il se mit à courir avec une agilité dont peu d’hommes de nos jours seraient capables, mais qui était une des nécessités de la vie sauvage. Les promeneurs n’ayant pas de motifs pour aller le même train, il gagna rapidement sur eux et bientôt il reconnut, d’une manière positive, Daine et son ravisseur.

Roux paraissait déconcerté par l’inondation sur laquelle il n’avait pas compté, et on devinait à ses allures une indécision extrême. Il marchait d’un pas incertain et ne savait évidemment quel parti prendre.

Daine, qui marchait à son côté, retournait fréquemment la tête. Bien que la pauvre fille ne manquât pas de vigueur, elle semblait fatiguée de sa longue promenade à travers bois et marécages. Ses pieds et le bas de sa tunique de peau étaient souillés de fange; toute sa personne trahissait un abattement profond. Cependant Blond s’étonnait toujours qu’elle n’essayât pas d’échapper à son ravisseur, quand il eut l’explication de cette docilité.

Roux, désespérant de trouver un moyen de traverser la Seine, sembla enfin prendre une détermination nouvelle, et désigna la forêt à Daine par un geste impérieux.

La fille de Loup-Cervier, soit qu’elle comptât être aperçue et secourue au milieu de ces plaines découvertes, soit qu’elle redoutât de rentrer dans les bois en pareille compagnie, manifesta quelques velléités de résistance; aussitôt Roux, s’élançant sur elle, la frappa avec une brutalité inouïe du manche de son casse-tête.

Du reste, ce n’était pas la première fois que l’amoureux employait ce procédé pour se faire suivre de l’objet de sa tendresse, et l’on eût pu voir déjà, sur les bras et les épaules de la malheureuse Daine, plus d’une contusion sanglante.

Le respect pour la femme n’existait pas encore à cette époque, et la domination du sexe fort sur le sexe faible s’exerçait sans mesure. Néanmoins, Blond, en voyant maltraiter ainsi celle qu’il aimait, ne réussit pas à se contenir et laissa échapper un cri de colère.

A peine cette clameur, si différente des sons qui s’élevaient habituellement dans ces solitudes, eut-elle retenti, que Blond comprit son imprudence. Il ne pouvait réussir dans sa poursuite qu’à la condition de surprendre son adversaire, car Roux, bien armé, d’une force herculéenne, d’une légèreté extraordinaire, d’un courage de brute, ne se laisserait sans doute pas arracher sa proie tant qu’il lui resterait un souffle de vie. C’était donc uniquement par surprise qu’il devenait possible de le vaincre, et il y avait folie à le mettre sur ses gardes.

Blond s’en souvint à temps. Dès que cette protestation chevaleresque lui eut échappé, il se jeta à plat ventre dans les hautes herbes et demeura sans mouvement.

Il avait été entendu. Roux cessa de frapper la pauvre femme et regarda autour de lui. Daine elle-même parut oublier sa souffrance; elle s’était retournée de nouveau en tressaillant. Peut-être avait-elle reconnu la voix de son fiancé ; peut-être l’espoir d’une délivrance prochaine venait-il de se réveiller dans son esprit. Quoi qu’il en fût, Blond, se défiant de la vue perçante du sauvage, et sachant que le moindre indice, le moindre mouvement était capable de le trahir, demeurait blotti dans les roseaux, sans se risquer à redresser la tête.

Ce fut seulement après un temps assez long qu’il se souleva avec précaution. Comme le cri ne s’était pas renouvelé, Roux et Daine avaient sans doute fini par croire qu’il n’était pas sorti d’une bouche humaine, et avaient continué leur marche vers la forêt, où ils ne tardèrent pas à s’enfoncer.

Blond quitta alors sa cachette et reprit sa course rapide, en se courbant au milieu des broussailles.

Il atteignit ainsi la partie de la forêt où Daine et Roux venaient de s’engager; mais là il rencontra de nouveaux embarras. Le fourré était sillonné en tous sens par ces petits sentiers que traçaient les bêtes fauves en allant à la rivière. Lequel de ces sentiers le chasseur et sa compagne avaient-ils choisi? Le sol, ou trop sec ou trop mou, ne gardait aucune empreinte. D’ailleurs le temps manquait pour étudier patiemment une piste. Si Blond avait su jurer, il eût fait retentir le bois de ses blasphèmes; il se mit à errer en grondant et en se meurtrissant la poitrine avec rage.

