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III
UN BRAVE GARÇON
ОглавлениеNoël Letellier appartenait’à une honnête famille bourgeoise de Nevers. Son père, dont il était l’unique enfant, avait occupé dans cette ville un poste modeste de l’administration publique. L’employé étant mort encore jeune, Noël, alors âgé de quinze ans, s’était trouvé avec sa mère sans autres ressources que quelquesmilliers de francs, amassés sou par sou, grâce à la stricte économie de l’humble ménage.
Quand ce malheur arriva, Noël, élève externe au lycée de la ville, avait fait déjà une partie de ses études d’une manière brillante. La mère était glorieuse de ses succès, et, avec la sublime abnégation des mères, elle voulait qu’il continuât son éducation classique. Le fils, malgré sa jeunesse, n’accepta pas ce sacrifice.
–A quoi cela me conduirait-il, chère maman? dit-il. Quand, à force de privations de votre part et de travail de la mienne, j’aurai conquis mon diplôme de bachelier, en serons-nous beaucoup plus avancés? En sortant des bancs du collège, suis-je sûr de trouver un emploi qui nous fera vivre tous les deux? D’ailleurs, j’ai entendu bien des fois mon père déplorer la situation des employés d’ordre inférieur; on leur donne les goûts et les besoins des gens riches, tandis qu’ils n’ont que des appointements misérables. Pourquoi m’engagerais-je dans une voie fausse et précaire? Je suis robuste, vous avez des habitudes simples; pourquoi n’essayerais-je pas de devenir un habile ouvrier, le premier de sa profession, plutôt que le dernier des bureaucrates? Écoutez mon plan.
Et, avec cette précocité de raison que les chagrins, la nécessité de réfléchir, donnent souvent aux enfants pauvres, il exposa le projet qu’il avait conçu.
On devait prélever sur la succession une petite somme pour payer soit l’apprentissage de Noël chez un maître, soit sa pension dans une école d’arts et métiers. Le reste devait permettre à la veuve de subsister tant bien que mal pendant quelques années. Le jeune homme affirmait qu’à vingt ans il serait en état de pourvoir à ses besoins, ainsi qu’à ceux de sa mère, et le désir d’atteindre ce résultat devait soutenir son courage.
Madame Letellier se désolait que ce fils, objet de si belles espérances, voulût apprendre un métier; mais il se montra si déterminé, que la veuve céda et que le programme de Noël fut mis immédiatement à exécution.
Le jeune homme entra à l’École des arts et métiers de Chàlons, tandis que sa mère. se soumettait à la plus stricte économie dans sa ville natale. Elle put attendre ainsi la fin de l’apprentissage, et Noël fit preuve de tant d’application et de tant d’intelligence, qu’à vingt ans, comme il l’avait annoncé, il était en mesure de vivre, avec elle, du produit de son travail. En sortant de l’École de Châlons, il avait trouvé une occupation lucrative dans les ateliers d’un chemin de fer et avait fait venir madame Letellier près de lui. Plus tard il s’était décidé à s’établir à Vauvray, où le voisinage d’un grand nombre d’usines lui promettait un ouvrage abondant. Avec le produit de ses économies, il avait fondé un modeste établissement qui prospérait, si bien que madame Letellier, morte dix-huit mois environ avant l’époque où nous sommes, avait, sur la fin de sa vie, joui d’un véritable bien-être.
Noël demeurait dans une rue solitaire, non loin de la maison des dames Duhamel; il occupait un corps de logis isolé, dont le rez-de-chaussée contenait la forge et l’atelier. Au premier étage, il y avait deux chambres et une petite cuisine. L’une de ces chambres était celle de Noël; l’autre, qui avait été celle de sa mère, restait fermée depuis la mort de madame Letellier, et il n’y pénétrait qu’avec le respect qu’éprouve une personne pieuse en entrant dans une église. Une femme de ménage venait chaque jour préparer sa nourriture. Souvent il employait à l’atelier plusieurs compagnons forgerons; mais il n’avait avec eux d’autres rapports que ceux exigés par la besogne commune.
