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LES ÉCOLES DE PEINTURE

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Jadis les écoles vivaient en se multipliant. Elles naissaient en des villes privilégiées, s’y épanouissaient rapidement, gagnaient les cités voisines, envahissaient les provinces et s’étendaient de royaume à royaume. Leur développement ressemblait à celui d’une famille. Une alliance, un croisement engendrait un groupe nouveau; elles se ramifiaient de toutes parts.

Plus que toute autre région, l’Italie était féconde. Aux quatorzième, quinzième et seizième siècles, les vignes d’or de son art couvraient, plus abondantes et plus belles que ses vignes de vin et de soleil, les coteaux de Sienne, Pise, Florence, Milan, Venise, Pérouse et Naples.

C’était la ligne pure, élégante et calme, la grâce des courbes et la fierté des droites, la composition équilibrée et parfaite, l’arabesque variée et savante que prônaient ceux d’Ombrie; c’était la finesse des sourires et des yeux, la délicatesse des émotions et des pensées, la tendresse des attitudes, l’inconnu formidable dont le visage humain n’est qu’un des plus tentants aspects, qui séduisait, à la suite de Léonard, ceux du Milanais; c’était le faste des couleurs, la royauté des rouges-roses, l’abondance des ors, la fraîcheur opulente des verts que ceux des lagunes adriatiques étalaient sur leurs toiles, comme si la peinture ardente et triomphale n’était que de la musique qu’on voit.

En même temps, au Nord, était née l’école de Bruges; à l’Est, les écoles de Prague, de Cologne, de Souabe, de Franconie. Des noms étincelaient: Van Eyck, Memling, Van der Goes, Lochner, Wolgemüth, Dürer, Cranach, Grünewald, Holbein. Les villes hanséates rivalisaient non seulement de richesse, mais de beauté. Chacune d’elles avait ses maîtres originaux et puissants qu’acclamaient les foules et qu’entouraient les élèves. On citait Van der Weyden, Thierry Bouts, Zeitblom, Schafner, Altdorfer, Baldung Grien, Penz, tour à tour disciples et créateurs. Le mouvement d’émancipation se généralisait, en abolissait les formules pour y substituer la vie; on faisait preuve de génie aussi aisément qu’aujourd’hui on affiche du talent.

Toutefois, quel que fût l’épanouissement des écoles septentrionales, l’Italie — tant était inépuisable et souveraine sa force — les dominait par son influence déjà séculaire. Elle envoyait, au XVIe siècle, ses maîtres à Londres et à Paris. Elle débordait au loin sur l’Espagne et la Flandre. Madrid et Anvers, grâce à elle, vécurent baptisées d’art. A leur tour ces villes devinrent fécondes. Elles répandirent autour d’elles la bonne semence plus ardente que des étincelles, elles conquirent des domaines nouveaux et renvoyèrent comme des miroirs jusqu’en Italie même la lumière qu’elles en avaient reçue. Rubens renouvela l’école française; Van Dyck créa l’école anglaise. Velasquez, Ribeira, Zurbaran inventèrent des jeux brusques d’ombre et de lumière qu’aucune école méridionale n’avait jusqu’à ce moment soupçonnés.

Tout à coup la Hollande produisit Rembrandt, le plus grand des peintres. Amsterdam, Haarlem, Leyde, Delft firent surgir de leur sol toute une légion de maîtres, Hals, Van der Meer, Pieter de Hooghe, Steen, Ostade, Brakenburgh, Ruysdael, de Witte. Tout florissait à la fois, se diversifiait, s’épanouissait. D’une ville à l’autre de nouvelles pratiques s’affirmaient, des méthodes inédites s’inauguraient. L’Italie avait innové dans les domaines de la légende et de l’épopée divines; elle commentait la Bible et Dante; la Flandre et la Hollande prirent, pour l’exprimer sur des toiles, le monde de la réalité humaine et terrestre. La double vie — celle de l’esprit et celle des sens — fut rendue. Chaque enseignement de maître formait le noyau d’un admirable fruit qui brillait et se multipliait sur l’énorme espalier de l’art. Les élèves se croyaient les dépositaires d’une pensée, ils vénéraient un génie et se nourrissaient de sa sève. Des secrets se transmettaient. Diverses étaient les manières de préparer les couleurs, de couvrir la toile, de manier la brosse, de juxtaposer les tons, d’atteindre soit le pittoresque, soit l’ordonnance sur la face plane et nue du tableau. A côté des corporations encore vivantes, l’école semblait une sorte de collège d’enseignement plus haut et plus significatif. Seul le talent y entrait sur l’invitation du génie. Cela dura pendant tout le XVIIe siècle.

Au XVIIIe siècle, l’école intimiste et galante des Chardin et des Watteau où confluèrent les traditions néerlandaises et flamandes accapare toute l’originalité éparse en Europe. A Londres, quelques grands portraitistes se lèvent; puis tout à coup Turner.

Chose étrange, un tel génie ne forme point immédiatement école. Quand surgirent Giotto, Léonard, Michel-Ange, Rubens, Rembrandt, Watteau, les disciples affluèrent. Turner demeure isolé. Ce seul fait indique on ne sait quoi d’anormal dans la formation jusqu’à ce moment régulière et fatale des agglutinements esthétiques.

