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I

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LE PAYSAGE

Remontons les âges; dépassons de plusieurs milliers d’années les quarante siècles environ que la tradition vulgaire assigne pour date à la création du monde avant la naissance de Jésus-Christ.

Nous sommes à cette époque géologique que les savants appellent «quaternaire.» L’humanité barbare est encore bien près de ses origines. Elle traverse la période qui a précédé l’âge des métaux et à laquelle on a donné le nom d’âge de la pierre taillée. Cette période, qui naguère s’enveloppait pour nous dans une obscurité mystérieuse, s’est révélée depuis quelques années par des monuments si nombreux, si authentiques, si incontestables, qu’il est possible de se la représenter avec exactitude, comme Cuvier se représentait les monstres antédiluviens d’après les ossements retrouvés dans les couches terrestres.

A la place où, tant de siècles plus tard, devait être construit Paris, s’étendait une étrange et sauvage solitude. Si nous gravissons une des montagnes qui la dominent, celle que les temps historiques devaient appeler butte Montmartre, par exemple, voici quel tableau s’offrait aux regards.

A perte de vue, il n’y avait que des arbres, de la verdure et des eaux. Sur toutes les hauteurs, nommées aujourd’hui Ménilmontant, buttes Chaumont, montagne Sainte-Geneviève, mont Valérien, se dressaient des chênes, des sapins, des hêtres séculaires, immense massif de feuillage qui s’étendait jusqu’aux limites de l’horizon, peut-être jusqu’aux limites des Gaules futures. Des marais, aux teintes pâles, apparaissaient pourtant çà et là. L’un, formé par un ruisseau qui venait de Ménilmontant, couvrait l’espace où devait se trouver un jour la ferme de la Grange-Batelière, puis les deux Opéras, et se prolongeait jusqu’à l’emplacement de l’Hôtel-de-Ville. Un second, situé à la base du mont Lucotitius, marquait l’embouchure de la Bièvre. Mais où les marécages prenaient surtout des proportions considérables, c’était sur les deux bords de la Seine, qui n’avait pas encore creusé complètement la vallée dont elle occupe le centre.

La Seine, en effet, ne ressemblait pas alors à ce fleuve paisible, civilisé, comme endormi, qui, resserré par des quais majestueux, coule maintenant sous de magnifiques ponts. Elle était errante et vagabonde entre les falaises qui, en beaucoup d’endroits, bordent son cours, et son lit se déplaçait fréquemment. Elle avait l’ampleur, la fougue et l’impétuosité des grands fleuves de l’Amérique. Ses eaux jaunes, boueuses, au rapide courant, charriaient, comme l’Orénoque et l’Amazone, des arbres entiers. A la surface de cette nappe fauve, on voyait les trois ou quatre îlots qui devaient contenir la Lutèce des Gaulois; mais ces îlots étaient nus et sablonneux. Le principal, destiné à devenir plus tard la «Cité » de Paris, se couvrait seul de quelques broussailles, dont les branches supérieures conservaient des touffes de limon et de mousse desséchée, comme si la vieille Sequana, dans ses fréquentes inondations, avait l’habitude de les submerger.

Tout ce vaste bassin n’offrait aux yeux ni constructions de bois et de pierre, ni bateaux, ni chemins, ni rien qui trahît le travail de l’homme. Partout de hautes herbes, des arbres enchevêtrés de lianes, des eaux stagnantes ou agitées, enfin un désert sauvage où pullulaient pourtant des créatures vivantes.

Au-dessus du fleuve, apparaissaient de hideuses têtes d’hippopotames émergeant de ses profondeurs. Ces monstres, dont les congénères n’existent plus que dans les rivières et les grands lacs de l’Afrique, venaient, les jours de soleil, dormir par troupes sur l’îlot où s’élèvent actuellement Notre-Dame, le Palais de Justice. Parfois aussi on entendait un grand bruit dans les marais; les roseaux, les joncs étaient refoulés violemment; l’eau et la vase rejaillissaient en l’air. Ce tourbillon de boue avait pour cause des rhinocéros à narines cloisonnées qui prenaient leurs ébats; et ces formidables animaux, aux membres massifs, à la double corne posée sur le nez, ne tardaient pas à regagner le rivage, en secouant leur épaisse fourrure souillée de fange et en poussant des rugissements.

