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Émile Gaboriau
Monsieur Lecoq
Partie 1.
L'Enquête
Chapitre 20
ОглавлениеLe directeur du Dépôt, ce fonctionnaire à qui vingt ans de pratique des prisons et des détenus donnaient une autorité d’oracle, cet observateur si difficile à surprendre, avait écrit au juge d’instruction :
« Entourez-vous de précautions, avant d’interroger le prévenu Mai. »
Pas du tout ! au lieu du dangereux malfaiteur dont l’annonce seule avait fait pâlir le greffier, on trouvait une manière de philosophe pratique, inoffensif et jovial, vaniteux et beau parleur, un homme à boniments, un pitre, enfin !
La déconvenue était étrange.
Cependant, loin de souffler à M. Segmuller la tentation de renoncer au point de départ de Lecoq, elle enfonça plus profondément dans son esprit le système du jeune policier.
S’il restait silencieux, les coudes sur la tablette de son bureau, les mains croisées sur les yeux, c’est que, dans cette position, rien qu’en écartant les doigts, il pouvait, à loisir, étudier son homme.
L’attitude de ce meurtrier était inconcevable.
Son « compliment » anglais terminé, il restait au milieu du cabinet, la physionomie étonnée, moitié content, moitié inquiet, mais aussi à l’aise que s’il eût été sur les tréteaux où il disait avoir passé la moitié de sa vie.
Et, réunissant tout ce qu’il avait d’intelligence et de pénétration, le juge s’efforçait de saisir quelque chose, un indice, un tressaillement d’espoir, une contraction d’angoisse, sur ce masque plus énigmatique en sa mobilité que la face de bronze des sphynx.
Jusqu’alors, M. Segmuller avait le dessous.
Il est vrai qu’il n’avait point encore attaqué sérieusement. Il n’avait utilisé aucune des armes que lui avait forgées Lecoq.
Mais le dépit le gagnait, il fut aisé de le voir, à la façon brusque dont il releva la tête au bout d’un moment.
– Je le reconnais, dit-il au prévenu, vous parlez couramment les trois grandes langues de l’Europe. C’est un rare talent.
Le meurtrier s’inclina, un sourire orgueilleux aux lèvres.
– Mais cela n’établit pas votre identité, continua le juge. Avez-vous des répondants à Paris ?… Pouvez-vous indiquer une personne honorable qui garantisse votre individualité ?
– Eh !… monsieur, il y a seize ans que j’ai quitté la France et que je vis sur les grands chemins et dans les foires…
– N’insistez pas, la prévention ne saurait se contenter de ces raisons. Il serait trop aisé d’échapper aux conséquences de ses antécédents. Parlez-moi de votre dernier patron, M. Simpson … Quel est ce personnage ?
– M. Simpson est un homme riche, répondit le prévenu d’un ton froissé, riche à plus de deux cent mille francs, et honnête. En Allemagne, il travaille avec un théâtre de marionnettes ; en Angleterre, il fait voir des phénomènes, selon le goût des pays…
– Eh bien !… ce millionnaire peut témoigner en votre faveur ; il doit être facile de le retrouver.
En ce moment, Lecoq n’avait plus un brin de fil sec sur lui ; il l’a avoué depuis. En dix paroles, le prévenu allait confirmer ou réduire en poudre les affirmations de l’enquête…
– Certes, répondit-il avec emphase, M. Simpson ne peut dire que du bien de moi. Il est assez connu pour qu’on le retrouve, seulement cela demandera du temps.
– Pourquoi ?…
– Parce que, à l’heure qu’il est, il doit être en route pour l’Amérique. C’est même ce voyage qui m’a fait le quitter… je crains la mer.
Les angoisses dont les griffes aiguës déchiraient le cœur de Lecoq s’envolèrent. Il respira.
– Ah !…fit le juge sur trois tons différents, ah !… ah !….
– Quand je dis qu’il est en route, reprit vivement le prévenu, il se peut que je me trompe, et qu’il ne soit pas encore parti. Ce qui est sûr, c’est qu’il avait arrangé toutes ses affaires pour s’embarquer quand nous nous sommes séparés.
– Sur quel navire devait-il prendre passage ?
– Il ne me l’a pas dit.
– Où vous êtes vous quittés ?
– À Leipzig, en Saxe…
– Quand ?
– Vendredi dernier.
M. Segmuller haussa dédaigneusement les épaules…
– Vous étiez à Leipzig vendredi, vous ?… fit-il. Depuis quand donc êtes-vous à Paris ?
– Depuis dimanche, à quatre heures du soir.
– Voilà ce qu’il faudrait prouver.
À la contraction du visage du meurtrier, on dut supposer un puissant effort de mémoire. Pendant près d’une minute, il parut chercher, interrogeant de l’œil le plafond et le sol alternativement, se grattant la tête, frappant du pied.