Nous le laisserons à sa colère et à son anxiété pour rejoindre Daine et le ravisseur.

La fille de Loup-Cervier, comme nous l’avons dit n’avait pas cédé sans résistance aux injonctions de l’assassin de ses parents; mais, domptée par la violence, elle avait paru se résigner à son sort. Pendant le trajet, la conversation n’avait pas été bien animée, comme on peut croire; l’action remplaçait à cette époque les mots et les pensées. La pauvre créature avait donc marché en silence à côté de Roux, qui l’observait sournoisement avec une expression de colère et de haine autant que d’amour.

Daine ne pouvait s’attendre à être secourue, sauf le cas où son fiancé jugerait à propos d’intervenir en sa faveur. Il n’existait aucune autorité protectrice. Un petit nombre de familles vivaient isolément sur de vastes espaces, et chacune d’elles ne relevait que du père. Rien ne défendait l’opprimé contre les entreprises de l’oppresseur; quoiqu’il dût y avoir déjà certaines notions de justice, de religion et de morale, elles étaient si vagues qu’elles ne pouvaient être un frein sérieux aux grossiers instincts, aux passions féroces de cette race ignorante.

Daine comprenait donc que, si le hasard lui faisait rencontrer dans les bois quelque autre chasseur du voisinage, ce chasseur n’oserait tenter de la délivrer. Nous savons quelle espérance elle avait éprouvée quand elle avait cru reconnaître, dans le cri parti derrière elle, la voix de son ami. Par malheur, cette espérance n’avait été qu’un éclair, et lorsque la pauvre fille était rentrée dans la forêt, de grosses larmes mouillaient ses yeux.

Son persécuteur ne s’en inquiéta guère, peut-être même ne s’en aperçut-il pas. Cependant, à mesure que l’on s’enfonçait sous les arbres, son attitude changeait à l’égard de la prisonnière, et son regard s’adoucissait d’une manière visible. Bientôt quelque chose d’assez semblable à un sourire s’épanouit sur sa figure hideuse, et une fois il posa sa large main sur l’épaule de Daine, en faisant entendre une espèce de grognement joyeux qui eût rappelé celui d’un ours.

Daine parut plus effrayée de sa gaieté que de la colère qu’il avait montrée jusque-là. Elle se tint le plus loin possible de lui, et comme il se rapprochait toujours en faisant entendre son grognement de mauvais augure, elle essaya de changer le cours de ses idées.

— J’ai faim, dit-elle brusquement; Roux est-il si mauvais chasseur qu’il ne puisse me donner à manger?

La jeune fille avait été bien inspirée, et Roux devait être touché d’un semblable reproche. D’ailleurs, peut-être cette observation lui rappela-t-elle que lui-même n’avait rien pris depuis la veille, qu’on était vers le milieu du jour, et que sa faim d’ogre lui rongeait la poitrine. Il se redressa et dit de sa voix gutturale:

— Daine mangera.

En ce moment, on entrait dans une clairière dont les troupeaux de fauves avaient tondu le gazon. Sur ce sol ras et largement piétiné, on ne voyait plus qu’un jeune cheval, de petite taille et à tête énorme, dont l’espèce était alors très répandue. L’homme primitif ne songeait pas encore à devenir cavalier, mais le cheval était pour lui un gibier excellent et il en faisait sa principale nourriture . Le jeune animal dont nous parlons, quoiqu’il fût à moins de vingt pas des promeneurs, ne s’alarmait pas de leur présence, et, tout en broutant le feuillage d’un arbuste, les regardait de son œil doux et curieux à la fois. Roux saisit son arc, et, avec une prestesse inconcevable, décocha une flèche qui lui traversa la gorge. La pauvre bête hennit de douleur et voulut fuir, mais la force lui manquant. elle tomba sur ses genoux. Rapide comme la pensée, Roux s’élança et termina ses souffrances en lui brisant le crâne.

