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IV
CHEZ NOEL
ОглавлениеIl était grand jour depuis longtemps quand Noël put quitter le théâtre de l’incendie. On était maître du feu, autrement dit, le feu ne pouvait plus se propager; mais la maison des dames Duhamel et ses vastes dépendances étaient complètement perdues.
D’ailleurs, les secours abondaient et les habitants de Vauvray pouvaient sans inconvénient se reposer. Les pompiers des communes voisines étaient accourus et fonctionnaient avec leur dévouement habituel. Des gendarmes maintenaient l’ordre, et une compagnie de soldats, en garnison au chef-lieu, venait de déboucher au pas gymnastique sur la promenade pour porter assistance.
Noël, malgré sa forte constitution, était littéralement écrasé de fatigue; ses vêtements brûlés, imprégnés d’eau, ses mains sanglantes, sa pâleur excessive, témoignaient de ses efforts surhumains pendant cette terrible nuit. Toutefois, à mesure qu’il approchait de sa demeure, ses yeux se ranimaient, sa tête se redressait, son pas devenait plus ferme; il songeait aux personnes réfugiées chez lui et semblait marcher à la poursuite d’une éblouissante vision.
Une voiture de maître, attelée de deux chevaux, qui stationnait à l’angle de la rue, changea le cours de ses idées; un nuage passa de nouveau sur sa figure. Le cocher et le valet de pied portaient la livrée de M. de Lovedy, et il était facile de s’imaginer à quelle intention cette voiture se trouvait là.
Noël, au lieu de monter d’abord au premier étage, entra dans l’atelier où se tenaient Jean et la Brandin.
Il se jeta sur un banc, arracha le casque qui lui étreignait le front et balbutia péniblement:
–Mère Brandin, un verre d’eau, je vous prie.
La femme de ménage s’empressa de lui apporter ce qu’il demandait.
–Si ça a du bon sens de s’abîmer ainsi! dit-elle; par ma foi! monsieur Noël, si les coquins qui brûlent les maisons ne finissent pas par rester tranquilles, vous y laisserez vos os. Avec ça que vous les ménagez, vos os! On dirait que vous en avez de rechange.
Noël ne s’impressionna pas beaucoup de ces objurgations. Ranimé par le cordial naturel dont il venait de faire usage, il regarda le taupier et dit d’un ton amical:
–Ah! c’est vous, Jean? Vous m’avez été bien utiles hier au soir, vous et le cantonnier, et vous m’avez aidé à sortir d’un mauvais pas. Où est Grivet?
–A son travail sur la grand’route, rapport à l’inspecteur. Mais il est resté toute la nuit avec moi.
–Et. les dames? demanda Noël en baissant les yeux.
–Les dames! répliqua la Brandin, elles sont encore là-haut, dans l’ancienne chambre de votre mère, et on les a dorlotées comme on a pu. Les bourgeoises de la ville ne cessent de leur envoyer du linge, des robes, du bon vin et tout, car elles étaient comme des petits saint Jean, les pauvres créatures! A cette heure, elles ont avec elles leur parent, le gros M. de Lovedy, qui veut absolument les emmener au château. Sa voiture est au coin de la rue. Quant au jeune M. de Lovedy, celui qui a l’air si faraud, il est reparti à cheval pour tout préparer là-bas. Réellement, ce que la mère et la fille peuvent faire de mieux, c’est d’aller s’établir à Bligny; mais elles ne veulent pas partir avant de vous avoir vu, et elles vous attendent.
–Elles m’attendent! Je ne saurais me présenter dans l’état où me voilà.
–Bon! n’est-ce pas pour elles que vous vous y êtes mis? Je vais les prévenir, car elles sont pressées.
Et la ménagère sortit précipitamment; Noël avait eu à peine le temps de faire disparaître les traces de son rude travail pendant la nuit précédente, quand elle reparut et l’invita à monter.
