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LES GOTHIQUES ALLEMANDS

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Un Dieu en trois personnes: Dürer, Holbein et Cranach, tel apparaît l’art gothique allemand à ceux qui ne l’ont guère étudié. Pour le connaître et le dresser superbe, complexe, grandiose, il faut avoir la patience de s’attarder dans les musées secondaires et interroger tels tableaux d’église de petite ville: Augsbourg, Nuremberg, Bamberg, Cassel. Alors, comme il se hausse d’une poussée à belle hauteur, comme il apparaît profond, multiforme, ténébreux, comme il incarne magnifiquement cette Germanie du moyen âge avec ses croyances sauvages, ses piétés barbares, ses coutumes mystiques, et combien tel maître peu connu fait oublier parfois et diminue ceux qui portent seuls aux yeux de tous la gloire artistique de leur pays!

Oh! les primitifs de Cologne, les inconnus d’abord, qui multiplièrent sur fond d’or gaufré toutes les douleurs du Christ et toutes les joies de Marie, puis les Wilhelm et les Stéphan, et cet étonnant De Bruyn, portraitiste admirable, caractérisant avec minutie et puissance les grands bourgeois de sa cité : toque de velours sur l’oreille, toge noire à plis lourds sur l’épaule, mains gantées longuement avec des bagues à l’index. Enfin les vieux peintres des dessus d’autel, celui de la Passion, celui de la Vierge, et le très chrétien maître du Lyversberg, qui s’en vint prendre à Memling sa toute divine douceur pour y mêler de la suave mélancolie allemande.

Plus tard, l’école de Nuremberg s’impose victorieuse. Durer et Holbein resplendissent. Mais à côté d’eux, et pourquoi pas au même rang? voici Zeitblom, Wolgemuth et surtout Burgkmair et Grünewald. Nous désirons souligner ces deux derniers noms.

Burgkmair pèche souvent par sécheresse de dessin et peint noir. Ses ciels ont des dais d’encre suspendus dans leur azur, ses personnages, creusés d’ombre, se découpent en images crues. Au moins en est-il ainsi au musée de Munich et à celui d’Augsbourg. Pour apprécier les meilleures œuvres de l’artiste, il faut lui faire visite à Nuremberg. Ce n’a pas été un de nos moindres étonnements que de l’admirer là. Deux tableaux: quelques Saints et la Vierge avec Jésus. Ce dernier est un des plus merveilleux gothiques qui soient.

La madone est assise sur un banc de marbre, surmonté de panneaux. L’architecture en est curieuse et les détails annoncent la Renaissance. L’enfant, dans une pose un peu gauche, s’apprête à s’asseoir aux pieds de sa mère. A droite, un paysage embrouillé de fleurs, de branches. Un ciel alourdi de nuages sombres.

Ce n’est pas autant l’expression qui frappe — quoiqu’elle soit délicieuse — que la couleur. Elle fait songer aux cuirs dorés, aux taches glorieuses de sang et de pourpre, aux couchers de soleil à travers des vitraux anciens. La disposition de la scène rappelle certains Gustave Moreau, où des Bethsabées et des Dianes se parent sur des terrasses d’ivoire. La végétation inextricable, et peut-être symbolique, accentue cette ressemblance. Outre que la Vierge a on ne sait quel mystère de physionomie et quelle étrangeté d’attitude. Ni Dürer, ni Holbein, ni Cranach n’ont réussi à réaliser une telle apothéose de tons chauds et fastueux; Cela tient du très grand art, cela rayonne comme une œuvre Unique, cela dépasse le siècle d’origine et parle la langue de notre temps avec une divination miraculeuse d’accent.

Grünewald est plus surprenant encore. A Bamberg, son Rosaire le montre dessinateur expérimenté. A Augsbourg, sa peinture est quelconque. A Munich, elle se hausse jusqu’au faire d’un maître. A Cassel, resplendit l’homme de génie. Deux panneaux: une Montée au Calvaire et un Crucifiement.

Dans cet art allemand si austère, si pur, si catholique, que rien ne rebutait, ni les réalités du corps ni les scènes grotesques, Grünewald sonne, ou plutôt tocsine les notes féroces. Son idéal semble sortir des forêts; son pinceau n’est tenté que par de l’horreur et de l’épouvante, sa verve disparaît si elle ne peut exprimer de la torture et de l’exaspération. Ses personnages, ce sont des brigands rencontrés au coin des bois; ses Christs, des larrons; ses Saint Jean, des assassins. Leurs faces grimacent de méchanceté, leurs corps athlétiques et leurs mains sont taillés pour des batailles, la nuit. Même les Vierges, Grünewald les dessine terribles. Rien ne se dévoile moins religieux à prime vue, et pourtant ce n’était qu’un croyant profond et naïf qui pouvait peindre ainsi.

Quand on parcourt certains coins de pays, en Belgique l’Ardenne, en Allemagne la Souabe, un art farouche se découvre encore aujourd’hui dans certains calvaires construits au long des routes ou parmi des carrefours sylvestres. Les sculpteurs de ces pendus divins sont soit des sabotiers de village, soit des scieurs de long. Ils croient à un Dieu sauvage comme eux et le taillent tel.

Grünewald obéissait à une inspiration pareille.

Son crucifié du musée de Cassel est vert et pustulé de caillots de sang. Les pieds, ils sont crispés, tortionnairement; la tête, un buisson d’épines la troue et la dépèce; les mains, elles sont large ouvertes et les bouches de leurs deux plaies énormes crient à la mort.

Un ciel bourrelé de douleur et de ténèbres stagne sur la montagne. Une nature sinistre se tait effrayamment autour. Des cassures rouges la zèbrent ci et là.

Marie et l’apôtre regardent, et toute une menace et toute une vengeance luisent en eux.

La couleur du tableau semble faite avec du vinaigre qui imbibait l’éponge du bourreau; elle grince et hurle.

Grünewald était contemporain de Durer: toute la gloire est allée vers ce dernier. Celui-ci est plus accessible, plus Mesuré, plus parfait. Il est classique et rien ne heurte l’admiration quand elle monte jusqu’à lui. Pourtant, on ne sait quoi d’excessivement personnel, de caractéristiquement teuton, de désespérément humain nous attire vers l’autre. Nous trouvons injuste qu’on ne place pas à même hauteur ces deux gothiques, et pour dire toute notre pensée, nous nous sentons enclin à dire que Grünewald mérite le premier rang; s’il a moins de talent et d’acquis que Dürer, il a Peut-être plus de génie.

Art moderne, 15 août 1886.

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