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AVANT-PROPOS DE L’ÉDITEUR
ОглавлениеAprès Rubens, Verhaeren. La Bibliothèque dionysienne offre à ses lecteurs l’année flamande. Les plus grands pétrisseurs et animateurs de matière qui furent sans doute jamais ont droit, dans cette galerie, à une place de choix. Oubliant Cellini, on m’a reproché de n’y avoir, jusqu’ici, donné la parole qu’à des Français. Il y avait, certes, des raisons pour qu’ils fussent en majorité parmi les élus, et ces raisons risquent de subsister, au moins en partie. Au XIXe siècle, la peinture française — on s’en rend à peu près universellement compte aujourd’hui — a sinon occupé, du moins dominé toute la scène. Or, ce n’est qu’à l’origine des mouvements qui aboutirent à former l’esprit de ce siècle, que la véritable littérature d’art est née, avec Diderot — un Français. Il y a donc eu entre ces mouvements et leurs commentateurs les plus vivants une rencontre passionnée, qui s’est surtout produite en France. Nous n’y pouvons rien, sinon nous en féliciter, quelque animés que nous soyons d’un esprit supérieur aux rivalités nationales.
Cependant, que ceux de nos lecteurs qui nous ont reproché cet exclusivisme se rassurent: s’ils persistent à nous soutenir, Ghiberti et plusieurs autres Italiens du Quattrocento, Goya, Albert Dürer, Walter Pater, Ruskin, Vasari, Condivi, Francesco de Hollanda, Reynolds, Constable, d’autres encore auront leur tour, — et nous ne demandons qu’à accueillir les suggestions qui pourraient nous conduire à révéler à nos lecteurs des écrivains d’art d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie, d’Espagne, de Hollande ou d’ailleurs aussi profonds que Baudelaire, aussi vivants que Théophile Silvestre, aussi intéressants qu’Amaury-Duval, et, — on le verra bientôt, — aussi entraînants que Michelet, aussi pathétiques que Delacroix.
Ce n’est d’ailleurs pas notre faute si le Flamand Verhaeren a choisi la langue française, même pour nous entretenir des maîtres de son pays. Ça ne l’empêche pas d’en parler en Flamand de Flandre, comme il parle en Flamand de Flandre des vieux maîtres allemands et des peintres contemporains de France et d’Angleterre. Sa langue rugueuse est celle de ses poésies, comme son esprit même où le drame et la catastrophe convulsent le mot, et où des cataractes d’images tombent en retentissant au fond d’abîmes insondables de ténèbres et de bruits. Le chantre épique des vents et des bourrasques, des usines et des chantiers, des tumultes du travail et des fumées sur les villes, a transporté dans la peinture, dont il remue en praticien la pâte épaisse, les forces inconscientes déchaînées, mais maîtrisées par l’humanité en marche. On ne s’étonnera donc pas qu’il cherche, parmi les artistes, ceux dont le génie dramatique et sensuel répond le mieux, par sa puissance souterraine circulant à même les formes et surgissant à leur surface dans les saillies lumineuses et les creux d’ombre, à son propre pouvoir de bouleverser la matière afin d’en arracher l’esprit.
Les terres, les eaux, les chairs, les arbres, il les mêle et les tord ensemble comme un forgeron le fer rouge tout fourmillant d’étincelles entre l’enclume et le marteau. Nul, plus et mieux que ce sensuel, n’était qualifié pour suivre le torrent de flamme qui se spiritualise en traversant l’arabesque lourde de sang dont Rubens soulève ses formes, nul, plus et mieux que ce mystique — au sens panthéiste du mot — pour évoquer l’ombre surnaturelle où brûle, avec des lueurs étouffées, l’humanité poignante de Rembrandt, nul, plus et mieux que ce visionnaire, pour respirer cette odeur de foudre qui flotte dans l’atmosphère sulfureuse d’où surgissent les figures de Delacroix, nul, plus et mieux que ce brutal, pour accoucher Grünewald du drame qui se tord dans ses sinistres harmonies. Il n’y a, dans la «critique d’art» d’aucun pays, d’aucune époque, rien qui ressemble aux pages qu’il a consacrées au dramaturge effrayant de Colmar, dont il est impossible de transposer le génie dans le verbe avec plus de force hallucinante. Malgré son évocation vigoureuse de Michel-Ange, où il retrouvait, moins débordante, certes, aride, intellectualisée, sa propre force torrentielle, on le sent, là, plus à son aise qu’au sein de l’eurythmie classique et méditerranéenne, dont il n’a guère parlé, je pense, parce qu’il la comprenait mal. Il faut à ce romantique — il dut en être le dernier, comme tout le monde — les brumes sauvages du nord, le bruit de la tempête à défaut du bruit des usines, le souffle des forêts germaniques et de l’océan armoricain. Il aime cette sorte de musique confuse, où les rayons et les ombres se mêlent, qui sort de la peinture septentrionale avec une grande rumeur.