Le soir du jour où commence notre récit, Noël, en rentrant chez lui, désirait particulièrement être seul. Ce qui venait de se passer l’avait bouleversé, et il se laissa tomber sur un siège, le visage caché dans ses mains.
Toutefois, son esprit ferme ne s’accommodait pas longtemps de rêveries inutiles, et il songea à chercher dans le travail, ce grand consolateur, l’adoucissement que le travail ne manque jamais de procurer à ceux qui souffrent. Il s’empressa donc d’allumer une lampe, prit place devant sa table, et se mit à dessiner une pièce d’engrenage qui lui était commandée par un manufacturier de la ville.
Peut-être cette occupation ne l’absorbait-elle pas aussi complétement qu’il l’eût souhaité, car de profonds soupirs s’échappaient par moments de sa poitrine et le crayon lui tombait des mains; mais il le reprenait bientôt et poursuivait sa tâche.
Plusieurs heures s’étaient passées ainsi. Noël, fatigué, allait se livrer au repos, quand tout à coup une voix haletante s’éleva dans la rue noire, au milieu du silence:
–Au feu! criait-on.
Aussitôt Noël fut debout; en une seconde toute velléité de sommeil avait disparu. Cependant il craignait de s’être trompé, et demeurait immobile, prêtant l’oreille.
–Au feu! répéta avec un açcent lamentable la voix qui s’était rapidement rapprochée.
On frappa à la porte extérieure et Noël courut à la fenêtre qu’il ouvrit
–Qu’y a-t-il? Que veut-on? demanda-t-il.
–Au feu! bien vite, monsieur Noël, dit le donneur d’alarme, qui était un habitant du quartier.
–J’y vais. Mais où est le feu?
–A la Grande Maison, chez les dames Duhamel. Voyez, c’est un incendie formidable!
Noël leva les yeux: au-dessus de cette rue étroite et sombre, le ciel prenait des teintes rouges, comme sanglantes. En même temps, une sourde rumeur commençait à se produire dans la ville: on entendait des bruits de pas, des éclats de voix, des portes qui s’ouvraient et se refermaient; l’alerte se propageait rapidement.
En apprenant que, cette fois, l’incendie s’attaquait à la demeure de celle qu’il aimait, Noël avait ressenti une violente secousse au cœur. Mais il surmonta cette impression et, se redressant, il cria au porteur de nouvelles:
–Je descends. Courez chez Simon, le tambour, et commandez-lui de battre la générale.
Le voisin partit pour exécuter cet ordre. Alors Noël ceignit sa ceinture gymnastique, couvrit sa tête du casque traditionnel, puis tira d’une armoire une échelle de corde et des grappins, qu’il tenait prêts pour les circonstances de ce genre. Pendant qu’il achevait ces préparatifs, il se disait à lui-même:
–C’est elle qui est en danger. Allons! du sang-froid! N’oublions rien, ne perdons pas la tête; la moindre omission peut avoir des conséquences funestes. Ah! peut-être vais-je trouver une bonne occasion pour mourir!
Au bout d’une minute, il sortait, chargé de son attirail.
Déjà, comme nous l’avons dit, la ville s’éveillait; les rues se remplissaient, de gens à demi-vêtus, qui s’interrogeaient l’un l’autre. Dans le lointain, le tambour commençait son lugubre appel, tandis que le tocsin sonnait dans le clocher.
Noël passa, en courant, au milieu des groupes.
–Le feu est chez les dames Duhamel, s’écriait-il; apportez des seaux. Hommes, femmes, enfants, que tout le monde travaille!... A la chaîne ! à la chaîne
On voulait l’interroger, mais il ne s’arrêtait pas; aussi, en peu d’instants, se trouva-t-il sur le boulevard et il put se rendre compte du désastre.