Alors le chasseur se tourna d’un air triomphant vers sa compagne, qui jugea à propos de le récompenser de son adresse par un signe de tête.

La venaison étant obtenue, il ne s’agissait plus que de la préparer. Or, on se souvient que le feu s’obtenait par un procédé lent et difficile, en frottant l’un contre l’autre deux morceaux de bois sec; et quoique les Parisiens de l’ancien monde mangeassent habituellement la viande grillée, ils n’y mettaient pas tant de raffinements quand ils étaient en chasse; ils s’accommodaient fort bien alors de viande crue. Aussi Roux ne songea-t-il pas le moins du monde à allumer du feu. Il fit signe à Daine de s’asseoir et se hâta de dépecer le cheval, dont les chairs fumantes palpitaient encore.

Il détacha avec dextérité les os qui contenaient de la moelle, les fendit longitudinalement au moyen de sa hache et les offrit à Daine avec galanterie. Pour lui, il se tailla dans le filet de la bête un énorme morceau qu’il déchira des dents et des ongles, puis il le dévora avec sa gloutonnerie ordinaire, sans avoir l’air de regretter aucun assaisonnement.

Nous voudrions pouvoir dire que la fiancée de Blond témoigna quelque horreur ou quelque dégoût pour ce repas de cannibales; mais la vérité nous force d’avouer que l’habitude, d’une part, l’appétit, de l’autre, l’empêchèrent de manifester la moindre répugnance. Oubliant ses chagrins, ses fatigues, ses mortelles inquiétudes, elle s’était mise à sucer des os à moelle, avec toute la sensualité d’une belle gourmande de nos jours mangeant des gâteaux chez un pâtissier du boulevard Italien.

La clairière, assez vaste, était pratiquée dans une haute futaie, et tandis qu’une demi-obscurité régnait sous bois, les convives se trouvaient en pleine lumière, au centre de l’espace découvert. Roux avait choisi cette place pour éviter toute surprise; non pas qu’il conservât souvenir de l’alarme causée par le cri de Blond quelques moments auparavant, mais il importait de rester sur ses gardes, car on était continuellement entouré de périls.

Néanmoins, Daine, les premiers besoins apaisés, retomba dans ses préoccupations douloureuses, Elle cessa de manger, et refusa même la cervelle du cheval que le chasseur lui désignait comme un mets digne d’elle. Quant à lui, tout en engloutissant des chairs sanglantes, il continuait d’épier sa compagne.

Ses yeux, sous leurs paupières rousses, pétillaient de plaisir, et l’on ne pouvait deviner si cette satisfaction avait pour cause la bonne chère présente ou la pensée de tenir en son pouvoir une créature qui lui semblait si belle.

Daine remarquait ces détails, mais elle espérait que son persécuteur, à force de se gorger de viande, finirait par tomber dans l’état de torpeur et d’abrutissement qui accompagnait d’ordinaire sa digestion. Cet espoir ne tarda pas à s’évanouir; Roux cessa de s’acharner sur cette chair crue, et se contenta de grignoter, en guise de dessert, ce que la jeune fille avait dédaigné. Mais ses œillades enflammées ne s’arrêtaient pas; il faisait toujours entendre son grognement joyeux; et deux ou trois fois il étendit encore la main vers elle pour lui adresser une tape amicale.

Daine se mettait le plus possible hors de la. portée de ces rudes caresses, et écoutait si quelque libérateur ne se ferait pas entendre dans le silence des bois. Rien ne bougeait, sauf un loup, qui sentait le festin et attendait, au milieu des buissons, l’occasion d’en prendre sa part.

Roux voyait très bien l’agitation de la jeune fille et sa joyeuseté s’en accroissait. Toujours mâchonnant, riant et grondant, il essayait de l’atteindre avec sa large main noire. Enfin, Daine perdit patience, et, se rejetant en arrière, dit avec horreur:

— Roux a tué Sourde et Loup-Cervier!

Ce reproche ne parut pas le moins du monde être compris du sauvage. Il crut, au contraire, y voir un éloge pour lui, car il répliqua en ricanant:

— Roux était le plus fort.

