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Émile Gaboriau
Monsieur Lecoq
Partie 1.
 L'Enquête
Chapitre 12

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Les portes de la voiture cellulaire étaient exactement refermées, le conducteur fit claquer son fouet et la geôle roulante partit au grand trot de ses deux vigoureux chevaux.

Lecoq avait pris place dans le cabriolet ménagé sur le devant, entre le conducteur et le garde de Paris de service, et sa préoccupation était si forte, que certes, il n’entendit rien de leur conversation. Elle était des plus joviales, bien que troublée par l’atroce voix de la veuve Chupin qui, enrageant dans son compartiment, chantait où vomissait des injures, alternativement.

Le jeune policier venait d’entrevoir le moyen de surprendre quelque chose du secret que cachait ce meurtrier, qui, dans sa conviction, – il en eût parié sa tête à couper, – devait avoir vécu dans les sphères élevées de la société.

Que ce prévenu eût réussi à feindre de l’appétit, qu’il eût surmonté le dégoût d’une boisson nauséabonde, qu’il fût monté sans broncher dans le « panier à salade à compartiments, » il n’y avait rien, là, de positivement extraordinaire de la part d’un homme doué d’une forte volonté, et dont l’imminence du péril et l’espoir du salut devaient décupler l’énergie.

Mais saurait-il se contraindre de même, lorsqu’il serait soumis aux humiliantes formalités de l’écrou de la Permanence, formalités qui, en certains cas, peuvent et doivent être poussées jusqu’aux derniers outrages ?…

Non, Lecoq ne le pouvait supposer.

Sa persuasion était que très certainement l’horreur de la flétrissure, l’exaspération de toutes les délicatesses violentées, les révoltes de la chair et de la pensée, jetteraient le meurtrier hors de soi et lui arracheraient un de ces mots caractéristiques dont s’empare l’instruction.

C’est seulement quand la voiture cellulaire quitta le Pont-Neuf pour prendre le quai de l’Horloge que le jeune policier parut revenir à lui. Bientôt la lourde machine tourna sous un porche et s’arrêta au milieu d’une cour étroite et humide.

Déjà Lecoq était à terre. Il ouvrit la porte du compartiment où était enfermé le meurtrier, en lui disant :

– Nous sommes arrivés, descendez.

Il n’y avait pas de danger qu’il s’échappât. Une grille s’était refermée, et d’ailleurs une douzaine, au moins, de surveillants et d’agents s’étaient approchés, curieux de voir la moisson de coquins de la nuit.

Délivré, le meurtrier était descendu lestement.

Encore une fois, sa physionomie avait changé. Elle n’exprimait plus que la parfaite indifférence d’un homme éprouvé par bien d’autres hasards.

L’anatomiste, étudiant le jeu d’un muscle, n’a pas l’attention passionnée de Lecoq observant l’attitude, le visage, le regard du meurtrier.

Quand son pied toucha le pavé verdâtre de la cour, il parut éprouver une sensation de bien-être ; il aspira l’air à pleins poumons, puis il se détira et se secoua violemment pour rendre l’élasticité à ses membres engourdis par l’exiguïté du compartiment du « panier à salade. »

Cela fait, il regarda autour de lui, et un sourire à peine saisissable monta à ses lèvres.

On eût juré que ce lieu ne lui était pas étranger, qu’il avait vu déjà ces hautes murailles noircies, ces fenêtres grillées, ces portes épaisses, ces verrous, tout cet appareil sinistre de la geôle.

– Mon Dieu !… pensa Lecoq ému, est-ce qu’il se reconnaît !…

L’inquiétude du jeune policier redoubla, quand il vit l’homme, sans une indication, sans un mot, sans un signe, se diriger vers une des cinq ou six portes qui ouvraient sur la cour.

Il allait droit à celle qu’il fallait prendre en effet, tout droit, sans une hésitation. Était-ce un hasard ?

Alors il devenait prodigieux, car le meurtrier ayant pénétré dans un couloir assez obscur, marcha droit devant lui, tourna à gauche, dépassa la salle des gardiens, laissa à droite le « parloir des singes » et entra dans le greffe.

Un vieux repris de justice, un « cheval de retour », comme on dit rue de Jérusalem, n’eût pas fait mieux.

Lecoq sentait comme une sueur froide perler le long de son échine.

– Cet homme, pensait-il, est déjà venu ici ; il sait les êtres !

Le greffe était une salle assez grande, mal éclairée par des fenêtres trop petites à carreaux poussiéreux, chauffée outre mesure par un poêle de fonte.

Là était le greffier, lisant un journal posé sur le registre d’écrou, registre lugubre, où sont inscrits et décrits tous ceux que l’inconduite, la misère, le crime, un coup de tête, une erreur quelquefois, ont amené devant cette porte basse du Dépôt.