Outre le corps de logis principal, la Grande Maison se composait de bâtiments très-vastes servant de greniers. C’était là que M. Duhamel conservait les récoltes provenant de ses propriétés, et en ce moment les bâtiments contenaient une énorme quantité de fourrages, de blés et d’étoupes. Ces approvisionnements étaient si considérables que le défunt, ne sachant où les loger, en avait rempli tout le rez-de-chaussée de sa maison, beaucoup trop grande pour ses besoins et pour ceux de sa famille. Or, l’incendie semblait avoir commencé dans les greniers et s’être répandu, avec autant de promptitude que de violence, dans le rez-de-chaussée; les flammes sortaient des fenêtres d’en bas et les étages supérieurs seuls étaient encore intacts.
Noël vit d’un coup d’œil tous ces détails. Autour de lui, dans la cour, allaient et venaient quelques domestiques effarés, criant, se lamentant, ne sachant que faire.
–Où sont les dames Duhamel? demanda-t-il précipitamment.
On se regarda d’un air consterné; personne n’avait vu les maîtresses du logis.
–Mais elles doivent être encore dans leurs chambres du premier étage! s’écria le jardinier.
–Grand Dieu! et l’escalier est en feu. Voyez!
En effet, tout le rez-de-chaussée présentait, comme nous l’avons dit, l’aspect d’une fournaise.
–Ces dames ne logent-élles pas du côté du jardin? reprit Noël.
–Oui, oui, monsieur.
–Songeons d’abord à elles.
Et il s’élança, suivi de quelques assistants, sous une voûte qui, traversant la maison, conduisait au jardin.
Ce côté du bâtiment incendié avait une apparence encore plus terrifiante que l’autre. Les flammes léchaient les murailles, montaient jusqu’aux fenêtres de l’étage supérieur, brûlant les espaliers et projetant une lueur ardente sur les charmilles. Mais Noël n’eut pas le temps de se livrer à un long examen; au milieu des crépitations et des mugissements du feu il entendait des cris déchirants; deux personnes passaient et repassaient devant une fenêtre, comme affolées par la terreur.
–Elles sont là! murmura-t-il.
Aussitôt il prépara les cordes et autres engins de sauvetage qu’il avait apportés. Un appel désespéré, qui partit de la chambre, redoubla son ardeur.
–Au secours! disait-on; nous allons périr!
Noël reconnut la voix de mademoiselle Adrienne Duhamel.
–Me voici, répliqua-t-il.
Avec une adresse qu’il devait à une longue habitude, il lança sur le balcon de la fenêtre un grappin de fer qui y demeura fixé. Une échelle de corde, dont les échelons étaient en bois, pendait à ce grappin, et Noël, sans même s’assurer si l’appareil présentait une solidité suffisante, se mit en devoir de tenter l’ascension. Il se contenta de dire à ceux qui l’entouraient:
–Ayez soin que l’échelle soit bien tendue et que les flammes ne puissent l’atteindre.
–Comptez sur moi, monsieur Noël, dit le preneur de taupes.
–Et sur moi, dit le cantonnier.
Les deux amis de Noël semblaient être sortis de terre pour l’assister dans cette crise. Il ne leur parla pas, mais un regard éloquent les remercia de leur zèle, et, tandis qu’aidés par d’autres spectateurs ils tenaient l’échelle le plus loin possible de la muraille, Noël, se servant seulement des mains, s’éleva avec une étonnante facilité.
Parvenu au balcon, il sauta dans la chambre.
Il y régnait une obscurité complète, une fumée suffocante. Le plancher, miné en dessous par l’incendie, était brûlant; l’air que l’on respirait ressemblait à celui qui s’échappe de la bouche d’un four.
D’abord Noël ne vit personne. Les deux pauvres femmes étaient étendues, presque sans mouvement, sur le tapis. Cependant, il les entendait gémir.
Il marcha vers elles et finit par les apercevoir à ses pieds. Surprises au milieu de leur sommeil, elles n’avaient que leurs vêtements de nuit et quelques effets qui leur étaient tombés sous la main. Noël demanda:
–Mademoiselle Adrienne, où êtes-vous?
Une forme confuse s’agita dans les ténèbres.
–Pas moi, pas moi d’abord! répliqua-t-on avec un accent décidé; c’est ma mère qu’il faut sauver. Elle a déjà perdu connaissance. Vite, vite, sauvez-la.
