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II
LA GRANDE MAISON
ОглавлениеQuelques instants plus tard, Noël débouchait de nouveau sur la route départementale, de l’autre côté. de Vauvray.
Il y avait encore un peu de jour; d’ailleurs, le jeune ouvrier connaissait trop bien la localité pour éprouver le moindre embarras. Il s’avança donc vers une vigne, qui bordait la voie publique et en était séparée par un palis. Après avoir promené les yeux sur les ceps bien alignés et s’étendant à perte de vue, il allait peut-être appeler, quand une voix aigrelette, comme celle d’un enfant, se fit entendre tout près de lui.
–Bonsoir, monsieur Noël, disait-on joyeusement.
En même temps, celui qui parlait se leva de derrière la clôture où il était couché et se développa comme un long échalas qui sortirait de terre. C’est dire que Jean Reboux, le preneur de taupes, était grand, mince et maigre, si bien que la blouse et le chapeau, qui formaient une partie de son costume, produisaient l’effet des vieux vêtements dont on habille une perche pour effrayer les oiseaux. Sa figure blême, aux joues creuses, était presque imberbe quoiqu’il eût dépassé la trentaine; en revanche, cette figure avait une expression d’honnêteté et de douceur.
Le taupier regardait Noël d’un air d’affection.
–Bonsoir, Jean, lui dit le mécanicien; avez-vous beaucoup travaillé aujourd’hui?
–Oui, oui, monsieur Noël, elles ont joliment poussé, rapport que la terre est humide, et j’ai pris une vingtaine de ces bêtes. Un beau denier, savez-vous? à cinq sous par nez!... On fait ce qu’on peut. Ah! si j’étais robuste et savant comme vous!
–Bah! vous vous rendez utile à votre manière; n’est-ce pas tout ce qu’il faut? Mais, pendant que vous faisiez la chasse aux taupes, vous n’avez pas oublié, je pense, de jeter un coup d’œil sur le chemin?
–Je crois bien! Vous me l’aviez recommandé et j’aurais mieux aimé perdre une demi-douzaine de nez. vous allez voir.
Et il nomma avec volubilité tous les gens, hommes ou femmes, qui avaient passé sur la route depuis le matin. Noël fit un signe de désappointement.
–Je commence à craindre, mon cher Jean, reprit-il, qu’à nous trois nous ne puissions découvrir les scélérats qui causent tant de maux. Cependant, ne perdons pas courage. Vous êtes bien sûr, n’est-ce pas, qu’il n’a passé ici personne de plus?
Le taupier se mit à rire.
–Eh! eh! monsieur Noël, dit-il avec une intention naïvement facétieuse, peut-être a-t-il passé d’autres personnes!
–Et qui donc?
–Les beaux messieurs du château. Je viens de les voir, il y a une heure, se rendre dans leur voiture chez leurs parentes, les dames Duhamel, où ils sont encore.
Et son rire dégénéra en une sorte de râle asthmatique.
Noël ne parut pas goûter l’intention plaisante du taupier. Sa mâle et belle figure se rembrunit.
–Oui, oui, dit-il d’un air de malaise, on prétend que le fils, M. Hector de Lovedy, ne serait pas fâché d’épouser sa cousine Adrienne, qui est maintenant le plus riche parti du canton. Mais que Dieu mette en garde la veuve et la fille du digne M. Duhamel contre les entreprises de ces orgueilleux Parisiens!
Il rêva un moment.
–Au revoir, Jean, reprit-il avec distraction; je vais rentrer chez moi. Ayez toujours l’œil au guet, et, si un incendie éclate dans la ville, vous savez, tout le monde à l’ouvrage!
Il allongea la main par-dessus le palis et serra celle de Jean. Le preneur de taupes fit une légère grimace.
–Quelle poigne, monsieur Noël! dit-il avec un accent d’admiration; ah! vous avez tout pour vous: la mine, la sagesse, l’éducation, et avec ça serrurier mécanicien!... En voilà un sort!... Aussi faut voir comme on vous aime! Moi, d’abord, je n’y vais pas de main morte, et ma mère également, car vous avez été si bon pour nous.
–Pas besoin de parler de ça, Jean, dit Noël avec brusquerie; bonjour à votre mère. Nous nous reverrons bientôt.
Et il s’éloigna, en se dirigeant cette fois vers la ville dont on entrevoyait les premières maisons dans la brume du soir.