Trois ou quatre surveillants, attendant l’heure de leur service, étaient à demi assoupis sur des bancs de bois.

Ces bancs, deux tables, quelques mauvaises chaises constituaient l’ameublement.

Dans un coin, on apercevait la toise sous laquelle doivent passer tous les inculpés. Car on les mesure, pour que le signalement soit complet.

À l’entrée du prévenu et de Lecoq, le greffier leva la tête.

– Ah !… fit-il, la voiture est arrivée ?

– Oui, répondit le jeune policier.

Et tendant un des mandats signés par M. d’Escorval, il ajouta :

– Voici les papiers de ce gaillard-là.

Le greffier prit le mandat, lut et tressauta.

– Oh !… exclama-t-il, un triple assassinat, oh ! oh !…

Positivement il regarda le prévenu avec plus de considération. Ce n’était pas un prisonnier ordinaire, un méchant vagabond, un vulgaire filou.

– Le juge d’instruction ordonne sa mise au secret, reprit-il, et il faut lui donner des vêtements, les siens étant des pièces de conviction… Vite que quelqu’un aille prévenir monsieur le directeur, qu’on fasse attendre les autres voyageurs de la voiture… Je vais, moi, écrouer ce gaillard-là dans les règles.

Le directeur n’était pas loin, il parut. Le greffier avait préparé son registre.

– Votre nom ?… demanda-t-il au prévenu.

– Mai.

– Vos prénoms ?

– Je n’en ai pas.

– Comment, vous n’avez pas de prénoms !

Le meurtrier sembla réfléchir, puis d’un air bourru :

– Au fait, dit-il, autant vous dire de ne pas vous épuiser à m’interroger ; je ne répondrai qu’au juge. Vous voudriez me faire couper, n’est-ce pas ?… La belle malice !… mais je la connais…

– Remarquez, observa le directeur, que vous aggravez votre situation…

– Rien du tout !… Je suis innocent, vous voulez m’enfoncer, je me défends. Tirez-moi maintenant des paroles du ventre, si vous pouvez !… Mais vous feriez mieux de me rendre mon argent qu’on m’a pris au poste. Cent trente-six francs huit sous !… J’en aurai besoin quand je sortirai d’ici. Je veux qu’on les inscrive sur le registre… Où sont-ils ?…

Cet argent avait été remis à Lecoq par le chef du poste ; avec tout ce qui avait été trouvé sur le meurtrier quand on l’avait fouillé une première fois. Il déposa le tout sur une table.

– Voici vos cent trente-six francs huit sous, dit-il, et de plus votre couteau, votre mouchoir de poche et quatre cigares…

Le plus vif contentement se peignit sur les traits du prévenu.

– Maintenant, reprit le greffier, voulez-vous répondre ?

Mais le directeur avait compris l’inutilité de l’insistance, il fit signe au greffier de se taire, et s’adressant à l’homme :

– Retirez vos chaussures, commanda-t-il.

À cet ordre, Lecoq crut voir vaciller le regard du meurtrier. Était-ce une illusion ?

– Pourquoi faire ? demanda-t-il.

– Pour passer sous la toise, répondit le greffier ; il faut que j’inscrive votre taille.

Le prévenu ne répondit pas, il s’assit et retira ses bottes de gros cuir, dont l’une, celle de droite, avait le talon complètement tourné en dedans. Il avait les pieds nus dans ses bottes grossières.

– Vous ne mettez donc des chaussures que le dimanche ?… lui demanda Lecoq.

– À quoi voyez-vous cela ?

– Parbleu !… à la boue dont vos pieds sont couverts jusqu’à la cheville.

– Et après !… fit l’homme du ton le plus insolent. Est-ce un crime de n’avoir pas les pieds comme une marquise ?…

– Ce ne serait pas votre crime, en tout cas, dit lentement le jeune policier. Pensez-vous que je ne vois pas, en dépit de la boue, combien vos pieds sont blancs et nets ?… Les ongles sont soignés et passés à la lime…

Il s’interrompit. Un éclair de son génie investigateur traversait son esprit.

Il avança vivement une chaise, étendit dessus un journal et dit au meurtrier :

– Veuillez poser vos pieds là !…

L’homme essaya de faire des façons.

– Ah !… ne résistez pas, insista le directeur, nous sommes en force.

Le prévenu se résigna. Il se plaça comme on le lui avait ordonné, et Lecoq s’armant d’un canif se mit à détacher adroitement les fragments de boue qui adhéraient à la peau.