– Comment prouver, murmurait-il, comment ?…
Le juge se lassa d’attendre.
– Je vais vous aider, dit-il. Les gens de l’auberge où vous étiez logés à Leipzig ont dû vous remarquer ?…
– Nous ne sommes pas descendus à l’auberge.
– Où donc avez-vous mangé, couché ?…
– Dans la grande voiture de M. Simpson, elle était vendue, mais il ne devait la livrer qu’au port où il s’embarquait.
– Quel est ce port ?…
– Je l’ignore.
Moins habitué que le juge à garder le secret de ses impressions, Lecoq ne put s’empêcher de se frotter les mains. Il voyait son prévenu convaincu de mensonge, « collé au mur, » selon son expression.
– Ainsi, reprit M. Segmuller, vous n’avez à offrir à la justice que votre seule affirmation ?
– Attendez donc, dit le prévenu en étendant les bras en avant comme s’il eût pu saisir entre ses mains une inspiration encore vague, attendez donc… Lorsque je suis arrivé à Paris, j’avais une malle.
– Ensuite ?…
– Elle est toute remplie de linge marqué de la première lettre de mon nom. J’ai dedans des paletots, des pantalons, deux costumes pour mon état…
– Passez.
– Alors donc, en descendant du chemin de fer, j’ai porté cette malle dans un hôtel tout près de la gare…
Il s’arrêta court, visiblement décontenancé.
– Le nom de cet hôtel ? demanda le juge.
– Hélas !… monsieur, c’est précisément ce que je cherche, je l’ai oublié. Mais je n’ai pas oublié la maison, il me semble la voir encore, et si on me conduisait aux environs, je la reconnaîtrais certainement. Les gens de l’hôtel me remettraient, et d’ailleurs ma malle serait là pour faire preuve.
À part soi, Lecoq se promettait une petite enquête préparatoire dans les hôtels qui entourent la gare du Nord.
– Soit, prononça le juge, on fera peut-être ce que vous demandez. Maintenant deux questions : Comment, arrivé à Paris à quatre heures, vous trouviez-vous à minuit à la Poivrière, un repaire de malfaiteurs, situé au milieu des terrains vagues, impossible à trouver la nuit quand on ne le connaît pas ?… En second lieu, comment, possédant tous les effets que vous dites, étiez-vous si misérablement vêtu ?…
L’homme sourit à ces questions.
– Vous allez comprendre, monsieur le juge, répondit-il. Quand on voyage en troisième, on éreinte ses vêtements, voilà pourquoi, au départ, j’ai mis ce que j’avais de plus mauvais. En arrivant, quand j’ai senti sous mes pieds le pavé de Paris, je suis devenu comme fou ; j’avais de l’argent, c’était le dimanche gras, je n’ai pensé qu’à faire la noce, et pas du tout à me changer. M’étant amusé autrefois à la barrière d’Italie, j’y ai couru et je suis entré chez un marchand de vins. Pendant que je mangeais un morceau, deux individus près de moi parlaient de passer la nuit au bal de l’Arc-en-ciel. Je leur demande de m’y conduire, ils acceptent, je paye une tournée et nous partons. Mais voilà qu’à ce bal, les jeunes gens m’ayant quitté pour danser, je commence à m’ennuyer à cent sous par tête. Vexé, je sors, et ne voulant pas demander mon chemin, une bêtise, quoi ! je me perds dans une grande plaine sans maisons. J’allais revenir sur mes pas, quand j’aperçois pas loin une lumière ; je marche droit dessus… et j’arrive à ce cabaret maudit.
– Comment les choses se sont-elles passées ?
– Oh !… bien simplement. J’entre, j’appelle, on vient, je demande un verre de dur, on me sert, je m’assois et j’allume un cigare. Alors, je regarde. L’endroit était affreux à donner la chair de poule. À une table, trois hommes avec deux femmes buvaient en causant tout bas. Il paraît que ma figure ne leur revient pas. L’un d’eux se lève, vient à moi et me dit : « Toi, tu es de la police, tu es venu ici pour nous moucharder, ton affaire est claire. » Moi, je réponds que je n’en suis pas, il me dit que si, je soutiens que non…, si… non… Bref, il jure qu’il en est sûr et que même j’ai une fausse barbe. Là-dessus, il m’empoigne la barbe et la tire. Il me fait mal, je me dresse, et v’lan, d’un coup de tampon je l’envoie à terre. Malheur !… Voilà les autres sur moi… J’avais mon revolver… vous savez le reste.
– Et les deux femmes, pendant ce temps, que faisaient-elles ?…
– Ah !… j’avais trop d’ouvrage pour m’en occuper !… Elles ont filé.
