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LES GRANITS BRETONS

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Sur les plages, en face des têtes de Méduse de la tempête, ils semblent — rocs, pics, promontoires et caps — des restes de monuments énormes, voués, par des peuples disparus, au culte des vents et de l’espace. Autour d’eux, sans doute, ont dû se célébrer les premiers mystères et les premiers sacrifices. En face des domaines illimités de la peur, devant la mort, chaque soir, des soleils sanglants, au bord même des gouffres, ils s’affirment protecteurs. Si un Dieu secourable existait, quoi de plus naturel que de l’adorer sur leur sommet et de même, pour conjurer les hostilités des génies de la tempête, quoi de mieux que de les apaiser du haut de ces énormes tables d’offrande? Le mont pour les divinités du ciel, la falaise pour les divinités de la mer ont donc été, ont dû être les premiers temples. Nulle part cette évidence ne jaillit aux yeux aussi dominatrice qu’en Bretagne. Le granit, depuis que des peuples ont, sur cet antique sol, rêvé d’inconnu, n’a cessé de donner corps et d’aider à leurs pensées religieuses.

Les monuments mégalithiques de Plouharnel, les pierres de Kermario et de Kerlescan apparaissent des falaises et des écueils réalisés au milieu des plaines. Indubitablement sont-ils l’expression de cette même religion, dont les monuments, jadis uniquement debout sur les côtes, se sont mis en marche vers l’intérieur. Le Finistère et le Morbihan en sont peuplés. Si l’on pouvait déchiffrer les hiéroglyphes qui ornent les pierres de certains dolmens, peut-être y lirait-on qu’ils furent construits sur le modèle de telle grotte du bord de la mer et que tels menhirs furent disposés d’après le plan de tels écueils ou de tels promontoires. Certes, l’architecture en est plus régulière et la symétrie dans la construction s’y révèle. Les hommes de Locmariaker sont déjà des calculateurs; ils ont à leur disposition des instruments et des outils puissants; ils savent remuer des images colossales, bâtir de formidables galeries; ceux de Carnac élèvent des monolithes tragiques, imposent l’équilibre à de formidables blocs debout comme des tours.

Que ce soient des alignements ou des cromlechs, une pensée d’art s’y manifeste — la même qui domina l’Égypte de Menès — qui ne sépare point l’idée de beauté et de grandeur de l’idée de masse et de volume. Monstrueuses, telles pierres kermarioniennes, à l’heure d’or des couchants, quand elles projettent leurs ombres à travers le champ voisin, jusqu’aux murs des fermes proches! L’homme ne compte plus à côté d’elles; il est l’humble et l’écrasé par sa propre œuvre que se sont adjugée ses dieux.

Tout comme au bord de la mer, le granit est ici dédié au mystère: on comprend sa force et ses ténèbres, sa taciturnité de pierre profonde et sombre, sa rébellion et son indestructibilité en face du temps et de la mort, sa signification d’éternité. Il convient aux cultes des nords sauvages et tristes, qui n’ont que faire de la joie et de la clarté banales des marbres. Il est, par exemple, le dur et noir témoin de la ténacité humaine contre le sort pendant la vie, et la dalle sûre et protectrice pour les os défunts qui attendent.

Au cours des âges, il est devenu chrétien, se diversifiant d’après les styles roman, gothique et renaissance. A travers tout il est resté breton, avec des marques particularistes de rudesse, de naïveté et de force.

A Dinan, le porche de la cathédrale est fruste, mal dégrossi, taciturne; à Morlaix et à Saint-Brieuc, les colonnes gothiques sont étonnamment lourdes et barbares avec je ne sais quoi de militaire; à Roscoff, le porche et les ossuaires renaissance témoignent d’une barbarie splendide. A Carnac, Un dais du XVIIe ou du XVIIIe siècle définit par son dessin sauvagement contourné la persistance des qualités d’art natives. Les styles chrétiens de Bretagne s’apparentent aux constructions primitives des âges antérieurs; comme elles, ils sortent du sol, continuent à former bloc avec lui, semblent un jaillissement, une poussée soudaine de ses profondeurs. Croix de granit, tombes de granit, sanctuaires et églises de granit, calvaires de granit, le menhir et le dolmen les ont engendrés tous.

Spécialement les calvaires et les croix. Celles-ci debout dans la campagne ou sur des pointes en éperon vers la mer. Ceux-là, à Pleyben et à Plougastel-Daoulas, réalisant on dirait un énorme monolithe creusé, troué, ouvragé, les pieds écartés aux quatre coins, le sommet aiguisé d’une crucifixion. Ce qui les distingue: une touchante enfance d’art, une conviction et une croyance féroce, une tendresse nue et Profonde. C’est à pleurer devant, tellement les scènes de la Passion y sont croyantes de souffrance et pénétrées de douceur. Les poses, les gestes, les attitudes, les groupements, les dispositions, les mouvements n’ont de signification que transposés dans l’atmosphère de la légende et de la foi.

Mais sitôt qu’on parvient à les voir, non plus en curieux mais en croyant, de quelle ineffabilité ne remplissent-ils Point l’esprit! Dites, les soldats, la main contre la joue, endormis au bord du tombeau, d’où jaillit le Christ droit comme une affirmation divine, dites, l’âne pataud de l’entrée a Jérusalem, dites, le couronnement d’épines auquel on travaille comme des matelots tournant au cabestan, dites, la scène suprême et les larmes de Marie et là-haut les trois croix avec un ange, comme une petite poupée, agenouillé Sur chacun de leurs bras! Œuvre d’émotion, toute taillée dans la pitié, tout ardente de simplicité et de bonne foi, tout immense de force persuasive. Certes trinqueballante, va comme je te pousse, avec des maladresses terribles et des inexpériences scandaleuses. Mais qu’importe?

Quand on songe que c’est au village, pendant les soirs d’hiver, pour détourner du pays les pestes et les lèpres, qu’un tailleur d’images par son génie a témoigné de ce chef-d’œuvre, puis s’est perdu dans l’anonymat, on se sent pris de quelque pitié pour ce que les critiques appellent: avoir un talent correct et reconnu.

La force simple et rude, qui dans la matière même trouve son exemple, exalte donc tout l’art breton. Aujourd’hui encore les pierres noires et grises sont employées pour des manifestations esthétiques. Mais combien un bloc granitique moderne, rencontré à Brest, dans une église, et représentant un évêque à genoux, est d’expression piteuse, et combien la récente basilique construite en l’honneur de sainte Anne d’Auray fatigue de son luxe de marbre et de sa bonne tenue en or et en argent! Décidément, le granit est trop fort et trop puissamment ténébreux pour notre foi pâlote et propre, que la chromolithographie et les objets pieux en biscuit ou en papier mâché seuls traduisent adéquatement.

Art moderne, 11 septembre 1892.

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