Madame et mademoiselle Duhamel se trouvaient, nous le savons, dans une pièce confortable et presque élégante, que le bon fils regardait comme un temple consacré à la mémoire de sa mère. Elles étaient complétement habillées, leurs amies de la ville leur ayant envoyé, ainsi qu’on vient de le dire, le linge et les vêtements qui pouvaient leur être nécessaires à la suite de ce désastre. Adrienne, pâle et abattue, les cheveux un peu en désordre, était assise à côté du lit, sur lequel elle appuyait languissamment sa tête, et il y avait dans le rapprochement de cette tête charmante et de l’oreiller sur lequel il avait vu tant de fois la tête vénérable de madame Letellier, quelque chose qui touchait Noël jusqu’aux larmes. Madame Duhamel, à peine moins faible que sa fille, occupait l’unique fauteuil de la pièce, tandis que le banquier avait pris place à quelques pas et semblait essayer de consoler ses parentes.–
A la vue du maître du logis, la mère et la fille se levèrent avec empressement.
–M. Noël! s’écria madame Duhamel avec effusion en lui tendant la main.
–Notre sauveur, balbutia Adrienne.
Noël se taisait.
–Pauvre garçon! reprit la bonne dame, comme il doit être accablé de fatigue! Regarde donc, Adrienne, il a la barbe et les cheveux brûlés. Mais, ajouta t-elle, vous revenez de là-bas, pourra-t-on sauver quelque chose?
Le mécanicien secoua la tête.
–Ainsi donc, il ne reste plus rien de cette maison que mon mari aimait tant, où j’ai été si heureuse, où ma fille est née? Ensuite il ne faut pas trop nous plaindre; nous pouvions périr dans cette catastrophe.
–Quand M. Noël m’a trouvée, dit Adrienne, le plancher croulait déjà et il m’a transportée sur le balcon, où nous sommes restés pendant quelques minutes entre la vie et la mort... Je priais Dieu mentalement pour lui comme pour moi.
–Quoi, mademoiselle, demanda Noël, aviez-vous connaissance de ce qui se passait?
–Je ne pouvais ni parler ni me mouvoir; mais je n’ai jamais perdu complétement conscience de moi-même.
–Et vous vous souvenez de tous les détails.
–De tous, murmura la jeune fille, dont les yeux se voilèrent de leurs longs cils.
Noël, à son tour, baissa la tête et il y eut une pause. Madame Duhamel reprit bientôt:
–Nous allons vous quitter, monsieur Noël, car voici mon beau-frère qui nous emmène à Bligny. Recevez, encore une fois, nos remerciements. Il est des services, ajouta-t-elle avec embarras, que l’on n’oserait reconnaître d’une certaine façon, de peur de blesser de nobles susceptibilités. Mais j’espère qu’à l’avenir vous me considérerez comme votre amie, et peut-être trouverai-je une occasion de remplacer auprès de vous cette mère que, m’a-t-on dit, vous aimiez tant.
Ces paroles, si affectueuses et si délicates, causèrent au jeune mécanicien un véritable ravissement.
–Ah! madame, s’écria-t-il, je n’ai pas mérité. Ma.récomp3nse est tout entière dans mon cœur et je n’aspire à aucune autre.
M. de Lovedy jeta une note brutale dans ce concert de sentiments généreux.
–Je vous le disais bien, ma chère Louise, reprit-il, ces pompiers ne peuvent rien recevoir des personnes auxquelles ils rendent service, et celui-ci, qui est l’officier, n’aurait garde de manquer à la consigne. Ah! çà, monsieur Noël, poursuivit-il, n’a-ton aucune idée dans la ville des abominables incendiaires qui viennent de se signaler par ce nouvel exploit?
Noël, quoique blessé des observations du banquier, répondit sans aigreur:
–Aucune, monsieur; cependant la justice s’est émue sérieusement de ces crimes réitérés, et on annonce l’arrivée à Vauvray d’un juge d’instruction qui va ouvrir une enquête.
–Bah! la justice ne trouvera rien, comme à l’ordinaire.
–On l’aidera, monsieur; pour ma part, si je découvre quelque chose. et j’y arriverai! J’y arriverai, j’en réponds!
Il avait prononcé ces paroles avec tant de confiance que M. de Lovedy et les dames le regardèrent avec étonnement.
–Puissiez-vous réussir, monsieur Noël! dit la mère. Mais était-ce donc pour me donner un avertissement à ce sujet que vous sembliez, hier, vouloir me parler?