On eût dit qu’une préoccupation nouvelle venait de se joindre à ses autres préoccupations. Sa marche était rapide et il regardait à droite et à gauche avec avidité, bien qu’il ne pût pas espérer de rencontrer un incendiaire en pareil endroit. Bientôt, il gagna une avenue plantée de beaux tilleuls, qu’à Vauvray on appelait pompeusement " le boulevard.» Cette promenade était déserte, comme le sont d’ordinaire les promenades des petites villes, et l’obscurité régnait déjà sous les arbres, quoique dans le feuillage on entendit les derniers gazouillements des moineaux. Noël suivit quelques instants cette avenue, où l’herbe amortissait le bruit de ses pas, et enfin il se trouva devant une vaste habitation, séparée de la voie publique par une grille de fer à lances dorées et par une cour ornée de caisses de fleurs.
Cette habitation était précisément la maison Duhamel, que Noël avait vue sous une autre face, lorsqu’il avait escaladé le mur du jardin, et qu’on appelait dans la ville «la Grande Maison.» Il la connaissait de longue date, car il avait travaillé souvent pour le compte du propriétaire, qui était mort d’apoplexie depuis six mois et avait touj ours témoigné le plus vif intérêt au jeune et habile ouvrier. Son attention se porta donc exclusivement sur une calèche, attelée de deux chevaux de prix, qui stationnait devant la porte, puis sur un groupe de personnes qui causaient dans la cour, au moment de se séparer.
Ce groupe se composait de deux dames et de deux messieurs. Les dames avaient l’air de maîtresses de maison qui reconduisaient des hôtes; c’étaient, en effet, madame et mademoiselle Duhamel, l’une et l’autre vêtues de noir. Les visiteurs étaient M. de Lovedy, banquier à Paris, et son fils Hector, gandin de la plus belle venue, tous deux en villégiature au château de Bligny, à une lieue de Vauvray. L’un beau-frère, l’autre neveu de madame veuve Duhamel, ils étaient aussi en deuil, ce qui ne les empêchait pas de se montrer fort sémillants.
Noël, arrêté sous un arbre du boulevard, observait tristement M. Hector, qui causait bas avec sa jeune cousine d’un air d’intimité.
Mademoiselle Adrienne Duhamel était une charmante personne, blonde, dont la blancheur de lys ressortait sous ses vêtements noirs et dont la beauté, grâce à la vigueur que donne la vie de campagne, avait déjà tout son développement. Il y avait bien sur son visage, frais et régulier, une légère expression d’orgueil, due à l’habitude de ne voir autour d’elle que des humbles ou des flatteurs; mais ses yeux, doux et bienveillants, corrigeaient ce petit défaut, résultat d’un vice d’éducation plutôt que d’un travers naturel. Si l’on ajoute à ses autres mérites qu’Adrienne était l’unique héritière de plusieurs millions en propriétés, on comprendra quelle devait être fort recherchée des jeunes gens à marier et que son noble cousin lui-même, tout Parisien qu’il était, pouvait souhaiter de s’unir à la jolie campagnarde.
La mère et la fille, comme nous l’avons dit, accompagnaient leurs parents jusqu’à la grille, où la voiture attendait, et, tandis que les jeunes gens restaient un peu en arrière, Lovedy père, ancien beau devenu énorme, qui parlait très-haut et affectait la bonhomie, disait à madame Duhamel:
–Je vous le répète, ma chère Louise, vous ne pouvez rester indéfiniment confinée avec Adrienne dans cette maison lugubre, qui ressemble à un couvent ou à une prison. Je veux vous distraire un peu l’une et l’autre, et il faut que vous veniez passer quelques jours chez moi, au château de Bligny, où vous verrez du monde. Quand j’ai achété, l’année dernière, cette propriété à mon excellent beau-frère, votre mari, il a été entendu que vous continueriez à considérer Bligny comme étant à vous, et je prétends vous en faire les honneurs. Voyons! est-ce entendu et faudra-t-il vous envoyer la voiture?
Madame Duhamel, bonne femme aux manières simples et franches, fit une réponse que l’on n’entendit pas.
–Deuil légitime! convenances! répéta le banquier; ah çà, ma chère, croyez-vous que, moi aussi, je n’aimais pas ce pauvre Duhamel? Il était plus que mon beau-frère, il était mon ami et je garde de lui le meilleur souvenir. Mais ce n’est pas une raison pour que je laisse sa veuve et sa fille se consumer dans les larmes et les regrets. Allons! vous y réfléchirez et vous finirez par consentir. Voici Hector qui dit amen, j’en suis sûr.
