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III

Table des matières

L’HOTE

Roux, le nouveau venu, avait un aspect encore plus brutal et plus féroce que le maître du logis. Il était robuste et dans la force de l’âge. Ce qui le distinguait particulièrement, c’était une ample chevelure rousse flottant sur ses épaules, et une barbe de même nuance qui lui cachait complètement la bouche; de là venait son nom. Sa robe en peau d’ours laissait nus, selon l’usage, ses bras et ses jambes, couverts de poils roux comme ceux de l’Esaü de la Bible. Il avait aussi des bracelets, des colliers en coquilles et en dents de bêtes sauvages. Son équipement était remarquable; outre le couteau, la hache en silex et les flèches à pointe de pierre, passés dans son ceinturon, il portait d’une main un arc dont la corde était en boyau. L’autre main soutenait une espèce de casse-tête, fait de la mâchoire inférieure d’un grand animal, avec sa canine aiguë et tranchante. Un os allongé servait de manche à cette arme qui était fort lourde et devait être formidable .

Roux, en entrant dans la caverne, ne donna aucun signe de politesse; la politesse était inconnue de ces êtres farouches, qui ne vivaient même pas en tribu, mais en famille. Il se contenta de jeter par terre le renne, sur lequel les femmes et les enfants se ruèrent aussitôt, comme à la curée. Sans leur accorder la moindre attention, le chasseur s’assit d’un air fatigué sur une roche, et sembla ne s’occuper que du maître du logis. Il tenait toujours à la main son terrible casse-tête, pour s’en servir à la moindre alerte.

Loup-Cervier, de sa part, n’avait accueilli son hôte par aucun témoignage de cordialité et avait saisi sa hache. Tous les deux se regardèrent avec fixité, sans échanger une parole.

Ils ne se voyaient pas néanmoins pour la première fois. Roux, comme il l’avait dit lui-même, habitait avec sa famille une caverne située sur le flanc de la montagne Sainte-Geneviève, appelée plus tard par les Romains mont Lucotitius, de l’autre côté de la Seine. Or, comme il n’existait ni ponts ni bateaux pour franchir la rivière; comme la rivière avec son cours impétueux, avec ses vastes marécages, avec ses hippopotames et ses rhinocéros, n’était pas facile à traverser soit à gué, soit sur un tronc d’arbre que l’on dirigeait au moyen d’une perche, les rapports n’étaient pas des plus fréquents entre les rares habitants de Montmartre et ceux du quartier Latin. C’était seulement quand un chasseur de l’une ou de l’autre rive se trouvait en tournée, qu’il existait entre eux, comme dans le cas actuel, des relations passagères.

Loup-Cervier et Roux, qui n’étaient pas ensemble dans les meilleurs termes, continuaient de s’observer avec des yeux étincelants. Pourtant le chasseur finit par comprendre qu’il devait quelque marque d’intérêt au maître du logis où il recevait l’hospitalité, et désignant le bras de Loup-Cervier, emmailloté dans une peau fétide:

— Blessé ? demanda-t-il de sa voix gutturale.

— Oui.... hyène.... Lâche et méchante hyène! répliqua Loup-Cervier en grinçant des dents.

Le souvenir de sa mésaventure parut réveiller sa colère et changer le cours de ses pensées. Il s’approcha d’une tête décharnée d’animal, qui était dans un coin de la caverne, déchargea sur elle un coup de sa hache et la fit voler en éclats. C’était le crâne de la bête qui l’avait blessé et qui avait été mangée par la famille les jours précédents. Cette puérile vengeance accomplie, il revint prendre place auprès de son hôte, qui ne songeait plus qu’à surveiller les nouveaux apprêts du souper, car il mourait de faim.

La famille ne demeurait pas inactive. Avec la dextérité que donne l’habitude, les deux femmes, aidées des enfants, s’étaient mises en devoir de dépouiller le renne et de le dépecer. La peau ayant été lestement détachée, d’amples grillades de venaison remplacèrent sur les braises les misérables rats d’eau qui furent mis dédaigneusement de côté, au grand désespoir de Preneur-de-Rats. D’ailleurs, l’assistance, en attendant la partie sérieuse du repas, avait à se régaler d’une autre sorte de friandise.