– Mais vous les avez vues en arrivant … Comment étaient-elles ?…
– C’étaient, ma foi !… deux laides mâtines, taillées comme des carabiniers et noires comme des taupes !…
Entre le mensonge plausible et la vérité improbable, la justice, institution humaine, c’est-à-dire sujette à l’erreur, doit opter pour la vraisemblance.
Depuis une heure, cependant, M. Segmuller faisait précisément le contraire. Aussi n’était-il pas sans inquiétudes.
Mais ses derniers doutes se dissipèrent comme un brouillard au soleil, quand le prévenu déclara que les deux femmes étaient grandes et « noires. »
Selon lui, cette audacieuse assertion démontrait la cordiale entente du meurtrier et de la Chupin. Elle trahissait un roman imaginé pour égarer l’enquête.
Il en concluait que, sous ces apparences si habilement accumulées, existaient des faits d’autant plus graves qu’on prenait plus de peine pour les dérober à toute appréciation.
Si l’homme eût dit : « Les femmes étaient blondes, » M. Segmuller n’eût plus su que croire.
Certes, sa satisfaction fut immense, mais son visage demeura impénétrable. Il importait de laisser le prévenu dans cette idée qu’il jouait la prévention.
– Vous comprenez, lui dit le juge d’un ton de bonhomie parfaite, combien il serait important de retrouver ces deux femmes. Si leur témoignage s’accordait avec vos allégations, votre position serait singulièrement améliorée.
– Oui, je comprends cela, mais comment mettre la main dessus ?…
– La police est là … ses agents sont au service des prévenus dès qu’il s’agit de les mettre à même d’établir leur innocence. Avez-vous fait quelques observations qui puissent préciser le signalement et faciliter les recherches ?
Lecoq, dont l’œil ne quittait pas le prévenu, crut surprendre un sourire montant à ses lèvres.
– Je n’ai rien remarqué, dit-il froidement.
Depuis un moment, M. Segmuller avait ouvert le tiroir de son bureau. Il en sortit la boucle d’oreille ramassée sur le théâtre du crime, et la présenta brusquement à l’homme, en disant :
– Ainsi, vous n’avez pas aperçu ceci aux oreilles d’une des femmes ?…
L’imperturbable insouciance du prévenu ne fut pas altérée.
Il prit la boucle d’oreille, l’examina attentivement, la fit miroiter au jour, admira ses feux, et dit :
– C’est une belle pierre, mais je ne l’avais pas remarquée.
– Cette pierre, insista le juge, est un diamant.
– Ah !…
– Oui, et qui vaut plusieurs milliers de francs.
– Tant que ça !…
Cette exclamation était bien dans l’esprit du rôle, mais le meurtrier n’y sut pas mettre la naïveté convenable, ou plutôt il l’exagéra.
Un nomade comme lui, qui avait couru toutes les capitales de l’Europe, ne devait pas s’ébahir tant que cela de la valeur d’un diamant.
Cependant M. Segmuller n’abusa pas de l’avantage remporté.
– Autre chose, dit-il. Quand vous avez jeté votre arme, en criant : Venez me prendre, quelles étaient vos intentions ?…
– Je comptais fuir….
– Par où ?…
– Dame !… monsieur, par la porte, par…
– Oui, par la porte de derrière, fit le juge avec une ironie glaciale. Reste à expliquer comment vous, qui entriez dans ce cabaret pour la première fois, vous aviez connaissance de cette issue.
Pour la première fois, l’œil du prévenu se troubla, son assurance disparut, mais ce ne fut qu’un éclair, et il éclata de rire, mais d’un rire faux, voilant mal son angoisse.
– Quelle farce !… répondit-il, je venais de voir les deux femmes filer par là…
– Pardon !… vous venez de déclarer que vous ne vous êtes pas aperçu du départ des femmes, que vous aviez trop d’ouvrage pour surveiller leurs mouvements.
– Ai-je dit cela ?…
– Mot pour mot ; on va vous donner lecture du passage. Goguet … lisez.
Le greffier lut, mais alors l’homme entreprit de contester la signification de ses expressions… Il n’avait pas dit, prétendait-il, certainement il n’avait pas voulu dire… on l’avait mal compris….
Lecoq était aux anges.
– Toi, mon bonhomme, pensait-il, tu discutes, tu patauges, tu es perdu…
La réflexion était d’autant plus juste, que la situation d’un prévenu devant le magistrat instructeur peut être comparée à celle d’un homme qui, ne sachant pas nager, s’est avancé dans la mer jusqu’à avoir de l’eau au ras de la bouche. Tant qu’il garde son équilibre tout va bien. Chancèle-t-il ?… Aussitôt il perd plante. S’il se débat et barbotte, c’en est fait ; il avale une gorgée, la vague prochaine le roule ; il veut crier, il boit…, il est noyé.