–C’est que je crains.
–Sauvez-la, vous dis-je. je vous en prie. je le veux!
La jeune fille souleva madame Duhamel évanouie et la plaça dans les bras de Noël. Celui-ci n’hésita plus.
–Soit, dit-il; mais je vais remonter, et si je vous trouve morte, Adrienne, je mourrai avec vous.
Adrienne ne parut pas avoir compris ces paroles, et peut-être n’entendit-elle pas non plus les recommandations de Noël qui l’invitait à rester près de la fenêtre, par laquelle arrivait encore un peu d’air respirable. Quant à lui, il se hâta de remplir sa mission. Chargeant sur ses épaules madame Duhamel, il l’y attacha solidement avec une courroie. Puis, il se dirigea vers le balcon et, malgré les tourbillons de fumée, il commença la descente.
La bonne dame était lourde, on pouvait craindre que la fragile échelle ne cédât sous un double fardeau. Heureusement Noël connaissait le danger et prenait toutes les préceutions imaginables pour éviter un accident. Grâce à son adresse autant qu’à sa vigueur extraordinaire, il parvint bientôt au bas de l’échelle et déposa madame Duhamel sur le gazon, au milieu de personnes empressées à la secourir.
La pauvre mère, ranimée par l’air pur, s’écria:
–Où est Adrienne?... Sauvez ma fille.
–J’y vais, madame, répliqua simplement Noël.
Et, malgré les observations des assistants, il retourna vers la périlleuse échelle. Comme il posait le pied sur le premier échelon, le preneur de taupes accourut et lui remit un linge ruisselant d’eau.
–Un drap mouillé, monsieur Noël, dit-il; il faut vous en envelopper.
–Oui, oui, cela pourra lui servir à elle. Merci, Jean.
Il jeta le drap mouillé sur son bras, de manière à n’être pas gêné dans ses mouvements et monta de nouveau.
Avec son agilité accoutumée, il atteignit le balcon qu’il enjamba. La chambre était plus sombre que jamais; on y sentait une chaleur telle qu’aucune créature humaine ne semblait pouvoir la supporter au delà de quelques minutes. Noël avança dans la fumée en appelant: «Adrienne! mademoiselle Adrienne!» Il ne reçut aucune réponse. Il continua d’avancer, en tâtonnant et en répétant le nom d’Adrienne avec une anxiété croissante. La jeune fille devait être morte ou évanouie.
Tout à coup, dans un coin de la chambre, brilla un premier jet de flamme qui venait de percer le plancher et en annonçait sans doute l’effondrement prochain. A cette lueur, Noël aperçut enfin mademoiselle Duhamel, étendue sans mouvement par terre. Elle était demi-nue et les longues boucles de ses cheveux flottaient sur ses épaules. Elle avait les yeux clos; de légers tressaillements témoignaient seuls qu’elle existait encore.
Elle était si belle ainsi que, malgré l’imminence du danger, Noël resta quelques secondes en contemplation. Il semblait ébloui, fasciné. Cette jeune fille si fière, dont le séparaient tant de préjugés, se trouvait là à ses pieds; qu’il hésitât à la secourir, et la charmante enfant ne serait bientôt plus qu’un peu de cendre.
Cette pensée lui rendit toute sa présence d’esprit. Il s’élança vers mademoiselle Duhamel et l’enveloppa rapidement du drap mouillé. Au contact de cette étoffe fraîche, Adrienne éprouva un frémissement de bien-être. Noël prit dans ses bras ce beau corps inerte et, le pressant doucement contre sa poitrine, il marcha vers le balcon qu’il atteignit bientôt.
Il était temps; une partie du plancher venait de s’écrouler derrière lui, des tourbillons de flammes atteignaient déjà le plafond.