–Non, non, madame; je voulais seulement vous avertir qu’autrefois, selon les ordres de votre mari, j’ai construit, dans sa chambre de la Grande Maison, un coffre-fort en fer, soigneusement caché dans la muraille, et qu’il destinait, me dit-il, à renfermer des papiers et des objets précieux. Personne, excepté lui et moi, n’avait connaissance de ce secret, et si M. Duhamel était encore de ce monde, je n’en parlerais pas. Mais, après bien des hésitations, il m’a semblé que je devais déclarer cette particularité à la famille. Malheureusement, poursuivit Noël, j’ai trop tardé peut-être.
Cette révélation parut produire un effet extraordinaire sur le banquier; il avait tressailli, puis était devenu pâle. Il reprit, en essayant de rire:
–Tiens! tiens! je n’aurais pas cru mon cher et excellent beau-frère si cachottier. Vous, Louise, saviez-vous l’existence de ce coffre secret?
–Nullement; mais la mort de mon mari a été si subite, si imprévue.
–Quant à moi, dit Adrienne avec timidité, je me souviens du temps où M. Noël venait travailler chez nous, et je me demandais ce qu’il pouvait faire seul dans la chambre de mon père.
–Petite curieuse! reprit Lovedy; mais croyez-vous, monsieur Noël, que le coffre-fort, construit par vous, ait pu résister à l’incendie épouvantable de cette nuit?
–Je l’ignore, monsieur; comme je revenais ici, j’ai entendu un écroulement et peut-être était-ce celui du mur qui renfermait la cachette. Le coffre, du reste, est solide, à l’abri du feu, et, si l’on n’en retrouvait pas la clef, moi seul serais en état de l’ouvrir, à moins qu’on ne le brisât.
L’agitation du banquier devenait de plus en plus visible.
–Allons, reprit madame Duhamel, nous nous occuperons de cela quand il sera possible d’approcher de ces malheureuses ruines encore embrasées. S’il faut le dire, je ne crois pas que le coffre contienne des objets de valeur, car nos titres de rentes et de propriétés sont déposés chez maître Perrin. Merci pourtant, monsieur Noël: peut-être votre avertissement a-t-il plus d’importance qu’on ne croit.
Les dames s’étaient levées et se disposaient à partir, quand le bruit d’un tambour qui battait la marche retentit au dehors. Noël se redressa vivement.
–Quoi! dit-il, serait-ce un nouvel incendie? Il courut à la fenêtre; mais il se retira aussitôt.
–Rien, reprit-il; des saltimbanques1. Ils choisissent bien leur temps!
Néanmoins, madame et mademoiselle Duhamel s’approchèrent distraitement de la fenêtre et jetèrent, à leur tour, un regard dans la rue.
Un gros homme, en maillot blanc et en justaucorps à paillettes, s’avançait d’un pas majestueux. A son côté marchait un enfant, vêtu en paillasse, à figure maigre, au teint flétri, et qui ne paraissait pas avoir plus de cinq ou six ans, quoiqu’il en eût peut-être le double. Ils étaient précédés d’un pauvre diable en guenilles, frappant à tour de bras sur sa caisse fêlée, et suivis d’une vingtaine de ces polissons que ne manque jamais d’attirer le moindre spectacle, à la condition qu’il soit gratuit.
Les dames, comme Noël, n’avaient fait qu’une rapide apparition à la fenêtre; cependant elles avaient été vues du dehors, et toute la bande s’arrêta devant la maison. Là, après que le. tambour eut exécuté un roulement, on entendit une voix enrouée qui criait:
«Avec la permission des autorités constituées de cette ville, c’est pour avoir l’honneur de prévenir le public que ce soir, à six heures, sur la place de la Promenade, aura lieu une grande représentation de la troupe Sans-Pareille, où l’on verra: l’Hercule du Nord qui jonglera avec des poids de mille kilos et tombera toutes les personnes qui voudront bien l’honorer de leur confiance; la Belle Américaine dite l’Incomparable, qui exécutera la danse sur les œufs et d’autres danses de caractère. Les intermèdes seront remplis par les exercices de l’inimitable Zozo, dit le Disloqué.»
–C’est pas vrai! s’écria l’enfant d’une voix glapissante.
Dans la rue, on se mit à rire de cette interruption que l’on trouvait des plus comiques.
–Pourquoi, monsieur Zozo, demanda le saltimbanque avec toute la gravité de Mondor, vous permettez-vous de contredire votre respectable maître?
