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Émile Gaboriau
Monsieur Lecoq
Partie 1.
 L'Enquête
Chapitre 14

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Devait-on supposer complètement dénuées d’intelligence les femmes qui s’étaient échappées du cabaret de la veuve Chupin au moment du meurtre ?

Non !

Était-il admissible que ces deux fugitives, avec la conscience de leur situation périlleuse se fussent fait conduire jusqu’à leur domicile par une voiture prise sur la voie publique ?

Non encore.

Donc l’espoir de les rejoindre que manifestait le cocher était chimérique.

Lecoq se dit tout cela, et cependant il n’hésita pas à grimper sur le siège et à donner le signal : « En route. »

C’est qu’il obéissait à un axiome qu’il s’était forgé à ses heures de méditation, qui devait plus tard assurer sa réputation et qu’il formulait ainsi :

« En matière d’information, se défier surtout de la vraisemblance. Commencer toujours par croire ce qui paraît incroyable. »

D’autre part, en se décidant ainsi, le jeune policier se ménageait les bonnes grâces du cocher, et, par suite des renseignements plus abondants.

Enfin, c’était une façon d’être rapidement ramené au cœur de Paris.

Ce dernier calcul ne fut pas déçu.

Le cheval dressa l’oreille et allongea le trot, quand son maître cria : « Hue, Cocotte ! » La bête avait pratiqué l’homme et reconnaissait l’intonation avec laquelle il n’y avait pas à badiner.

En moins de rien, la voiture atteignit la route de Choisy, et alors Lecoq reprit ses questions.

– Voyons, mon brave, commença-t-il, vous m’avez conté les choses en gros, j’aurais besoin de détails maintenant. Comment ces deux femmes vous ont-elles accosté ?

– C’est bien simple. J’avais fait, le dimanche gras, une fichue journée. Six heures de file sur les boulevards, et la pluie tout le temps. Quelle misère !… À minuit, j’avais trente sous de pourboire, pour tout potage. Cependant j’étais tellement échiné, mon cheval était si las, que je me décide à rentrer. Je marronnais, il faut voir !… Quand, rue du Chevaleret, passé la rue Picard, j’aperçus de loin deux femmes debout sous un réverbère. Naturellement, je ne m’en occupe pas, parce que les femmes, quand on a mon âge…

– Passons ! interrompit le jeune policier.

– Je passe en effet devant elles, et quand elles se mettent à m’appeler : « Cocher !… cocher !… » Je fais celui qui n’entend rien. Mais alors en voilà une qui court après moi, en criant : « Un louis !… un louis de pourboire ! » Je réfléchissais, quand, pour comble, la femme ajoute : « Et dix francs pour la course ! » Du coup, j’arrête net.

Lecoq bouillait d’impatience ; mais il sentait que des questions directes et rapides ne le mèneraient à rien. Le plus sage était de tout entendre.

– Vous comprenez, poursuivit le cocher, qu’on ne se fie pas à deux gaillardes pareilles, à cette heure, dans le quartier là-bas. Donc, quand elles s’approchent pour monter, je dis : « Halte-là !… les petites mères, on a promis des sous à papa ; où sont-ils ? » Aussitôt il y en a une qui m’allonge recta 30 francs, en disant : « Surtout, bon train ! »

– Impossible d’être plus précis, approuva le jeune policier. À présent, comme étaient ces deux femmes ?

– Vous dites ?

– Je vous demande de qui elles avaient l’air, pour qui vous les avez prises ?…

Un large rire épanouit la bonne face rouge du cocher.

– Dame !… répondit-il, elles m’ont fait l’effet de deux… de deux pas grand’chose de bon.

– Ah !… Et comment étaient-elles habillées ?

– Comme les demoiselles qui vont danser à l’Arc-en-Ciel, vous m’entendez. Seulement, l’une avait l’air cossue, tandis que l’autre… Oh ! là là !… quel déchet !

– Laquelle a couru après vous ?

– Celle qui avait l’air minable, celle qui…

Il s’interrompit : si vif était le souvenir qui traversait son esprit, qu’il tira sur les rênes à faire cabrer son cheval.

– Tonnerre !… s’écria-t-il, attendez, j’ai fait une remarque, à ce moment-là, il y avait une des deux coquines qui appelait l’autre Madame, gros comme le bras, tandis que l’autre la tutoyait et la rudoyait.

– Oh !… fit le jeune policier, sur trois tons différents, oh ! oh !… Et laquelle, s’il vous plaît, disait : tu ?

– La mal mise. Elle n’avait pas les deux pieds dans le même soulier, celle-là. Elle secouait l’autre, la cossue, comme un prunier. « Malheureuse, lui disait-elle, veux-tu nous perdre… tu t’évanouiras quand nous serons à la maison, marche !… » Et l’autre répondait en pleurnichant : « Vrai, madame, bien vrai, je ne peux pas ! » Elle paraissait si bien ne pas pouvoir, en effet, que je me disais à part moi : « En voilà une qui a bu plus que sa suffisance !… »

C’étaient là des circonstances, et d’une importance extrême, qui confirmaient, en les rectifiant, les premières suppositions de Lecoq.