En ce moment, le jardin était plein de monde, et dès que Noël apparut, les applaudissements, les bravos éclatèrent de toutes parts. Il n’eut pas l’air de les entendre, et, impatient d’échapper à cette température infernale, il allait s’engager sur l’échelle de corde, quand de nouveaux cris, cris de douleur et d’épouvante cette fois, l’arrêtèrent, et il se pencha pour voir de quoi il s’agissait. Malgré toutes les précautions, le feu, sortant des fenêtres inférieures, avait gagné l’échelle de corde et elle brûlait à quelques pieds au-dessous de lui.
En acquérant cette certitude, il se cramponna de nouveau à la galerie de fer et ne bougea plus. Mais, exposé avec sa compagne aux flammes qui sortaient de la chambre et à celles qui montaient du rez-de-chaussée, debout sur un rebord étroit, asphyxié par la fumée, il ne pouvait résister longtemps, malgré sa vigueur et son indomptable volonté, à tant de circonstances ennemies.
La foule était frappée de terreur. Les uns adressaient à Noël des encouragements, les autres demandaient des matelas pour amortir l’effroyable chute qui semblait imminente. Les forces du jeune homme s’épuisaient, et le vertige s’emparait de lui, quand quelqu’un s’écria:
–Tenez bon, monsieur Noël, j’arrive.
En même temps, le cantonnier Grivet fendit les rangs des spectateurs, apportant une échelle de bois qu’il était allé quérir sous le hangar du jardinier.
Une vingtaine de mains s’empressèrent de la dresser contre la muraille, et, par bonheur, elle se trouva assez longue. Noël put donc poser les pieds sur un appui plus commode que le rebord du balcon.
Restait à descendre. Mais l’intrépide garçon, épuisé par tant d’efforls, n’était plus sûr de lui-même et craignait de compromettre la précieuse existence dont il avait la garde. Il ne cessait pourtant de serrer convulsivement contre sa poitrine mademoiselle Duhamel évanouie, et le peu de vigueur qui lui restait se concentrait dans les bras qui soutenaient ce charmant fardeau.
Ses craintes n’étaient pas vaines; à peine eut-il descendu quelques échelons qu’il sentit que décidément ses forces allaient le trahir. Alors, avec une sagacité pour ainsi dire instinctive, il employa le seul moyen qui présentât des chances de succès. Soutenant Adrienne sur ses bras étendus, il entoura de ses jambes et de ses bras les montants de l’échelle et se laissa glisser.
Un pareil expédient pouvait avoir les plus terribles conséquences. Noël coulait avec une rapidité effrayante, et, outre que ses mains se déchiraient contre le bois, il pouvait, en arrivant à terre, être tué par la violence du choc. Mais il s’était dit que, dans ce cas, son corps brisé préserverait Adrienne de toute atteinte sérieuse, et cela lui suffisait.
Les choses s’arrangèrent mieux qu’on ne pouvait l’espérer. Le cantonnier et le preneur de taupes veillaient en bas, ainsi que d’autres personnes pleines de courage et de bon vouloir. Quand Noël approcha, avec une vitesse vertigineuse, du pied de l’échelle, tous s’élancèrent pour amortir sa chute. Plusieurs, et notamment Jean Reboux, furent renversés; mais Noël et sa compagne tombèrent entre les bras des autres assistants, sans éprouver la violente secousse que l’on redoutait pour eux.
Des applaudissements accueillirent encore ce résultat favorable. Néanmoins, la jeune fille et son sauveur se trouvaient dans un état également alarmant. Adrienne demeurait évanouie, tandis que Noël lui-même avait roulé sans connaissance sur le sol.
Comme l’on s’empressait autour de lui, madame Duhamel, qui avait suivi, avec une anxiété facile à comprendre, toutes les phases du sauvetage, couvrait sa fille de baisers.
–Adrienne, mon enfant bien-aimée, s’écriait-elle, tu m’es donc rendue?... Je tremblais. Mais, bon Dieu! elle ne voit plus, elle n’entend plus.