Que répondre à cette logique? Cependant, la pauvre Daine fit appel à ce qu’elle savait de religion et de morale pour essayer d’adoucir le chasseur.

— Quand les forts ont été méchants pendant leur vie, dit-elle, le Grand-Esprit les punit après leur mort.

Cette pensée était trop élevée pour l’intelligence de Roux. Il avait écouté néanmoins d’un air attentif et semblait essayer de comprendre. Au bout d’un moment, il partit d’un nouvel éclat de rire et répondit:

— Roux est vivant.

La malheureuse fille, à bout d’arguments, se taisait. Roux cessa de manger, Ses rires et ses grondements devenaient plus bruyants, plus continus. Tout à coup il avança les deux mains pour saisir Daine, qui lui échappa par un mouvement brusque, se leva, et s’enfuit vers le fourré avec la légèreté de l’animal dont elle portait le nom.

Mais, si elle était agile, le chasseur ne l’était pas moins. Il se leva prestement à son tour, ramassa son casse-tête, et la poursuivit en grondant, non plus d’amour cette fois, mais de fureur.

Grâce à ses bonds impétueux, il la rejoignit bientôt, et il brandissait son arme redoutable pour l’en frapper. Daine poussa un cri d’angoisse, auquel répondit dans la profondeur des bois cette clameur farouche qu’elle avait entendue déjà. En même temps, une flèche, lancée par une main invisible, effleura son visage et vint traverser la gorge de Roux, ainsi que la flèche de Roux avait traversé la gorge du jeune cheval peu d’instants auparavant.

Des flots de sang inondèrent la peau d’ours dont le ravisseur de Daine était revêtu. Mais telle était la vigueur de cette race, qu’il demeura debout, et quoiqu’il ne pût ni crier, ni marcher, il essaya d’arracher avec colère le trait qui l’avait blessé. Comme il n’y réussissait pas, il voulut du moins se venger et agita convulsivement son casse-tête. Daine, qui s’était arrêtée aussi pour regarder d’où lui venait ce secours inespéré, risquait d’être atteinte, quand une nouvelle flèche siffla et alla s’implanter dans la poitrine du chasseur.

Cette fois, les jambes de Roux fléchirent; il tourna sur lui-même, puis tomba sur le sol qu’il laboura de ses ongles et qu’il mordit, en poussant des sons inarticulés.

Au même instant, un homme sortit des broussailles et se montra sur la lisière de la forêt. Son arc à la main, il se tenait prêt à lancer une troisième flèche si besoin était. Cet homme, bien qu’il n’eût rien de l’Apollon Pythien, parut à Daine plus beau que le dieu «à l’arc d’argent ».

— Blond! s’écria-t-elle transportée.

Blond, car c’était lui, demeura d’abord immobile, les yeux attachés sur son ennemi. Comme on n’avait plus rien à craindre de ce côté, il abaissa son arc, s’élança vers sa fiancée, en criant avec ravissement:

— Daine!

Et ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

11 n’y eut pas entre eux de longs discours; mais les yeux de la fille exprimaient la plus ardente reconnaissance, tandis que ceux du garçon reflétaient l’orgueil et la joie du succès.

Bientôt ils s’approchèrent du blessé, qui se tordait sur le gazon dans les convulsions de l’agonie. Blond désirait ravoir ses flèches et en même temps s’emparer des colliers et des armes du vaincu, les moindres produits de l’industrie humaine ayant alors une valeur immense.

Il se pencha donc vers le mourant et retira les flèches, sans plus s’inquiéter de ses souffrances qu’un Peau-Rouge de nos jours ne s’inquiète des tortures de celui qu’il est en train de scalper. Quoique supérieur sous certains rapports à son ennemi, il ne sentait aucun scrupule de traiter Roux de la même manière que Roux l’eût traité lui-même en pareil cas.

Le malheureux chasseur ne pouvait parler; mais, étendu sur le dos, les poings fermés, il conservait toute sa connaissance. Certains Russes, de race mongolique, survivant dans nos guerres à d’effroyables blessures dont un Européen fût mort sur-le-champ, pourraient seuls aujourd’hui fournir des exemples d’une semblable vitalité.