–Vous pouvez l’affirmer, mon père, répliqua Hector avec vivacité, et j’espère qu’Adrienne appuiera nos sollicitations auprès de sa mère.
Pendant cette conversation, on avait atteint la grille. Les deux messieurs prirent congé et Hector, qui avait l’habitude de conduire lui-même, s’empara des rênes des chevaux, tandis que le banquier se hissait pesamment dans l’intérieur de la voiture.
Lovedy fils s’inclina une dernière fois devant les dames, qui se tenaient à l’entrée de la cour, et fit entendre un clapement de langue pour faire partir les chevaux; mais ils reniflèrent, regimbèrent et ne bougèrent pas. Hector punit leur indiscipline de quelques coups de fouet; ils dressèrent les oreilles, piaffèrent et n’avancèrent pas davantage.
–Morbleu! qu’ont-ils donc? s’écria Lovedy fils avec impatience.
–L’alezan est ombrageux, répliqua le domestique; et il y a sous les arbres quelqu’un qui lui fait peur.
Hector regarda dans la direction indiquée et finit par apercevoir Noël.
–Que diable faites-vous ici, l’homme? s’écria-t-il sans bien savoir à qui il s’adressait; allons! décampez au plus vite; ne voyez-vous pas que vous effrayez mes chevaux?
Noël s’approcha lentement; il était pâle de colère, cependant il demanda d’un ton calme:
–Est-ce à moi que vous parlez ainsi, monsieur? Je suis sur la voie publique et d’ailleurs, je désirais dire un mot à madame Duhamel.
–Eh! sacrebleu! répliqua le jeune fat avec arrogance, vous le direz une autre fois. Décampez, je vous le répète.
–Allons! Hector, bouillant Hector, interrompit le père, vas-tu te prendre de querelle avec les gens du pays?... Mais voici l’alezan qui rabat les oreilles. Partons.
Hector agita son fouet, et cette fois l’attelage ne fit aucune difficulté pour se mettre en marche. Quand la voiture passa près de Noël, le jeune Lovedy lui jeta un regard railleur et prononça quelques mots qui devaient être un sarcasme, car le père et le fils se mirent à rire.
Noël, violemment irrité, eût voulu demander compte de cette insolence; mais la voiture était déjà loin, et d’ailleurs que pouvait-il, lui chétif, contre ces riches et puissants personnages? Il demeurait donc bouleversé et sombre à la même place.
De l’autre côté de la grille, les dames Duhamel le regardaient. Il rougit et salua en silence; comme il allait s’éloigner, la mère lui dit avec bonté:
–Il ne faut pas faire attention aux paroles de mon neveu, monsieur Noël; ce n’est qu’un étourdi. Ah çà, veniez-vous réellement chez nous, et aviez-vous quelque chose à me dire?
–Oui, madame; depuis longtemps j’ai une révélation à vous faire au sujet. Il s’agit d’un ouvrage pour défunt M. Duhamel. Mais pardon! ajouta-t-il d’une voix très-altérée, je reviendrai un autre jour, car, en ce moment.
–A votre aise, mon garçon, répliqua la bonne dame.
Elle prit le bras d’Adrienne et toutes deux regagnèrent la maison. La jeune fille se retourna plusieurs fois pendant le’trajet; mais Noël croyait voir sur cette gracieuse figure, un sourire moqueur qui lui faisait plus de mal que les rires désordonnés des autres.
Dès que la mère et la fille eurent disparu, il se rejeta dans l’ombre des arbres.
–Quelle humiliation! murmurait-il, et en sa présence encore!... Au fait, que suis-j e pour elle?... Un pauvre diable, vivant du travail de ses mains, et ma fierté doit lui prêter à rire.
Il reprit bientôt, sans s’apercevoir qu’il exprimait tout haut sa pensée:
–Ensuite, pourquoi cette belle et riche demoiselle, que tout le monde admire, m’aurait-elle distingué du commun de la foule? Par quels mérites, par quels services aurais-je attiré son attention?... Elle est si loin, si loin de moi, que rien ne pourrait diminuer cette distance. maintenant surtout que je suis ridicule à ses yeux. Ah! je voudrais être mort!
Un rire saccadé, d’un caractère étrange, se fit entendre près de lui.
–Bah! dit une voix féminine, est ce qu’on meurt? Moi, quand mon père m’a repoussée, quand mon enfant s’est envolé au ciel, je voulais mourir aussi. Mais je n’ai pas pu. On dit que je suis folle. ce n’est pas vrai. J’ai plus de raison que beaucoup qui se croient bien fins, allez!
