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Émile Gaboriau
Monsieur Lecoq
Partie 1.
L'Enquête
Chapitre 11
ОглавлениеQuand, après vingt minutes de course, Lecoq arriva à l’entrée de la route de Choisy, le chef de poste de la place d’Italie faisait les cent pas, la pipe aux dents, devant son corps de garde.
À son air soucieux, au coup d’œil inquiet qu’il jetait à chaque instant sur une petite fenêtre munie d’un abat-jour, les passants devaient reconnaître qu’il avait en cage, en ce moment, quelque oiseau d’importance.
Dès qu’il reconnut le jeune policier, son front se dérida, et il suspendit sa promenade.
– Eh bien !… demanda-t-il, quelles nouvelles ?
– J’apporte l’ordre de conduire les prisonniers à la Préfecture.
Le chef de poste, aussitôt, se frotta les mains à s’enlever l’épiderme.
– Grand bien leur fasse !… s’écria-t-il, la voiture cellulaire passera d’ici à une heure, nous les y emballerons bien gentiment, et fouette cocher !…
Force fut à Lecoq d’interrompre l’expansion de sa satisfaction.
– Les prisonniers sont-ils seuls ? interrogea-t-il.
– Absolument seuls, la femme d’un côté, l’homme de l’autre … la nuit n’a pas donné … une nuit de Dimanche gras !… c’est surprenant. Il est vrai que votre chasse a été interrompue.
– Vous avez eu un ivrogne, cependant.
– Tiens ! oui … dans le fait … ce matin, au jour… Un pauvre diable qui doit une fameuse chandelle à Gévrol.
Ce mot, ironie involontaire, devait aviver les regrets de Lecoq.
– Une fameuse chandelle, en effet !… approuva-t-il.
– C’est sûr, quoique vous ayez l’air de rire : sans Gévrol, il se faisait écraser.
– Et qu’est-il devenu, cet ivrogne ?…
Le chef de poste haussa les épaules.
– Ah !… dame !… répondit-il, vous m’en demandez trop !… C’était un brave homme, qui avait passé la nuit chez des amis, et que l’air a étourdi quand il est sorti. Il nous a expliqué cela, quand il a été dégrisé, au bout d’une demi-heure. Non, je n’ai jamais vu un homme si vexé. Il en pleurait. Il répétait comme cela : Un père de famille, à mon âge !… c’est honteux !… Qu’est-ce que va dire ma femme !… que penseront les enfants !…
– Il parlait beaucoup de sa femme ?…
– Rien que d’elle… Il doit même nous avoir dit son nom… Eudoxie, Léocadie… un nom dans ce genre-là, toujours. Il croyait, le pauvre bonhomme, qu’il était fautif, et qu’on allait le garder en prison. Il demandait à envoyer un commissionnaire chez lui. Quand on lui a dit qu’il était libre, j’ai cru qu’il allait devenir fou de plaisir, il nous embrassait les mains… Et il a filé !… Ah ! il ne demandait pas son reste !
La raillerie du hasard continuait.
– Et vous l’avez mis avec le meurtrier ? interrogea Lecoq.
– Comme de juste.
– Ils se sont parlé.
– Parlé !… plus souvent ! Le bonhomme était soûl, je vous le répète, si soûl qu’il n’aurait pas seulement pu dire : pain. Quand on l’a déposé dans le violon, pouf !… il est tombé comme une souche. Dès qu’il s’est éveillé on lui a ouvert… Non, ils ne se sont pas parlé.
Le jeune policier était devenu pensif.
– C’est bien cela, murmura-t-il.
– Vous dites ?…
– Rien.
Lecoq n’avait que faire de communiquer ses réflexions au chef de poste. Elles n’étaient pas précisément gaies…
– Je l’avais compris, pensait-il, cet ivrogne, qui n’est autre que le complice, a autant d’habileté que d’audace et de sang-froid. Pendant que nous suivions ses traces, il nous épiait. Nous nous éloignons, il ose pénétrer dans le cabaret. Puis il vient se faire prendre ici, et grâce à un truc d’une simplicité enfantine, comme tous les trucs qui réussissent, il parvient à parler au meurtrier. Avec quelle perfection il a joué son rôle !… Tous les sergents de ville y ont été pris, eux qui cependant se connaissent en ivrognes !… Mais je sais qu’il jouait un rôle, c’est déjà quelque chose… Je sais qu’il faut prendre le contre-pied de tout ce qu’il a dit… Il a parlé de sa famille, de sa femme, de ses enfants… donc il n’a ni enfants, ni femme, ni famille…
Il s’interrompit, il s’oubliait, ce n’était pas le moment de se perdre en conjectures.
– Au fait, reprit-il à haute voix, comment était-il, cet ivrogne ?
– C’était un grand et gros papa, rougeaud, avec des favoris blancs, large figure, petits yeux, nez épaté, l’air bête et jovial…, une manière de Jocrisse.