–Bah! bah! ce n’est rien, ma digne dame, répliqua une grande femme, à tournure hommasse, mais à figure franche et bienveillante, qui s’était agenouillée auprès de la jeune fille et la palpait doucement; une simple pâmoison. Allez, la jolie demoiselle était entre bonnes mains! M. Noël, qui vous a tirées de là toutes les deux, se serait laissé moudre les os et griller la chair avant de souffrir qu’il vous arrivât le moindre dommage. Ah il ne craint ni pour sa peine, ni pour sa peau, M. Noël?
Pendant que madame Duhamel et la grande femme prodiguaient leurs soins à Adrienne, Noël reprenait ses sens. Quelques gouttes de cognac, qu’on avait versées sur ses lèvres, suffirent pour le ranimer, et il se souleva en cherchant à recueillir ses idées.
–Tonnerre! murmura-t-il avec confusion, voilà que je fais la carpe à présent!... Mais où est-elle donc?
A la lumière éclatante de l’incendie, on lui montra le groupe de femmes. Aussitôt il s’avança en chancelant vers elles. Une joie inexprimable brillait dans son regard.
–Toutes deux, toutes deux! répétait-il avec une exaltation qui tenait du délire; mon Dieu! je vous remercie. Je n’aurais pas acheté trop cher au prix de mon existence un semblable bonheur!
Madame Duhamel, rassurée au sujet d’Adrienne, courut au-devant de lui et l’embrassa avec transport.
–Ah t monsieur Noël, s’écria-t-elle, sans votre admirable dévouement, ma fille et moi nous eussions péri de la plus affreuse des morts. Mon mari avait bien raison de dire que vous étiez un brave jeune homme!
Noël était si ému qu’il ne pouvait parler.
–Ce n’est pas tout ça, interrompit la grande femme qui s’appelait la mère Brandin et qui était la ménagère de Noël, ces pauvres dames ne peuvent rester ainsi au froid, à moitié vêtues, devant tout ce monde. Il faut bien vite les conduire quelque part.
–C’est vrai, répliqua madame Duhamel; mais où aller? Notre maison tout entière est en feu.
–Chez moi, madame, s’écria Noël; oh! je vous en conjure, ne me refusez pas cette faveur. Ma maison est à deux pas. Ma femme de ménage va vous y conduire et vous servira de son mieux. Vous entendez, madame Brandin? ajouta-t-il; vous mettrez ces dames dans la chambre de feu ma mère où personne n’entre que moi.
La Brandin, qui connaissait le profond respect de son maître pour cette chambre privilégiée, fit un geste de surprisé.
–Si ma mère existait encore, poursuivit-il, elle serait bien contente et bien fière d’y recevoir les dames Duhamel. Du reste, elles auront la libre disposition de mon logis, car je ne compte pas y rentrer avant demain. Mon devoir n’est-il pas d’éteindre cet incendie formidable qui menace de gagner toute la ville?
–J’accepte donc, répliqua madame Duhamel; nous devons bien cela à notre courageux sauveur..i Mais hâtons-nous, car il n’est pas convenable. et puis, Adrienne a besoin de prompts secours.
Noël remercia chaleureusement et donna ses instructions à la Brandin, ainsi qu’au cantonnier et à Jean, qui devaient accompagner les dames chez lui.
Les événements que nous venons de raconter s’étaient passés en moins d’un quart d’heure, et, dans ce premier moment, l’affluence n’avait pas été très-considérable autour de la maison incendiée. Mais toute la population de Vauvray accourait maintenant; bon nombre de gros bourgeois vinrent offrir leurs services à madame Duhamel et lui proposer de la recevoir chez eux avec sa fille.
–Merci, répliqua-t-elle; j’ai promis à ce courageux jeune homme de me réfugier dans sa maison, et je ne m’en dédis pas.
Elle paraissait assez bien remise pour marcher; en revanche, Adrienne, qui commençait à peine à reprendre ses sens, était non-seulement incapable de se soutenir, mais elle avait les pieds nus. Grivet et Jean proposèrent timidement de la porter jusque chez Noël.
–Je voudrais bien voir ça! s’écria la Brandin d’un ton bourru. Avisez-vous de toucher, avec vos grosses vilaines pattes, à cette mignonne créature! Vous la casseriez sans aucun doute. On n’a pas besoin de vous. Laissez-moi faire.