– Assez, dit le juge, dont les questions allaient se multiplier et porter sur tous les points, assez. Comment, sortant avec l’intention de vous amuser, aviez-vous dans une de vos poches le revolver que voici.
– Je l’avais sur moi pour la route, je n’ai pas plus songé à le déposer à l’hôtel qu’à changer de vêtements.
– Où l’avez-vous acheté ?
– Il m’a été donné par M. Simpson, c’est un souvenir.
– Convenez, remarqua froidement le juge, que ce M. Simpson est un personnage commode. Enfin, continuons : Deux coups seulement de cette arme redoutable ont été déchargés et trois hommes sont morts. Vous ne m’avez pas dit la fin de la scène.
– Hélas !… fit l’homme d’un ton ému, à quoi bon !… Deux de mes ennemis renversés, la partie devenait égale. J’ai donc saisi le dernier, le soldat, à bras le corps, et je l’ai poussé … Il est tombé sur le coin d’une table et ne s’est plus relevé.
M. Segmuller avait déplié sur son bureau le plan du cabaret dessiné par Lecoq.
– Approchez, dit-il au prévenu, et précisez sur ce papier votre position et celle de vos adversaires.
L’homme obéit, et avec une sûreté un peu bien surprenante chez un homme de sa condition apparente, il expliqua le drame.
– Je suis entré, disait-il, par cette porte marquée C, je me suis assis à la table H, qui est à gauche en entrant ; les autres occupaient cette table qui est entre la cheminée F et la fenêtre B.
Lorsqu’il eut achevé :
– Je dois, dit le juge, rendre à la vérité cet hommage que vos déclarations s’accordent parfaitement avec les constatations des médecins, lesquels ont reconnu qu’un des coups avait été tiré à bout portant et l’autre de la distance de deux mètres environ.
Un prévenu vulgaire eût triomphé. L’homme, au contraire, eut un imperceptible haussement d’épaules.
– Cela prouve, murmura-t-il, que ces médecins savent leur métier.
Lecoq était content.
Juge, il n’eût pas mené autrement l’interrogatoire.
Il bénissait le ciel, qui lui avait donné M. Segmuller au lieu et place de M. d’Escorval.
– Ceci réglé, reprit le juge, il vous reste, prévenu, à m’apprendre le sens d’une phrase prononcée par vous, quand l’agent que voici vous a renversé.
– Une phrase ?…
– Oui !… vous avez dit : « C’est les Prussiens qui arrivent, je suis perdu ! » Qu’est-ce que cela signifiait ?
Une fugitive rougeur colora les pommettes du meurtrier. Il devint clair qu’il avait prévu toutes les autres questions et que celle-ci le prenait au dépourvu.
– C’est bien étonnant, fit-il avec un embarras mal déguisé, que j’aie dit cela !…
Évidemment il gagnait du temps, il cherchait une explication.
– Cinq personnes vous ont entendu, insista le juge.
– Après tout, reprit l’homme, la chose est possible. C’est une phrase qu’avait coutume de répéter un vieux de la garde de Napoléon, qui, après la bataille de Waterloo, était entré au service de M. Simpson…
L’explication, pour être tardive, n’en était pas moins ingénieuse. Aussi M. Segmuller parut-il s’en contenter.
– Cela peut être, dit-il ; mais il est une circonstance qui passe ma compréhension. Étiez-vous débarrassé de vos adversaires avant l’entrée de la ronde de police ?… Répondez oui ou non.
– Oui.
– Alors, comment, au lieu de vous échapper par l’issue dont vous deviniez l’existence, êtes-vous resté debout sur le seuil de la porte de communication, avec une table devant vous en guise de barricade, votre arme dirigée vers les agents, pour les tenir en échec ?
L’homme baissa la tête, et sa réponse se fit attendre.
– J’étais comme fou, balbutia-t-il, je ne savais si c’étaient des agents de police qui arrivaient ou des amis de ceux que j’avais tués.
– Votre intérêt vous commandait de fuir les uns comme les autres.
Le meurtrier se tut.
– Eh bien !… reprit M. Segmuller, la prévention suppose que vous vous êtes sciemment et volontairement exposé à être arrêté, pour protéger la retraite des deux femmes qui se trouvaient dans ce cabaret.
– Je me serais donc risqué pour deux coquines que je ne connaissais pas ?…
– Pardon !… La prévention a de fortes raisons de croire que vous les connaissez au contraire très bien, ces deux femmes.
– Ça, par exemple !… si on me le prouve !…
Il ricanait, mais le rire fut glacé sur ses lèvres par le ton d’assurance avec lequel le juge dit, en scandant les syllabes :
– Je-vous-le-prou-ve-rai !…