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L’ESPRIT ACADÉMIQUE

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Il est de nécessité, une fois qu’on a mis le pied dans certaines académies, de se reconquérir pour être artiste. Le malheur veut que tout ce qu’on apprend avant qu’on ait conscience de soi, ne sert à rien. Tout l’enseignement académique consiste à dessécher la personnalité, à la tarir. Pour devenir artiste, il faut regarder, en dedans de soi, son âme, et, en dehors de soi, la nature. Il faut se sentir et sentir les choses, établir entre son tempéramment et l’extérieur une communion, un lien, soit de haine ou d’amour, de joie ou de mélancolie, de disposition ou d’abandon.

L’artiste naît ainsi, et le poète. L’académie coupe cette chaîne qui va de l’âme aux choses, et met entre l’homme et la nature le tableau, le «déjà vu», et doctorise:

«Voici un chef-d’œuvre. Rien n’existe hors de lui. Il est signé Raphaël, Ingres, David. Il vivra aussi longtemps que le monde. Il est fait selon telles règles, telles formules. Admirez-en les proportions vraies, comme la symétrie, le sacro-saint dessin, le dogmatique contour. Vous devez apprendre à faire des chefs-d’œuvre; or il n’est qu’un moyen: c’est de ne jamais regarder au delà, ni à côté, ni par-dessus, ni en dessous de celui-ci.

«S’il vous arrive de faire un portrait, songez aux bras et au col et aux mains et aux yeux qui se trouvent peints sur ce chef-d’œuvre; ce sera le moyen de donner de la dignité à votre travail; s’il vous arrive d’esquisser un nu, sachez que du cheveu le plus menu jusqu’à la pointe de l’orteil, tout est parfait sur le chef-d’œuvre et que vous n’avez pas le droit d’inventer quoi que ce soit sans outrager le grand style; de même, si vous avez à composer une scène de genre, songez encore au chef-d’œuvre, songez-y toujours, dussiez-vous peindre à un cordonnier le bras de l’Apollon du Belvédère et à une marchande de rue la poitrine de la Vénus de Milo.»

Et c’est ainsi qu’ont pris naissance les théories monstrueuses de fausseté qui toutes, une à une, comme des poisons, sont essayées sur les élèves. On connaît les axiomes esthétiques qui veulent que tout personnage ait la longueur du corps égale à celle de ses bras étendus, qui exigent que le nombril se trouve toujours au point d’intersection des deux diagonales tracées de l’extrémité du bras gauche au pied droit et du bras droit au pied gauche. On n’ignore pas l’importance des canons, des disciplinaires canons et de la hauteur du corps, qui doit être sept fois celle de la tête.

Le mal est, affirme-t-on, peu redoutable. Les vrais forts résistent à ces années de compression. Ils se raidissent et apprennent une manière de calligraphie artistique qui leur fait la main.

Pardon, outre que de beaux talents ont sombré dans les flancs de l’Académie aussi pointus de côtes que Charybde et Scylla. le diantre est qu’elle élève, qu’elle nourrit, qu’elle entretient, qu’elle couronne, qu’elle décore toute la grande séquelle des artistes nuls, veules, obstruants, superfétatoires et superfécatoires, qui tapissent, qui salissent, qui dégradent les murs des expositions. Ils sont là, vingt, cent, mille à vous insulter de leurs œuvres dès que vous entrez, ils vous torturent l’œil, ils vous gueulent leurs couleurs criardes à l’oreille, ils vous mettent des colères sur la langue, des rages dans le cœur, des procès-verbaux au collet, si vous avez le malheur d’entailler, par folâtrerie, leur envoi; ils sont vos tortionnaires, vos cauchemars, vos haines, ils vous accablent de leurs deux mille trois cents toiles au Salon de Paris, de leurs douze cents tableaux au Salon de Bruxelles, impunément, doucement, officiellement — et l’Académie leur sourit, les présente au Roi, au Président de la République, à tous les représentants de la médiocrité moderne, et c’est elle encore qui les envoie par-dessus les monts faire des farces d’atelier à Rome sous prétexte de se perfectionner dans l’art de tuer l’art. Voilà le crime: créer des médiocrités. Tous les systèmes patronnés par l’Académie y tendent. Son idéal est vulgaire, accessible au premier venu, au chien qui passe.

Elle fausse toute notion exacte des choses, elle apprend à voir ce qui n’existe que dans ses théories et ses méthodes, c’est-à-dire ce qui n’existe pas dans la réalité, et faussant l’œil, la main, l’imagination, le sentiment, elle rend l’artiste inapte à imaginer quoi que ce soit de vivant et de vrai. L’Académie tue, écrase, anéantit l’art. Bien plus: elle tue sa notion même, son germe, son principe.

(A propos de Joseph Heymans, La Société nouvelle, 1885.)

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