Je dois le dire. J’ai comme une impression vague — une impression seulement — qu’il ne comprit pas très bien tout de suite et n’aima qu’en se faisant un peu prier, pour les raisons précédentes mêmes, la peinture française contemporaine, vers qui le conduisirent par bonheur pour nous les jeunes artistes français ou belges ses amis. Il semble — toujours pour lesdites raisons — après une pointe enthousiaste sur Rodin, autre «dernier romantique», s’être attardé un peu trop longtemps à Delacroix, qu’il glorifie d’ailleurs avec magnificence. Si Claude Monet l’attire par ses scintillements de reflets, de lueurs, les drames subtils et inattendus qui traversent pour lui l’espace, Manet, Renoir, Cézanne semblent à peine l’émouvoir. Comme il a rencontré Seurat, il n’a pu méconnaître sa haute valeur spirituelle, mais on sent tout de même que, si le théoricien le séduit, le praticien le surprend. Beaucoup, qui étaient plus jeunes que Verhaeren, sont venus tard à tous ces maîtres. Au moins les a-t-il croisés sur sa route et salués cordialement .
Au fond, il devait trouver que ces peintres «manquaient d’âme». Sa critique, il me semble, n’est pas tout à fait exempte de «littérature». Les Français de son temps — Gustave Moreau à part — n’y donnaient pas prise, et peut-être que ça gênait un peu son irrépressible besoin d’expansion lyrique. Justement il aime Moreau, et les Nazaréens, et Boecklin, surtout les Préraphaëlites d’outre-Manche. Je ne connais presque pas Madox-Brown, mais le goût de Verhaeren pour Hunt et Watts, et même pour Rossetti et le trop fameux Burne-Jones, n’est pas sans me donner quelque inquiétude sur la validité des jugements qu’il porte sur le peintre de Manchester. De même pour William Blake, furieux et déchirant poète, mais par malheur, en plastique, desservi par ses moyens. En quoi nous touchons à l’écueil de toute la peinture anglaise — si l’on met à part le grand Constable, le charmant Bonington et, dans une certaine mesure, les peintres mondains du XVIIIe siècle, qui ont accompli leur tâche avec des yeux de peintre, malheureusement inaptes à dépasser l’écorce de la vie. Écueil où les Préraphaëlites, William Blake et Turner lui-même ont démoli leur somptueuse galère, chargée de trésors spirituels: l’incapacité radicale de faire passer dans le dessin et la couleur le lyrisme éperdu qui a fait si grands les poètes de l’Angleterre, Shakespeare, Milton, Byron, Shelley.
En tout cas, Verhaeren a la grande qualité — l’unique qualité exigible — et si rare! de ceux qui parlent peinture: le don d’animer le mot de l’esprit qui charge la forme. Sa critique sent l’effort, certes, comme ses poèmes eux-mêmes, hérissés et retentissants de ce style rocailleux et charnel à la fois qu’on lui connaît, et qui ressemble à un halètement d’athlète gravissant une pente abrupte, faisant rouler sous ses pieds les cailloux que le vent arrache, mais couronnée, en haut, de forêts sombres où circule le feu du ciel. Sa critique est toute soulevée du formidable rythme de ses vers. Cela nous suffit. C’est très grand. On sent qu’il parle de ses pairs, qu’il le sait, qu’il nous ordonne de les aimer pour que nous l’aimions lui-même et consentions à effleurer des lèvres, portés sur ses épaules titaniques, la coupe de fer et d’or où bouillonne, à son poing, notre part de divinité.
Quand j’ai demandé à Mme Émile Verhaeren de me faire l’honneur de m’associer, pour sauver ces belles pages, au saint et religieux travail qu’elle poursuit depuis la mort tragique de son mari, c’est le nom d’André Fontaine qui est apparu tout de suite dans notre conversation. Qu’il soit ici remercié d’avoir bien voulu se plonger dans l’œuvre critique, si vaste et si touffue du grand poète, pour en extraire et en classer les morceaux les plus durables, parmi lesquels il nous oriente dans l’Avertissement qui suit. Il fallait, pour mener à bien cette tâche, connaître, comme il le connaît, Verhaeren, dont il a pieusement, depuis des années, rassemblé de si magnifiques fragments, et la peinture, sur laquelle il a tant et si bien écrit. Cette œuvre de maïeutique littéraire est exclusivement la sienne. Au lieu de noyer la pensée de Verhaeren dans les mille improvisations critiques que sa verve et sa fougue, toujours en action, ont dispersées, durant plus de trente ans, dans tant de journaux et de revues de France et de Belgique, il l’a ramassée, épurée, condensée, lui restituant sa forme propre — celle que nous admirons, barbare, grandiose, humaine, — de manière à donner à ses écrits sur l’art l’allure d’une nouvelle et poignante création.
E. F.