Ainsi qu’il l’avait soupçonné, la condition sociale des deux femmes n’était pas la même.

Seulement, il s’était trompé en attribuant la prééminence à la femme aux fines bottines à talons hauts, dont les empreintes inégales lui avaient révélé les défaillances.

Cette prééminence appartenait à celle qui avait laissé les traces de ses souliers plats, et supérieure par sa condition, elle l’avait été par son énergie.

Lecoq était désormais persuadé que des deux fugitives, l’une était la servante et l’autre la maîtresse.

– Est-ce bien tout, mon brave ? demanda-t-il à son compagnon.

– Tout, répondit le cocher, sauf que j’ai observé que celle qui m’a donné l’argent, la mal vêtue, avait une main… oh ! mais une main d’enfant, et que malgré sa colère, sa voix était douce comme une musique.

– Avez-vous vu sa figure ?…

– Oh !… si peu…

– Enfin, pouvez-vous me dire si elle est jolie, si elle est brune ou blonde ?…

Tant de questions à la fois étourdissaient le digne cocher.

– Minute !… répondit-il. Dans mon idée, elle n’est pas jolie, je ne la crois pas jeune, mais pour sûr elle est blonde, avec beaucoup de cheveux.

– Est-elle petite ou grande, grasse ou maigre ?

– Entre les deux.

C’était vague.

– Et l’autre, demanda Lecoq, la cossue ?…

– Diable !… pour celle-là, ni vu ni connu, elle m’a paru petite, voilà tout.

– Reconnaîtriez-vous celle qui vous a payé, si on vous la représentait ?

– Dame !… non.

La voiture arrivait au milieu de la rue de Bourgogne ; le cocher arrêta son cheval en disant :

– Attention !… Voici la maison où sont entrées les deux coquines… là.

Retirer le foulard qui lui servait de cache-nez, le plier, le glisser dans sa poche, sauter à terre et entrer dans la maison indiquée, fut pour le jeune policier l’affaire d’un instant.

Dans la loge du concierge une vieille femme cousait.

– Madame, lui dit poliment Lecoq en lui présentant son foulard, je rapporte ceci à une de vos locataires.

– À laquelle ?…

– Par exemple, voilà ce que je ne sais pas.

La digne concierge crut comprendre que ce jeune homme si poli était un mauvais plaisant qui prétendait se moquer d’elle.

– Vilain malhonnête, commença-t-elle.

– Pardon, interrompit Lecoq, laissez-moi finir ; voici la chose. Avant-hier soir, avant-hier matin plutôt, sur les trois heures, je rentrais me coucher, tranquillement, quand, ici près, deux dames qui avaient l’air très pressées me devancent. L’une d’elles laisse tomber ceci… Je le ramasse, et comme de juste, je hâte le pas pour le lui remettre… Peine perdue, elles étaient déjà entrées ici. À l’heure qu’il était, je n’ai pas osé sonner dans la crainte de vous déranger ; hier j’ai été occupé, mais aujourd’hui j’arrive : voici l’objet.

Il posa le foulard sur la table et fit mine de se retirer, la concierge le retint.

– Grand merci de la complaisance, dit-elle, mais vous pouvez garder ça. Nous n’avons pas, dans la maison, des femmes qui rentrent seules après minuit.

– Cependant, insista le jeune policier, j’ai des yeux, j’ai vu…

– Ah !… j’oubliais, s’écria la vieille femme. La nuit que vous dites, en effet, on sonne ici… quelle scie ! Je tire le cordon et j’écoute… rien. N’entendant ni refermer la porte ni monter dans l’escalier, je me dis : « Bon ! encore un polisson qui me fait une niche. » La maison, vous m’entendez, ne pouvait pas rester ouverte au premier venu. Lors, je ne fais ni une ni deux, je passe un jupon et je sors de la loge. Qu’est-ce que je vois ?… deux ombres qui filent, bssst… et qui me plantent la porte sur le nez. Vite je reviens me tirer le cordon à moi-même, et je cours regarder dans la rue… Qu’est-ce que j’aperçois ?… Deux femmes qui couraient !…

– Dans quelle direction ?…

– Elles allaient vers la rue de Varennes…

Lecoq était fixé ; il salua civilement la concierge, dont il pouvait avoir besoin encore, et regagna la voiture.

– Je l’avais prévu, dit-il au cocher, elles ne demeurent pas là.

Le cocher eut un geste de dépit. Sa colère allait s’épancher en un flux de paroles, mais Lecoq, qui avait consulté sa montre, l’interrompit :

– Neuf heures !… dit-il, je serai en retard de plus d’une heure, mais j’apporterai des nouvelles… Conduisez-moi à la morgue, et vite !

Monsieur Lecoq

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