Dans les clairières de la forêt, dans les pâturages, se multipliaient des animaux de tailles diverses, appartenant pour la plupart à la classe des herbivores. Citaient des troupeaux de ces bœufs sauvages, appelés aurochs et urus, qui étaient si nombreux encore dans les Gaules lors de l’invasion des Francs; puis des hardes de rennes et de cerfs ordinaires, paissant côte à côte avec ce cerf megaceros, aux bois gigantesques, dont l’espèce est éteinte aujourd’hui. On voyait aussi des troupes pétulantes de chevaux sauvages, beaucoup plus petits que nos chevaux domestiques, quoique pleins de vigueur et de feu. Le roi de cette population d’herbivores était le mammouth, cet éléphant prodigieux, aux défenses recourbées en cercle, au corps couvert de poils, à la longue crinière noire, dont la taille dépassait deux fois celle de nos éléphants. Habituellement le mammouth pâturait seul ou en compagnie d’un petit nombre d’animaux de son espèce, et alors rennes, chevaux et aurochs ne s’alarmaient guère du voisinage de ces colosses. Mais quand une cause quelconque, une migration, une alarme, réunissait les mammouths en troupe immense et les lançait à travers les bois, quel spectacle grandiose ils devaient donner! Le sol tremblait sous leurs pas pesants; les herbes et les ronces étaient piétinées, broyées en un instant comme par le passage de mille chariots; et les plus vieux arbres, arrachés ou brisés, laissaient dans la forêt parisienne de larges avenues, comme celles qu’ouvrent les trombes dans les forêts tropicales.

Cependant, nous le répétons, le mammouth n’était pas d’ordinaire un voisin redouté pour les inoffensifs ruminants, et, sauf quelques querelles entre espèces différentes, leurs journées étaient assez paisibles; mais aussitôt que le soleil se couchait, la scène changeait tout à coup.

Alors s’élevaient les glapissements des hyènes, les hurlements d’innombrables loups, auxquels se mêlaient parfois les grondements du Grand-Ours des cavernes. A ce signal lugubre, les herbivores, qui cherchaient déjà un gîte pour la nuit, se serraient tout tremblants les uns contre les autres. Les troupes d’aurochs et de rennes prenaient leurs dispositions pour présenter à leurs lâches ennemis une rangée de cornes menaçantes, comme font les bisons et les cerfs d’Amérique en cas pareil; les chevaux se préparaient à se défendre par leurs ruades impétueuses. Habituellement ces démonstrations suffisaient pour tenir à distance les loups et les hyènes qui, malgré leur nombre, n’osaient s’attaquer qu’à des bêtes isolées. Mais souvent, au milieu des ténèbres, avait lieu un tumulte épouvantable; dans le bois et dans la plaine, des milliers d’animaux, affolés par la terreur, s’enfuyaient en tous sens, tandis qu’un rugissement dominateur retentissait au loin dans la profondeur des déserts. Le Chat-Gigantesque des cavernes, ce redoutable félin qui tenait à la fois du tigre et du lion, qui, d’après les ossements trouvés dans le sol parisien, avait jusqu’à quatorze pieds de longueur et dépassait la taille de nos plus forts taureaux, était cause de cette alarme et venait de faire une victime. Contre un pareil ennemi aucune résistance n’était possible; toutes les créatures de ce monde antédiluvien étaient frappées de terreur; les mammouths eux-mêmes, saisis de l’épouvante commune, s’enfuyaient de toute leur vitesse, comme les cerfs et les rennes.

Tels étaient les habitants quadrupèdes des rives de la Seine, à l’époque quaternaire. Parmi ces innombrables animaux, puissants ou désarmés, rusés ou cruels, que de luttes, de combats, de scènes de carnage se produisaient sans relâche! Le plus faible était la proie du plus fort; le grand dévorait le petit, selon la loi primordiale de la nature. A toute heure, des cris de douleur et de mort. Partout le sang coulait à flots et il se trouvait toujours des bouches féroces pour le boire avec avidité. Les vastes amas d’ossements, que l’on découvre dans le sol, attestent combien la vie était exubérante à cette époque et combien l’extermination devait être pratiquée sur une large échelle pour en corriger l’excès.

Mais l’homme, dira-t-on, l’homme jeté faible et nu au milieu de ces carnassiers, au milieu de ces mammouths gigantesques, de ces hyènes, de ces ours, de ces lions à taille de taureau, où était-il donc et comment vivait-il?

L’homme!... nous allons voir.

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