En France, David paraît. Sa doctrine couvre toute l’Europe, mais sans susciter, comme jadis, en d’autres pays, des groupements novateurs. Son école est stérile, elle ne produit rien, sinon l’universelle académie.

Dès ce moment, la France monopolise la grosse production de l’art. Les écoles n’existent plus. Il n’y a que l’École, unique et toujours la même, qu’elle soit à Londres, Berlin, Bruxelles, calquée dans tous les pays sur celle qui s’ouvre à Paris, quai Voltaire, organise une exposition annuelle et entretient une villa Médicis à Rome.

Comme Turner en Angleterre, quelques personnalités magnifiques mais isolées se révèlent, depuis Delacroix jusqu’à Puvis. Certes, leur influence s’exerce, mais ils ne forment point école comme les maîtres anciens. Ce qu’on appelle mouvement romantique, réaliste ou impressionniste, n’est, somme toute, qu’une manifestation continue de la liberté et de la spontanéité contre la servitude et la cristallisation officielles. De l’énorme fermentation séculaire, de ces fleuves et rivières allant partout au Sud, au Nord, à l’Est, à l’Ouest, seuls deux grands courants subsistent, le premier fortement endigué et dompté, l’autre se frayant un passage libre à travers mille obstacles soigneusement entretenus par l’école.

Et voici la géographie du monde pictural profondément changée. Ses régions ne sont plus nettement caractérisées, ni savoureusement spéciales. Elles ne créent plus.

En Flandre, on galvanise la peinture des vieux maîtres et des noms de belle race y brillent: Leys, de Braekeleer, Stobbaerts, Stevens; en Allemagne, Lembach réunit en lui seul tout ce qu’on peut puiser dans l’étude de Rembrandt, Titien, Dürer; en Italie, certaine peinture canaille et brutale se réclame de Tiepolo; en Angleterre, les préraphaélites se dévouent aux représentations religieuses et légendaires dont les Italiens du XVe siècle leur offrent le modèle. Ils alanguissent le vieux mysticisme encore vivace sous Mantegna et Masaccio, ils affadissent en un style suranné et emprunté la beauté simple et jeune des primitifs naïfs; leur peinture est archéologique, avant tout.

Désormais il n’est plus qu’un pays, la France, d’où s’essore une beauté inédite, et cela, à côté même de la mort et du résidu des traditions codifiées et enseignées au nom de l’État. Et cette mort et cette vie se répandent en même temps sur le monde.

On les rencontre se côtoyant à travers toute l’exposition, de salle en salle.

Scènes officielles, portraits d’hommes d’État, toilettes féminines étalées sur un corps mûr et bridé de bourgeoise, scènes de genre ou de mœurs, toute l’Europe pour vous peindre est venue prendre des leçons à Paris. Même palette, même arrangement, même facture. Cet art ressemble à tout ce qui est médiocre: la bonne tenue, les proverbes, l’entregent, les discours parlementaires. Il satisfait le goût des dirigeants modernes; il encombre les salons, les monuments publics, les églises. Il est banal, neutre, universel. Il est loué par toute la presse.

Heureusement qu’au fur et à mesure qu’il s’étale depuis les rampes jusqu’aux frises, l’autre art, son contraire, celui qui exprime l’évolution franche et naturelle de la peinture, celui qui se nourrit non point exclusivement de l’enseignement du passé, mais avant tout de la vie qui souffre, et monte, et lutte, et crie, et s’épanouit, s’impose également à l’attention de tous et à l’admiration des meilleurs. Sans cet art protestataire, la peinture ne serait plus, puisqu’elle ne créerait plus. Et voici les individualités novatrices, et Monet, et Renoir, et Degas, et Pissarro d’un côté, et Besnard, et Carrière, et Whistler de l’autre, sans compter les néo-impressionnistes qui n’exposent pas.

Le vent est à l’impressionnisme, à la vision claire, aux ombres colorées et violentes, à la mise en page curieuse et pittoresque. L’ancienne peinture du XVIIe siècle se complaisait aux harmonies profondes où les tons rouges, verts et jaunes éclataient sur des fonds bruns ou noirs. La peinture officielle emprunta ses bitumes à l’enseignement des vieux maîtres, surtout aux maîtres bolonais. La peinture moderne, tout au contraire, vit de couleurs bleues et violettes; elle décompose la lumière sombre ou éclatante suivant les heures et la marche des nuages et du soleil, elle étudie les contrastes et les réactions de la clarté, elle affectionne la facture menue et vibratile. Elle est adoptée par tous ceux qui veulent s’émanciper des routines, elle a gagné l’Europe et même l’Asie et l’Amérique. On peint, suivant son mode, à Tokio aussi bien qu’à New-York. Mais à son tour, précisément parce qu’elle est adoptée par des peintres sans génie, elle devient aussi banale qu’universelle. A part les individualités hautes qui l’ont magnifiée, elle n’a point encore suscité ailleurs d’autres maîtres. Si l’on n’y veille, elle deviendra, autant que l’autre peinture, un poncif.

Cette crainte, je l’ai ressentie dans chaque section étrangère, depuis la section américaine jusqu’à la section japonaise. L’uniformité règne partout. Et vraiment, à parcourir le tapis kilométrique qui fait le tour du grand palais et semble se dérouler — à part quelques changements dans son dessin et sa couleur — toujours le même de salle en salle, de pays en pays, on y trouve la représentation emblématique de l’art monotone de notre temps.

Mercure de France, août 1900.

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