Partout ailleurs qu’au greffe du Dépôt, on eût sans doute ri de la besogne entreprise par Lecoq ; besogne mystérieuse, étrange et grotesque tout à la fois.

Mais dans cette antichambre de la Cour d’assises, les actes les plus futiles revêtent une teinte lugubre, le rire se glace aisément sur les lèvres, et on ne s’étonne de rien.

Tous les assistants, d’ailleurs, depuis le directeur jusqu’au dernier des gardiens, en avaient bien vu d’autres. Même il ne vint à personne l’idée de demander au jeune policier à quelle inspiration il obéissait.

Ce qui était clair, ce qui était acquis, c’est que le prévenu allait disputer à la justice son identité, qu’il fallait à tout prix la constater, et que probablement Lecoq avait imaginé un moyen d’atteindre ce but.

Il eut, du reste, promptement terminé, et recueilli sur le journal plein le creux de la main d’une poussière noirâtre.

Cette poussière, il la divisa en deux parts. Il en enveloppa une dans un morceau de papier qu’il glissa dans sa poche, et présenta l’autre au directeur en lui disant :

– Je vous prie, monsieur, de recevoir en dépôt et de sceller ceci sous les yeux du prévenu. Il ne faut pas qu’il puisse, plus tard, prétendre que, à cette poussière, on en a substitué d’autre.

Le directeur fit ce qu’on lui demandait, et pendant qu’il ficelait et cachetait dans un petit sac cette « pièce de conviction, » le meurtrier haussait les épaules et ricanait.

Il est vrai que sous cette gaieté cynique, Lecoq croyait deviner une poignante anxiété.

Le hasard lui devait bien la compensation de ce petit triomphe, car les événements ultérieurs allaient tromper toutes ses prévisions.

Ainsi, le meurtrier n’éleva aucune objection quand il reçut l’ordre de se déshabiller, pour échanger ses vêtements souillés de sang, contre le costume fourni par l’administration.

Pas un des muscles de son visage ne trahit le secret de son âme, pendant qu’on soumettait sa personne à ces perquisitions ignominieuses qui font monter le rouge au front des plus abjects scélérats.

C’est avec une farouche insensibilité qu’il laissa les surveillants peigner ses cheveux et sa barbe, et inspecter l’intérieur de sa bouche, pour s’assurer qu’il ne cachait ni un de ces ressorts de montre qui coupent les plus solides barreaux, ni un de ces fragments microscopiques de mine de plomb, dont se servent les prisonniers pour tracer ces billets qu’ils échangent, roulés dans une boulette de mie de pain, et qu’ils appellent des « postillons. »

Les formalités de l’écrou étaient accomplies, le directeur sonna un gardien.

– Conduisez cet homme, lui dit-il, au numéro 3 des « secrets ».

Point ne fut besoin d’entraîner le prévenu. Il sortit comme il était entré, précédant le gardien, en habitué qui sait où il va.

– Quel bandit !… exclama le greffier.

– Vous croyez !… hasarda Lecoq, dérouté mais non ébranlé.

– Ah !… il n’y a pas à en douter, déclara le directeur. Ce gaillard est assurément un dangereux malfaiteur, un récidiviste… Même il me semble l’avoir eu déjà pour locataire… j’en jurerais presque.

Ainsi, ces gens d’une expérience consommée partageaient l’opinion de Gévrol, Lecoq était seul de son avis.

Il ne discuta pas, cependant … à quoi bon ? D’ailleurs on venait d’introduire la veuve Chupin.

Le voyage avait calmé ses nerfs, car elle était devenue plus douce qu’un mouton. C’est d’une voix pateline et l’œil en pleurs qu’elle prit ces « bons messieurs » à témoin de l’injustice criante qui lui était faite, à elle, une honnête femme, bien connue à la Préfecture. Sans doute on en voulait à sa famille, puisque déjà, en ce moment, son fils Polyte, un si bon sujet, était détenu sous l’inculpation d’un « vol au bonjour. » Qu’allaient devenir sa bru et son petit-fils Toto, qui n’avaient qu’elle pour soutien !…

Mais quand on l’emmena, après qu’elle eût donné ses nom et prénoms, une fois dans le corridor, le naturel reprit le dessus, et on l’entendit se quereller avec le gardien.

– Tu as tort de n’être pas poli, lui disait-elle, c’est une bonne pièce que tu perds, sans compter qu’une fois libre je t’aurais invité à venir boire un bon coup sans payer dans mon établissement.

C’était fini, Lecoq était libre jusqu’à l’arrivée du juge d’instruction. Il erra d’abord le long des corridors et de salle en salle ; mais comme partout il était questionné, dérangé, il sortit et alla s’établir sur le quai, devant le porche.