–Ah! je vas vous dire, répliqua l’enfant en faisant la grimace, c’est pas le Disloque que je m’appelle, c’est le Déjeté.
Nouveaux rires de la foule à laquelle cette réponse semblait pleine de finesse et de bon goût.
Après quelques autres bouffonneries de même force, le saltimbanque acheva son annonce; puis le tambour se remit à battre la marche, et on alla répéter la même scène au plus prochain carrefour.
–Comme la police est mal faite! dit M. de Lovedy; devrait-on souffrir que ces vagabonds courent ainsi la ville, en ce moment de désastre public?
–Ce sont de pauvres hères qui gagnent péniblement leur pain, répliqua Noël; cependant une chose me frappe, c’est que cette bande de saltimbanques ne manque jamais d’apparaître, soit ici, soit dans les villages environnants, aussitôt qu’un incendie a éclaté.
–Et que concluez-vous de cela? demanda madame Duhamel.
–Rien encore, madame; Dieu me garde de soupçonner des malheureux sans motifs suffisants!
En ce moment, un cheval s’arrêta devant la porte; puis il y eut comme une dispute au rez-de-chaussée, et quelqu’un monta l’escalier en courant. Bientôt Hector de Lovedy, en bottes et une cravache à la main, entra tout essoufflé.
–Sacrebleu! s’écria-t-il, il y a en bas une grande gaillarde qui voulait me conter des histoires. Je vous l’ai remballée!... Eh bien! ma chère cousine, ma chère tante, tout est prêt au château. Le déjeuner vous attend, votre appartement est préparé. Et vous me pardonnerez si je ne me plains pas trop d’une fâcheuse affaire qui vous rapproche de nous.
–Et moi, mon garçon, répliqua madame Duhamel en souriant, j’aurais souhaité que ce rapprochement eût lieu pour une tout autre cause.
Adrienne ne dit rien, mais elle ne semblait nullement ravie d’aller au château.
–Hector, reprit M. de Lovedy, avant de partir, toi et moi, nous devons adresser, pour notre compte personnel, de chaleureux rernercîments à M. Noël Letellier, qui, cette nuit, a sauvé la vie à nos bienaimées parentes.
Ces paroles étaient prononcées non-seulement avec politesse, mais encore avec une sorte de cordialité. Le jeune fat regarda d’un air railleur le maître du logis.
–Certainement, certainement, mon père, répliqua-t-il, c’est un pompier modèle, je le reconnais. Il ne craint ni le feu ni l’eau, et je lui envie d’avoir porté dans ses bras ma bonne tante et ma jolie cousine. Ma foi! si j’avais été là, je n’aurais laissé ce soin à personne.
–Oui, mais tu n’étais pas là.
–Monsieur Noël, dit Adrienne en baissant les yeux, a accompli une courageuse action dont peu de personnes seraient capables.
–Voulez-vous dire, Adrienne, s’écria Hector, que j’aurais hésité.
–Allons! interrompit M. de Lovedy, c’est assez. Adieu, monsieur Noël; si vous venez à Bligny, vous y serez le bienvenu pour ces dames comme pour moi.
Et il serra la main de Noël. Hector parut se piquer d’honneur; il saisit, à son tour, la main du jeune mécanicien et la secoua vigoureusement, en disant d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant:
–Oui, vous êtes un vrai, un grand pompier. un admirable pompier. et je le soutiendrai à la face des cieux et de la terre!
Noël ne pouvait être très-flatté d’un compliment de ce genre, cependant il sourit d’une manière équivoque et on descendit l’escalier. Le maître du logis accompagna ses hôtes jusqu’à la porte de la rue; après les avoir salués une dernière fois, il s’arrêta sur le seuil et les regarda s’éloigner.–
Hector offrit le bras à sa cousine pour regagner la voiture, mais elle le repoussa avec une sorte de vivacité et prit le bras de sa mère.
Noël demeura à la même place jusqu’à ce que la voiture eût disparu.
–Décidément, pensait-il. Adrienne n’aime pas ce fat présomptueux qui ricane touj ours. Et puis, elle ne me garde pas rancune pour ma coupable hardiesse, alors que, la croyant privée de connaissance, je la pressais un peu trop sur mon cœur. Oh! je suis fou, tout à fait fou!
Et il rentra brusquement dans la maison.