Le goût dominant de cette race semble avoir été la moelle des os de bêtes. Ainsi s’explique la prodigieuse quantité d’os fendus en long que l’on rencontre dans la couche géologique quaternaire. On n’avait donc eu garde d’oublier cet entremets exquis; les gros os du renne avait été brisés avec des pierres, et, pour donner aux grillades le temps de cuire à point, l’hôte, le père, la mère et les enfants se mirent à sucer la moelle, toute crue et encore tiède, du ruminant.

Roux n’était pourtant pas absorbé complètement par la sensualité. Son œil fauve suivait avec attention tous les gestes de Daine, qui aidait sa mère à préparer la venaison. Elle mettait à cette besogne, passablement rebutante, une grâce lourde, un enjouement naïf qui semblaient ravir le grossier chasseur. Ainsi, tandis que les habits, les mains et même le visage de Sourde étaient tout souillés de sang, la fille avait trouvé moyen d’éviter ces hideuses éclaboussures et de conserver son élégance. Armée de son couteau en silex, merveille d’art pour l’époque, car le manche en bois de chevreuil était orné de ciselures, elle détachait avec délicatesse les nerfs et les tendons qui, desséchés, devaient servir à plusieurs usages domestiques. En s’acquittant de sa tâche, elle adressait parfois un mot joyeux à ses jeunes frères qui sautillaient autour d’elle, ou bien elle faisait entendre un rire aigu, un peu niais peut-être dans ses intonations, mais d’une franche gaieté.

Roux, éprouvant une sorte d’extase, oubliait de sucer la moelle d’un os énorme dont il s’était emparé. Cependant, quand le souper fut prêt, il ne songea plus qu’à y faire honneur, car la satisfaction de l’appétit, dans ces épaisses natures, était le premier et le plus impérieux des besoins.

On reprit place autour du foyer et chacun saisit comme il put une grillade sur les braises. Il y avait pourtant une sorte de hiérarchie parmi les convives. Les hommes se servaient d’abord, puis c’était le tour des femmes, puis celui des jeunes garçons. Tous déchiraient leur part à belles dents. Aucune parole n’était échangée; en revanche les mâchoires faisaient un bruit formidable.

Ce bruit, du reste, résultait de la conformation particulière de la bouche chez les individus de cette race primitive. Au lieu d’avoir, comme nous, la mâchoire supérieure dépassant largement l’inférieure, leurs mâchoires s’appliquaient exactement l’une sur l’autre, d’où résultait un claquement particulier quand ils prenaient leur nourriture. Aussi Loup-Cervier et Sourde, qui étaient avancés en âge, avaient-ils les dents à moitié usées , et cette disposition des mâchoires donnait à la prononciation de tous, quand ils parlaient, un caractère de lourdeur et d’embarras.

On aura aisément idée de l’aspect que présentait la grotte en ce moment. Elle était envahie par une fumée compacte, nauséabonde, suffocante; on y voyait à peine. Le feu ne produisait plus de flamme; la branche de résine, servant de torche, apparaissait comme une tache rouge dans ce brouillard ardent, et la sueur coulait sur tous les fronts.

Néanmoins rien ne décourageait les convives, et la voracité de certaines tribus de Peaux-Rouges pourrait seule aujourd’hui fournir un exemple de la leur. Le premier service de grillades ayant disparu, on en prépara un second, puis un troisième, jusqu’à ce que le renne fût complètement dévoré. Alors les assistants, bien repus, ne semblèrent songer qu’au sommeil. Les enfants, les premiers, gagnèrent renfoncement de la caverne où se trouvait un tas de mousse, se couchèrent et s’endormirent sans plus de cérémonie. Sourde ne tarda pas à les suivre, et il ne resta en présence que Loup-Cervier, sa fille et le chasseur.