Ses convictions n’étaient pas entamées, mais son point de départ venait d’être déplacé.

Plus que jamais il était sûr que le meurtrier dissimulait son état social, mais d’un autre côté il lui était prouvé que cet homme connaissait bien la prison et ses usages.

Ce prévenu, en outre, se révélait à lui plus fort, mille fois, qu’il le soupçonnait.

Quelle puissance sur soi !… Quelle perfection de jeu !… Il n’avait pas sourcillé pendant les plus atroces épreuves, et il avait trompé les meilleurs yeux de Paris…

Le jeune policier était là depuis tantôt trois heures, immobile autant que la borne sur laquelle il était assis, ne s’apercevant ni du froid ni du vol du temps, quand un coupé s’arrêta devant le porche, et M. d’Escorval en descendit suivi de son greffier.

Il se dressa et courut au devant d’eux, haletant, interrogeant.

– Mes recherches sur le terrain, lui dit le juge, me confirment dans l’idée que vous avez vu juste. Y a-t-il du nouveau ?

– Oui, monsieur, un fait futile en apparence, mais d’une importance qui…

– C’est bien !… interrompit le juge, vous m’expliquerez cela dans un moment. Je veux avant interroger sommairement les prévenus … simple affaire de forme pour aujourd’hui. Attendez-moi donc ici…

Quoique le juge eût promis de se hâter, Lecoq comptait sur une heure au moins de faction, et il en prenait son parti. Il avait tort. Vingt minutes ne s’étaient pas écoulées, quand M. d’Escorval reparut … sans son greffier.

Il marchait très vite, et adressa d’assez loin la parole au jeune policier.

– Il faut, lui dit-il, que je rentre chez moi… à l’instant. Je ne puis vous écouter…

– Cependant, monsieur…

– Assez !… on a porté à la Morgue les cadavres des victimes… Ayez l’œil de ce côté. Puis, pour ce soir, faites… Ah ! faites ce que vous jugerez utile.

– Mais, monsieur, il me faudrait…

– Demain !… demain !… à neuf heures, dans mon cabinet… au Palais.

Lecoq voulait insister, mais déjà M. d’Escorval était monté, s’était jeté plutôt, dans son coupé, et le cocher fouettait le cheval.

– En voilà un juge !… murmura le jeune policier demeuré tout pantois sur le quai. Devient-il fou !…

Et une mauvaise pensée traversant son esprit :

– Ou plutôt, ajouta-t-il, ne tiendrait-il pas la clef de l’énigme ?… Ne voudrait-il pas se priver de mes services ?…

Ce soupçon lui fut si cruel, qu’il rentra précipitamment, espérant tirer quelque lumière de l’attitude du prévenu, et qu’il courut coller son œil au guichet ménagé dans la porte épaisse des « secrets. »

Le meurtrier était couché sur le grabat placé vis-à-vis la porte, la figure tournée du côté du mur, enveloppé jusqu’aux yeux dans la couverture.

Dormait-il ?… Non, car le jeune policier surprit un mouvement singulier. Ce mouvement qu’il ne put s’expliquer l’intrigua ; il appliqua l’oreille au lieu de l’œil, à l’ouverture, et il distingua comme une plainte étouffée !… Plus de doute !… le meurtrier râlait.

– À moi !… cria Lecoq épouvanté, à l’aide !…

Dix gardiens accoururent.

– Qu’y a-t-il ?

– Le prévenu !… là… il se suicide.

On ouvrit, il était temps.

Le misérable avait déchiré une bande de ses vêtements, il l’avait nouée autour de son cou, et se servant en guise de tourniquet d’une cuiller de plomb apportée avec sa pitance, il s’étranglait…

Le médecin de la prison, qu’on envoya chercher, et qui le saigna, déclara que dix minutes encore et c’en était fait, la suffocation étant déjà presque complète.

Quand le meurtrier revint à lui, il promena autour de son cabanon un regard de fou. On eût dit qu’il s’étonnait de se sentir vivant. Puis, une grosse larme jaillit de ses paupières bouffies, roula le long de sa joue et se perdit dans sa barbe.

On le pressa de questions… Pas un mot.

– Puisque c’est ainsi, fit le médecin, qu’il est au secret et qu’on ne peut lui donner un compagnon, il faut lui mettre la camisole de force.

Après avoir aidé à emmailloter le prévenu, Lecoq se retira tout pensif et péniblement ému. Il sentait, sous le voile mystérieux de cette affaire, s’agiter quelque drame terrible.

– Mais que s’est-il passé ? murmurait-il. Ce malheureux s’est-il tu, a-t-il tout avoué au juge ?… Pourquoi cet acte de désespoir ?…

Monsieur Lecoq

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