Et le rire recommença.
Les dernières lueurs du crépuscule permirent à Noël de reconnaître la personne qui s’était ainsi glissée à son côté. C’était une femme d’une trentaine d’années, très-excentriquement vêtue. On voyait encore sur son visage, couvert de hâle, quelques traces de beauté; mais les chagrins, les fatigues, peut-être la misère, avaient ravagé ses traits, et l’expression égarée de ses yeux verdâtres inspirait une vague appréhension. Elle avait les cheveux coupés court, à la mode des hommes, et son chapeau de paille était enjolivé de fleurs des champs recueillies sur son chemin.
Cette femme, connue sous le nom de «Faquinette», avait une histoire fort triste. Fille d’un fermier aisé du voisinage, elle avait été séduite par un homme dont elle ne voulait pas révéler le nom. Son père l’ayant chassée de chez lui, elle erra quelque temps dans le pays et devint mère d’un petit garçon, qu’elle adorait. Cet enfant ne tarda pas à mourir par accident, et la raison de Faquinette ne put résister à tant de secousses. Depuis plusieurs années, la pauvre femme était complétement folle. Néanmoins, comme elle se montrait inoffensive, serviable à sa manière, elle ne rencontrait dans la ville qu’indulgence et bon vouloir.
Du reste, depuis peu, le sort de Faquinette était moins malheureux. Elle avait perdu son père et il lui était échu quelques biens dans les partages de famille. Aussi l’avait-on pourvue d’un conseil de tutelle, et elle vivait maintenant, en qualité de pensionnaire, chez de braves cultivateurs, qui lui laissaient toute liberté de se livrer à son humeur vagabonde.
Noël eût été fort mécontent si quelque autre personne que Faquinette avait entendu ses paroles; mais avec elle, cette circonstance ne pouvait avoir de gravité. Il lui dit pourtant avec une certaine rudesse:
–Que faites-vous là, Faquinette, et pourquoi m’espionnez-vous?
Elle se remit à rire, car elle riait toujours.
–Bon! reprit-elle, vous ne voulez pas qu’on sache. suffit. Elle est jolie, n’est-ce pas, la demoiselle Adrienne?... Plus jolie que moi, peut-être. Et je l’aime bien, parce qu’elle est bonne. et sa mère aussi, qui est une charitable dame. Mais Adrienne fait la dédaigneuse avec vous, hein! parce que vous êtes pauvre? Ne faut pas vous décourager; est-ce que l’amour, quand il vient, s’inquiète de la fortune? Moi, si j’avais aimé un riche, je ne perdrais pas patience; aussi bien, il peut m’épouser à présent que j’ai des rentes. Vous verrez, vous verrez! vous êtes gentil garçon, et elle vous aimera. Nous autres, nous commençons toujours par faire les dédaigneuses!
Ces folies produisirent sur l’âme blessée de Noël, un effet plus bienfaisant que des paroles sages et consolantes. En dépit de lui-même, le sourire reparut sur ses lèvres.
–Rêvez-vous, ma chère Faquinette? reprit-il; où avez-vous vu qu’une opulente demoiselle pouvait. Je ne suis qu’un ouvrier et je ne serai jamais davantage.
–Eh! eh! il y a des rois qui épousent des bergères. Moi je connais un roi et une bergère; on verra bien ce qui arrivera!
Elle s’interrompit; elle avait le front crispé, l’œil égaré, et une profonde altération se montrait sur son visage mobile. Tout à coup, elle partit d’un nouvel éclat de rire.
–Voulez-vous faire un tour de promenade avec moi, monsieur Noël? demanda-t-elle; j’ai mis mon chapeau à fleurs. Quand nous passerons, les gens ne manqueront pas de dire: «Voilà un beau couple!»
Noël répondit qu’il était pressé et n’avait pas envie de se promener.
–Comme il vous plaira, reprit philosophiquement la folle; aussi bien vous, comme moi, nous ne devons pas éveiller la jalousie de. Et puis, poursuivit-elle d’un ton persifleur, n’êtes-vous pas l’officier des pompiers de la ville? Oui, oui, vous l’êtes. Ah! ah! ah! la pompe! Ah! ah! ah! les pompiers!... Zimlaîla! les beaux militaires!
Et elle s’éloigna en chantant à tue-tête la chanson idiote qui a fait le tour de la France.