– Quel âge lui avez-vous donné ?
– De quarante à cinquante ans.
– Avez-vous quelque idée de sa profession ?
– Ma foi !… ce bonhomme avec sa casquette et son grand mac-farlane marron doit être quelque petit boutiquier ou un employé.
Ce signalement assez précis obtenu, c’était toujours autant de pris ; Lecoq allait pénétrer dans le corps de garde quand une réflexion l’arrêta.
– J’espère du moins, dit-il, que cet ivrogne n’a pas communiqué avec la Chupin !…
Le chef de poste éclata de rire.
– Eh !… comment l’eût-il pu !… répondit-il. Est-ce que la vieille n’est pas dans sa prison à elle !… Ah ! la coquine ! Tenez, il n’y a pas une heure qu’elle a cessé de hurler et de vociférer. Non !… de ma vie, je n’ai entendu des horreurs et des abominations comme celles qu’elle nous criait. C’était à faire rougir les pavés du poste ; même l’ivrogne en était tellement interloqué qu’il est allé lui parler au judas pour l’engager à se taire….
Le jeune policier eut un si terrible geste que le chef du poste s’arrêta court.
– Qu’y a-t-il donc ? balbutia-t-il. Vous vous fâchez … pourquoi ?
– Parce que, répondit Lecoq furieux, parce que…
Et ne voulant pas avouer la cause vraie de sa colère, il entra au poste en disant qu’il allait voir le prisonnier.
Resté seul, le chef de poste se mit à jurer à son tour.
– Ces « cocos » de la sûreté sont toujours les mêmes, grondait-il, tous. Ils vous questionnent, on leur dit tout ce qu’ils veulent savoir, et après, si on leur demande quelque chose, ils vous répondent : « rien » ou « parce que » !… Farceurs !… Ils ont trop de chance, et ça les rend fiers. Pas de garde, pas d’uniforme, la liberté… Mais où donc est passé celui-ci ?
L’œil collé au judas qui sert aux hommes de garde à surveiller les prisonniers du violon, Lecoq examinait avidement le meurtrier.
C’était à se demander si c’était bien là le même homme qu’il avait vu quelques heures plus tôt à la Poivrière, debout sur le seuil de la porte de communication, tenant la ronde en respect, enflammé par toutes les furies de la haine, le front haut, l’œil étincelant, la lèvre frémissante….
Maintenant, toute sa personne trahissait le plus effroyable affaissement, l’abandon de soi, l’anéantissement de la pensée, l’hébétude, le désespoir…
Il était assis en face du judas, sur un banc grossier, les coudes sur les genoux, le menton dans la main, l’œil fixe, la lèvre pendante…
– Non, murmura Lecoq, non cet homme n’est pas ce qu’il paraît être.
Il l’avait examiné, il voulut lui parler. Il entra, l’homme leva la tête, arrêta sur lui un regard sans expression, mais ne dit mot.
– Eh bien !… demanda le jeune policier, comment cela va-t-il ?
– Je suis innocent ! répondit l’homme d’une voix rauque.
– Je l’espère bien … mais c’est l’affaire du juge. Moi je viens savoir si vous n’auriez pas besoin de prendre quelque chose…
– Non !
Sur la seconde même, le meurtrier se ravisa.
– Tout de même, ajouta-t-il, je casserais bien une croûte, histoire de boire un verre de vin.
– On vous sert, répondit Lecoq.
Il sortit aussitôt, et tout en courant dans le voisinage pour acheter quelques comestibles, il se pénétrait de cette idée, qu’en demandant à boire après un refus, l’homme n’avait songé qu’à la vraisemblance du personnage qu’il prétendait jouer…
Quoi qu’il en fût, le meurtrier mangea du meilleur appétit. Il se versa ensuite un grand verre de vin, le vida lentement et dit :
– C’est bon !… Ça fait du bien où ça passe.
Cette satisfaction désappointa fort le jeune policier. Il avait choisi, en manière d’épreuve, un de ces horribles liquides bleuâtres, troubles, épais, nauséabonds, qui se fabriquent à la barrière, et il s’attendait à un haut-le-cœur, pour le moins, du meurtrier…
Et pas du tout !… Mais il n’eut pas le loisir de chercher les conclusions de ce fait. Un roulement au dehors annonçait l’arrivée de la voiture de la Préfecture, lugubre véhicule, qui a reçu entre autres noms celui de « panier à salade à compartiments. »
Il fallut y porter la veuve Chupin, qui se débattait et criait à l’assassin, puis le meurtrier fut invité à y prendre place.
Là, du moins, le jeune policier comptait sur quelque manifestation de répugnance, et il guettait… Rien. L’homme monta dans l’affreuse voiture le plus naturellement du monde, et même il prit possession de son compartiment en habitué, qui connaît les êtres et sait quelle position est la meilleure dans un si étroit espace.
– Ah ! le mâtin est fort !… murmura Lecoq dépité, mais je l’attends à la Préfecture.