Les souffrances de sa blessure, ou peut-être quelque préoccupation secrète, avaient empêché le chef de la famille de pousser sa gloutonnerie jusqu’à la dernière limite, et Daine, de son côté, s’était montrée assez sobre, bien qu’elle eût joué un rôle brillant dans le festin. Mais Roux avait dévoré pour sa part ce qui suffirait actuellement à rassasier six hommes robustes. Alourdi par cet excès de nourriture, il avait à peine la force de se soulever. Il s’était remis pourtant à examiner la jeune fille qui, le repas achevé, paraissait disposée à se divertir par un peu de coquetterie. Elle riait de temps en temps en faisant cliqueter ses colliers.

Aussi, quoique Loup-Cervier eût désigné du doigt à son hôte un enfoncement où il devait coucher loin de la famille, Roux ne parut-il pas s’en apercevoir. Ses yeux ne se détournaient pas de Daine, et tout à coup il dit de sa voix rauque:

— Loup-Cervier, je prendrai ta fille et je tuerai un aurochs que je te donnerai en échange.

En entendant cette proposition si pleine de délicatesse, Daine partit d’un éclat de rire qui ne manquait pas de moquerie. Le père, de son côté, s’arma de sa hache et répliqua:

— Je ne veux pas... Tu as déjà une femme et des enfants là-bas; à la montagne Verte.

Roux fit une grimace hideuse.

— La femme est trop vieille, répliqua-t-il, les enfants sont grands... Écoute: il y a près d’ici un Grand-Ours; je le tuerai et j’emmènerai Daine pour habiter sa grotte avec moi... Je suis un bon chasseur; Daine ne manquera jamais de viande de renne ou de cheval.

Cette séduisante perspective ne fit encore qu’exciter la gaieté de la coquette.

— Je suis promise à Blond, dit-elle d’un air mutin.

Sans doute le personnage qu’on appelait Blond était connu de Roux, car les traits repoussants de l’habitant du Lucotitius prirent une expression de mépris.

— Blond, mauvais chasseur, répliqua-t-il; Daine mourra de faim avec lui; il ne saura pas la défendre contre les bêtes féroces.

— Il a pourtant déjà tué un mammouth, s’écria la jeune fille avec orgueil, et il a donné les défenses à mon père... Regarde.

En même temps, elle désigna deux colossales défenses suspendues à la paroi de la grotte.

— Avec cet ivoire, poursuivit-elle, Blond fera de belles choses, tiens, comme celles-ci.

Elle mit sous les yeux de Roux son couteau de silex, dont le manche, on s’en souvient, était soigneusement ciselé, puis plusieurs petits ustensiles en os portant des dessins d’animaux, objets qui, malgré la grossièreté du travail, témoignaient que leur créateur devait être un artiste de premier ordre pour ce temps-là.

Roux ne regardait pas; il grondait de jalousie et de colère, tandis que Loup-Cervier, dont l’esprit était fort obtus, semblait fier de l’éloquence et de la présence d’esprit de sa fille. Daine, voyant le rude amoureux déconcerté, ajouta de son ton railleur:

— Blond me veut, moi je ne veux que lui. Il aime à rire et nous rions ensemble. Demain, il viendra me prendre, et mon père doit me laisser aller... Que Roux continue de chasser le loup et l’hyène!

Puis, toujours riant, elle s’enfuit au fond de la grotte où elle se coucha entre sa mère et ses petits frères.

Roux poussa une exclamation de fureur et se leva pour la suivre; le père, sa hache à la main, lui barra le passage. Il parut alors vouloir tourner sa colère contre Loup-Cervier; mais dès qu’il fut debout, l’effet de l’énorme quantité de viande qu’il venait d’absorber se fit sentir; il chancela sur ses jambes, bâilla d’une manière effroyable et s’affaissa lourdement sur lui-même. Il s’agita encore pendant quelques minutes; mais bientôt, comme Polyphème en pareille circonstance, il demeura immobile et s’endormit d’un sommeil irrésistible sur le sol raboteux.

Loup-Cervier savait par expérience que ce sommeil ne serait pas interrompu jusqu’au lendemain. Il alla donc s’étendre sur la couche de mousse, où il ne tarda pas à s’endormir aussi.

Le monde inconnu

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