Daine eut pourtant le courage de regarder en face l’assassin de sa famille; et, cédant à un sentiment d’indignation, elle le frappa de son pied nu au visage. Roux essaya de la mordre, sans pouvoir y parvenir.

Blond, qui venait de s’emparer des dépouilles du blessé, semblait s’amuser de cette haine réciproque. Néanmoins il passa son bras autour de la taille de Daine et voulut l’entraîner.

La rancunière jeune fille résista.

— Roux vit encore, dit-elle.

— Bah! répliqua Blond avec tranquillité, les loups l’achèveront.

Et il la conduisit doucement vers l’endroit où étaient restés les débris du cheval. L’amoureux se souvenait que, lui aussi, mourait de faim et qu’il avait tous les droits possibles sur la chasse du vaincu.

Ils s’assirent donc et le repas recommença. Mais combien il ressemblait peu au premier! Le ravissement des jeunes gens paraissait égal. Daine ne mangeait pas, mais elle avait plaisir à voir manger son compagnon qui, du reste, ne montrait pas la hideuse gloutonnerie de l’autre chasseur. Ils parlaient peu, selon l’habitude; en revanche, ils se regardaient sans cesse, ils riaient et se faisaient de joyeuses agaceries. Après le repas, Blond offrit à sa fiancée les colliers et les bracelets, les ouvrages de ciselure qu’il avait préparés pour elle, et la coquette se hâta de s’en parer. Tout au bonheur de se retrouver après de si dures épreuves, ils ne s’inquiétaient, ni l’un ni l’autre, du misérable Roux, qui râlait à quelques pas, et dont les yeux, déjà ternis par les approches de la mort, se fixaient sur eux avec une expression de jalousie et de fureur impuissante.

Les heures s’écoulent insensiblement pour les amoureux; Blond et Daine ne songaient pas que le temps passait. Le soleil allait se coucher; or, être surpris par la nuit dans ces bois, où pullulaient tant de formidables animaux, c’était, ils ne l’ignoraient pas, s’exposer à une mort terrible.

Heureusement, Blond finit par s’apercevoir du péril. Il se leva tout à coup.

— Allons! dit-il.

Il prit ses armes, et chargea Daine de celles de Roux. La fille de Loup-Cervier, du reste, était fort capable de s’en servir au besoin. Comme on se disposait à partir, elle demanda:

— Où va me conduire Blond?

Le jeune chasseur eut l’air de réfléchir.

— Loup-Cervier a été tué, dit-il enfin, et sa caverne n’a plus de maître... Je vais m’y rendre avec Daine. Je serai chef de la famille. Je porterai Loup-Cervier à la grotte des morts; puis je nourrirai de ma chasse les femmes et les enfants.

— Bien, répliqua Daine.

Et on se mit en marche.

Quand on passa près de Roux afin de gagner la lisière du bois, le mourant fit des efforts visibles pour parler et agita les bras. Ses yeux, démesurément agrandis, semblaient supplier les jeunes gens de ne pas l’abandonner sans force et désarmé dans ce désert. Daine, cette fois, ne put se défendre d’un mouvement de compassion et voulut s’arrêter; mais Blond haussa les épaules et l’obligea de continuer son chemin.

Le blessé avait eu raison de redouter leur départ. A peine les deux fiancés avaient-ils quitté la clairière, qu’elle fut envahie par une prodigieuse quantité d’animaux gris, fauves, tachetés, qui, cachés dans les halliers voisins, n’attendaient que ce moment. Ils s’élancèrent, gueule béante, en poussant des hurlements de convoitise. Les uns coururent vers le cheval dont ils s’arrachèrent des lambeaux sanglants, tandis que les autres se précipitaient sur Roux qu’il couvrirent tout entier.

Daine et son compagnon entendirent derrière eux des craquements d’os, des cris féroces, un bruit de lutte acharnée entre les ignobles animaux qui se disputaient leur proie; mais ils n’en prirent aucun souci et s’éloignèrent à grands pas. Puis, comme les impressions de ces sauvages étaient éminemment changeantes, ils rirent quelques minutes plus tard, avec la plus franche gaieté.

Le monde inconnu

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