Читать книгу Monsieur Lecoq - Emile Gaboriau, Emile Gaboriau - Страница 18
Émile Gaboriau
Monsieur Lecoq
Partie 1.
L'Enquête
Chapitre 18
ОглавлениеSur vingt prévenus qui arrivent à l’instruction, dix-huit au moins se présentent armés d’un système complet de défense, conçu et discuté dans le silence des « secrets. »
Coupables ou innocents, ils ont adopté un rôle qui commence à l’instant où, le cœur battant et la gorge sèche, ils franchissent le seuil du cabinet redoutable où les attend le magistrat instructeur.
Ce moment de l’entrée du prévenu est donc un de ceux où le juge met en jeu toute la puissance de sa pénétration.
L’attitude de l’homme doit trahir le système, comme une table résume les matières d’un volume.
Mais ici, M. Segmuller n’avait pas, croyait-il, à se défier de trompeuses apparences. Il était évident pour lui que le prévenu n’avait pu songer à feindre, que le désordre de son arrivée était aussi réel que son anéantissement présent.
Du moins, tous les dangers dont avait parlé le directeur du Dépôt étaient écartés. Le juge alla donc s’établir à son bureau. Il s’y sentait plus à l’aise, et pour ainsi dire plus fort. Là, il tournait le dos au jour, sa tête s’effaçait dans l’ombre, et au besoin il pouvait, rien qu’en se baissant, dissimuler une surprise, une impression trop vive.
Le prévenu, au contraire, restait en pleine lumière, et pas un des tressaillements de sa face, pas un des battements de sa paupière ne devait échapper à une attention sérieuse.
Il paraissait alors complètement remis, et ses traits avaient repris l’insoucieuse immobilité de la résignation.
– Vous sentez-vous tout à fait mieux ?… lui demanda M. Segmuller.
– Je vais très bien.
– J’espère, poursuivit paternellement le juge, que vous saurez vous modérer, maintenant. Hier, vous avez essayé de vous donner la mort. C’eût été un grand crime ajouté aux autres, un crime qui…
D’un geste brusque, le prévenu l’interrompit.
– Je n’ai pas commis de crime, dit-il, d’une voix rude encore, mais non plus menaçante. Attaqué, j’ai défendu ma peau, ce qui est le droit de chacun. Ils étaient trois sur moi, des enragés … j’ai tué pour ne pas être tué. C’est un grand malheur, et je donnerais ma main pour le réparer, mais ma conscience ne me reproche pas ça.
Ça … c’était le claquement de l’ongle de son pouce sous ses dents.
– Cependant, continua-t-il, on m’a arrêté et traité comme un assassin. Quand je me suis vu tout seul dans ce cercueil de pierre que vous appelez « le secret, » j’ai eu peur, j’ai perdu la tête. Je me suis dit : « Mais, mon garçon, on t’a enterré vivant, il s’agit de mourir, et vite, si tu ne veux pas souffrir. » Là-dessus, j’ai cherché à m’étrangler. Ma mort ne faisait de tort à personne, je n’ai ni femme ni petits qui comptent sur le travail de mes bras, je m’appartiens. Ce qui n’empêche qu’après la saignée, on m’a lié dans un sac de toile, comme un fou … Fou ! j’ai cru que je le deviendrais. Toute la nuit les geôliers ont été après moi, comme des enfants qui tourmentent une bête enchaînée. Ils me tâtaient, ils me regardaient, ils passaient la chandelle devant mes yeux…
Tout cela était débité avec un sentiment d’amertume profonde, mais sans colère, violemment, mais sans déclamation, comme toutes les choses que l’on sent très vivement.
Et la même réflexion venait en même temps au juge et au jeune policier.
– Celui-là, pensaient-ils, est très fort, on n’en aura pas raison aisément.
Après une minute de méditation, M. Segmuller reprit :
– On s’explique, jusqu’à un certain point, un premier mouvement de désespoir dans la prison. Mais plus tard, ce matin même, vous avez refusé la nourriture qu’on vous offrait….
La sombre figure de l’homme s’éclaira soudain à cette question, ses yeux eurent un clignotement comique, et enfin il éclata de rire, d’un bon rire bien gai, bien franc, bien sonore.
– Ça, dit-il, c’est une autre affaire. Certainement, j’ai tout refusé, mais vous allez voir pourquoi … J’avais les mains prises dans le sac, et les gardiens prétendaient me faire manger comme un poupon à qui sa nourrice donne la bouillie … Ah ! mais non … j’ai serré les lèvres de toutes mes forces. Alors il y en a un qui a essayé de m’ouvrir la bouche de force pour y fourrer la cuillère, comme on ouvre la gueule d’un chien malade pour l’obliger à gober une médecine … Dame !… celui-là j’ai essayé de le mordre, c’est vrai, et si son doigt s’était trouvé entre mes dents, il y restait. Et c’est pour cette raison qu’ils se sont tous mis à lever les bras au ciel, et à dire en me montrant : « Voilà un redoutable malfaiteur, un fier scélérat ! ! ! »
Ce souvenir lui semblait bien réjouissant, car il se reprit à rire de plus belle, à la grande stupéfaction de Lecoq, au grand scandale du bon Goguet, le greffier.
