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LES MARBRES DU PARTHÉNON

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On publie qu’un comité s’est formé, à Londres, dans le but net de créer une agitation pour faire rendre par l’Angleterre à la Grèce les marbres du Parthénon.

Que cela soit, nous ne le souhaiterons jamais avec assez de violence. L’idée en est haute au point qu’on a peine à y croire. Ce peuple de marchands et d’accapareurs ne serait donc pas tel que les idées toutes faites l’ont défini. Il serait grand jusqu’à reconnaître ses torts et restituer ses vols qu’on ne lui redemande même pas. Dans ce Londres, que parmi nous tant d’artistes admirent jusqu’à lui demander la maison spirituelle où ils conçoivent et réalisent leur art, il se rencontrerait des gens et des esthètes assez purs pour écraser le bourgeois intérêt national sous un rêve de soudaine justice magnifique? Un progrès décisif dans la conscience publique, certes. Et pour celui qui l’examine sous tel angle, ce fait est de ceux qui marquent un temps.

On sait qu’en ce siècle commençant, lord Elgin , profitant de son crédit là-bas et usant d’habileté et de ruse, embarqua, un beau matin, les blocs de génie où Phidias avait taillé son immortalité humaine. Il les dirigea vers le Nord. Le droit du plus fort les maintint à Londres. Les protestations passèrent comme des vols de mouche. On les dissipa avec quelques gestes au bout desquels un poing était tendu.

Au British Museum, ces débris furent alignés sur des socles de bois, en une salle morne. Actuellement, on les a piédestalisés de granit. L’effet est quelconque. Taillés pour être vus à quinze mètres de haut, on les présente à niveau d’épaule, et les copistes, avec leur crayon, viennent mesurer les orteils de Déméter et de Coré. La beauté de ces groupes est tuée net. Le rêve qui habitait leurs plis de robe en fut chassé par la brutalité même de la montre. Ce sont choses hors de leur milieu, hors de leur cadre. Là-bas, sous leur ciel, elles étaient grandies et comme apothéosées, et même elles semblaient plus belles encore parce que ruines; ici, elles ne sont qu’épaves sous un hangar.

Dernièrement, au Musée des Échanges, la surprise nous est tombée dans les yeux de voir la restitution du fronton athénien tout à coup surgir. On a reconstruit ce couronnement de portique tel qu’il est là-bas, en Grèce, et les moulages des statues ont pris place à leur place. L’effet est énorme. Le grand hall où sont représentés Verrochio, Michel-Ange, Kraft, Goujon, où s’épanouissent des chefs-d’œuvre hindous, romains et gothiques ne semble glorifier qu’un homme: Phidias. Son fragment de temple domine et écrase tout de sa beauté. Le reste n’est qu’accessoires et revêt je ne sais quel caractère de fantaisie et de bibeloterie. Il faut se reprendre à cette admiration trop haute pour regarder la tombe des Médicis et les bas-reliefs de Nuremberg. Il semble que l’art, pour s’en venir chez les modernes, soit descendu d’un Thabor.

Ceux que le voyage a menés vers Athènes et sur ce sommet d’Acropole dévasté par les Turcs et les Vénitiens en ont rapporté un éblouissement qui leur sera soleil, leur vie durant. Ces ruines des Propylées, ce temple de la Victoire, cet Erechtéion et, surtout, ce Parthénon cassé, fendu, troué, mais debout comme une idée qui ne peut pas mourir, font seuls comprendre la suprématie de l’art grec. Il est une loi de régression constatée en science qui affirme: certaines adaptations et certains progrès ne peuvent se manifester qu’en un concours de circonstances favorables à telle heure. L’heure passée, ce développement ne peut se reproduire semblable, même si les mêmes besoins d’adaptation le nécessitent. Il se réalisera autrement peut-être, mais Jamais similaire.

Il semble que cette loi s’avère en art également. Au Ve siècle avant le Christ, il s’est trouvé en un pays choisi, sous un climat glorieux, en des paysages de montagnes où l’homme se lève proportionnel au milieu, des artistes qui ont compris toutes ces concordances. L’art y a réalisé un progrès que plus jamais il ne réalisera peut-être, et, dussent les mêmes circonstances se présenter, qu’il ne réalisera, certes, jamais belles. Donc l’art grec reste unique. On ne doit plus et ne Peut plus le recommencer. Objet d’admiration totale, il serait illogique qu’il devînt objet d’imitation ou qu’il servît de modèle. Tel est-il et tel s’affirme-t-il: grand plus purement, parce que pratiquement inutile, si pas nuisible.

Mais, précisément à cause de sa signification, faut-il, Pour le juger, son ciel et son site. Il est chez lui à Athènes, il est en exil n’importe où ailleurs. Il y a sacrilège et profanation dès qu’on arrache une pierre d’un monument, fût-ce pour la monter en or. Certes, les musées conservent — bien qu’en des villes où, à certaines époques, les Communes sont souhaitables, on s’interroge sur leur sécurité. Toujours, pourtant, par le fait même d’enfermer les chefs-d’œuvre en des armoires ou en des salles, on les déshonore. Qu’ils restent sur place. Là, du moins, si la mort vient, ils mourront de leur mort à eux.

Consolant est-il, au point qu’une certaine fierté en rejaillit sur tout homme qui pense, de voir en cette fin de siècle une nation ou du moins quelques citoyens de cette nation comprendre ce respect qu’on doit aux choses d’art. L’Anglais, si en tout à coup d’ombre et de lumière, si en noir et clair comme une eau-forte de Rembrandt ou un dessin de Redon, s’impose le plus surprenant des peuples. Les contrastes se heurtent chez lui en de telles cassures de haute intelligence et de bas égoïsme qu’il en est tragique, normalement. On l’aime et on le hait en même temps. Mais il passionne quiconque et toujours; à travers sa toute crasse de lucre et son fumier d’hypocrisie, des fleurs poussent belles et naïves comme s’il sentait se lever en lui, lui, si vieux, une magnifique âme d’enfant.

Art moderne, 14 décembre 1890.

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