La robuste virago saisit Adrienne, l’enveloppa dans son tablier et l’emporta avec autant d’aisance que fait une nourrice d’un enfant endormi.
La mère et la fille excitèrent, sur leur passage, une sympathie profonde; mais on écarta avec ménagement tous ceux qui prétendaient les arrêter pour demander des détails ou pour témoigner de l’intérêt. Aussi atteignit-on bientôt la maison, dont la porte était ouverte et où brillait encore une lumière.
Comme on allait y pénétrer, un éclat de rire s’éleva dans l’obscurité de la rue et Faquinette s’approcha avec curiosité.
–Tiens! s’écria-t-elle, les dames de la Grande Maison qui viennent chez Noël! En voilà du nouveau!... Elles ne sont donc pas dans le ciel?
–De quoi vous mêlez-vous et que faites-vous là, sotte créature? lui dit la Brandin rudement. C’est une honte qu’on vous permette de sortir pour vous moquer quand tout le pays est dans la tristesse. Tournez-nous les talons bien vite.
Et elle fit un geste menaçant.
–Ouais! dit la folle en sautant lestement de côté; est-elle mauvaise cette Brandin! Les dames de la Grande Maison sont mes amies, ma chère. Elles ont toujours quelque bonne parole ou quelque friandise pour moi. Et puis, voilà bien du bruit parce qu’une maison brûle! Si ce n’est que cela, je vais chanter pour éteindre le feu. Vous allez voir!
Et elle s’éloigna en chantant à tue tête une chanson, qui n’était pas un charme magique sans doute, du moins un charme efficace, car l’incendie semblait redoubler de violence.
Tandis que la Brandin montait pour installer les dames dans l’appartement de Noël, le cantonnier et le preneur de taupes restèrent en bas.
–Grivet, demanda Jean, avez-vous entendu ce que disait tout à l’heure l’iinnocennte?
–Bah! est-ce que l’on fait attention aux paroles d’une folle?
–Pourquoi pas? Voyez-vous, Grivet, dans votre état, on n’a pas besoin d’être fin; vous êtes là sur votre route à casser des pierres ou à brouetter du sable et ça suffit. au lieu que moi j’ai occasion chaque jour d’exercer mon entendement. Ces bêtes ne manquent pas de ruses, vous comprenez bien; elles veulent défendre leur nez, qui me rapporte à moi cinq sous pièce, et cela m’en donne. du nez.
–Pour Dieu! Jean, où voulez-vous en venir? demanda le cantonnier avec impatience.
–Ne vous fâchez pas. Quoique vous soyez fonctionnaire public, faut bien rire un peu; on a tant de misères!... Eh bien! je l’avoue, Faquinette, cette folle, commence à m’être diantrement suspecte. Elle va et vient nuit et jour à sa fantaisie; elle dit et fait toutes sortes de choses baroques, riant et chantant sans cesse.
–Quoi donc, Jean! croiriez-vous Faquinette capable. Elle ne cause de tort à personne.
–C’est possible, Grivet; mais nul ne sait les idées bancroches qui peuvent passer par la cervelle d’une folle, et je flaire quelque chose.
–Vous n’avez pas plus de nez que de cervelle, mon pauvre Jean. N’importe! contez vos soupçons à M. Noël. Il y voit clair, lui, car il est aussi sage et aussi malin qu’il est bon, ce qui n’est pas peu dire. Savez-vous, Jean, que c’est à lui que je dois ma place de cantonnier? Cinquante-cinq francs par mois et les gratifications!
–Et moi donc, ne lui dois-je pas d’avoir pu soutenir ma mère pendant cette longue maladie où elle a failli périr?... Quel vaillant jeune homme! Avez-vous vu ce soir, Grivet, comme il se-jetait au milieu des flammes!... Je vous dis que c’est un saint!
Quand les deux amis parlaient de Noël Letellier, ils en avaient pour longtemps; mais ils furent interrompus par la Brandin, qui vint leur porter des ordres à exécuter sans retard.