De son côté, M. Segmuller avait grand peine à dissimuler complètement sa surprise.
– Vous êtes trop raisonnable, je l’espère, dit-il enfin, pour garder rancune à des hommes, qui, en vous attachant, obéissaient à leurs supérieurs, et qui, du reste, ne cherchaient qu’à vous sauver de vos propres fureurs.
– Hum !… fit le prévenu, redevenant sérieux, je leur en veux encore un petit peu, et si j’en tenais un dans un coin … Mais ça passera, je me connais, je n’ai pas plus de fiel qu’un poulet.
– Il dépend d’ailleurs de vous d’être bien traité ; soyez calme, et on ne vous remettra pas la camisole de force. Mais il faut être calme…
Le meurtrier branla tristement la tête.
– Je serai donc sage, dit-il, quoique ce soit terriblement dur d’être en prison quand on n’a rien fait de mal. Si encore j’étais avec des camarades, on causerait, et le temps passerait … Mais rester seul, tout seul, dans ce trou froid, où on n’entend rien … c’est épouvantable. C’est si humide que l’eau coule le long du mur, et on jurerait que c’est des vraies larmes, des larmes d’homme qui sortent de la pierre….
Le juge d’instruction s’était penché sur son bureau pour prendre une note. Ce mot : « des camarades », l’avait frappé, et il se proposait de le faire expliquer plus tard.
– Si vous êtes innocent, continua-t-il, vous serez bientôt relâché, mais il faut établir votre innocence.
– Que dois-je faire pour cela ?
– Dire la vérité, toute la vérité, répondre en toute sincérité, sans restrictions, sans arrière-pensée aux questions que je vous poserai.
– Pour ça, on peut compter sur moi.
Il levait déjà la main comme pour prendre Dieu et les hommes à témoin de sa bonne foi, M. Segmuller lui ordonna de l’abaisser, en ajoutant :
– Les prévenus ne prêtent pas serment.
– Tiens !… fit l’homme d’un air étonné, c’est drôle !
Tout en semblant laisser s’égarer le prévenu, le juge ne le perdait pas de vue. Il avait surtout voulu, par ces préliminaires, le rassurer, le mettre à l’aise, écarter autant que possible ses défiances, et il estimait le but qu’il se proposait atteint.
– Encore une fois, reprit-il, prêtez-moi toute votre attention, et n’oubliez pas que votre liberté dépend de votre franchise. Comment vous nommez-vous ?
– Mai.
– Quels sont vos prénoms ?
– Je n’en ai pas.
– C’est impossible.
Un mouvement du prévenu trahit une impatience aussitôt maîtrisée.
– Voici, répondit-il, la troisième fois qu’on me dit cela depuis hier. C’est ainsi, cependant. Si j’étais menteur, rien ne serait si simple que de vous dire que je m’appelle Pierre, Jean ou Jacques … Mais mentir n’est pas mon genre. Vrai, je n’ai pas de prénoms. S’il s’agissait de surnoms, ce serait autre chose, j’en ai eu beaucoup.
– Lesquels ?…
– Voyons … pour commencer, quand j’étais chez le père Fougasse, on m’appelait l’Affiloir, parce que, voyez-vous…
– Qui était ce père Fougasse ?
– Le roi des hommes pour les bêtes sauvages, monsieur le juge. Ah !… il pouvait se vanter de posséder une ménagerie, celui-là. Tigres, lions, perroquets de toutes les couleurs, serpents gros comme la cuisse, il avait tout. Malheureusement il avait aussi une connaissance qui a tout mangé.
Se moquait-il, parlait-il sérieusement ? Il était si malaisé de le discerner, que M. Segmuller et Lecoq étaient également indécis. Goguet, lui, tout en minutant l’interrogatoire, riait.
– Assez !… interrompit le juge, quel âge avez-vous ?
– Quarante-quatre ou cinq ans.
– Où êtes-vous né ?…
– En Bretagne, probablement.
Pour le coup, M. Segmuller crut découvrir une intention ironique qu’il importait de réprimer.
– Je vous préviens, dit-il durement, que si vous continuez ainsi, votre liberté est fort compromise. Chacune de vos réponses est une inconvenance.
La plus sincère désolation, mêlée d’inquiétude, se peignit sur les traits du meurtrier.
– Ah !… il n’y a pas d’offense, monsieur le juge, gémit-il. Vous me questionnez, je réponds… Vous verriez bien que je dis vrai, si vous me laissiez vous conter ma petite affaire.