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1,200me REPRÉSENTATION DU «COURRIER DE LYON»

Table des matières

Je passe devant le théâtre des Nations et je lis: Douze centième représentation du Courrier de Lyon, ou l’Attaque de la Malle-Poste, de MM. Moreau, Siraudin, et Delacour.

Et je reste rêveur devant ce chiffre formidable attestant un des plus gros succès dramatiques inscrits dans les annales du théâtre.

Songez au nombre de gens qui, depuis la première, depuis le16mars1850, ont pleuré, frissonné, sangloté, applaudi, qui ont poussé des «ah1» à l’attaque de la malle-poste, qui ont eu envie de crier au père Lesurques: «Tu martyrises ton fils, il n’est pas coupable, vieille bête! C’est cette canaille de Dubosc qui a fait le coup!» qui ont plaint Lacressonnière dans Lesurques fils et maudit Paulin-Ménier dans Choppart, dit l’Aimable.

Je vis pour la première fois, il y a vingt ans, le Courrier de Lyon; je sortais du collège, je n’étais pas ’blasé. C’est effrayant ce que je ressentis à cette représentation; la quantité de larmes que je versai (j’étais encore sensible), on ne pourra jamais le savoir!

Je faisais partie des spectateurs qui ne peuvent applaudir, tant ils rigolent... des yeux. Après le troisième acte, je remis dans ma poche mon mouchoir tordu; ne pouvant pleurer dans le vide, ni dans les pans de la redingote de mon voisin, je sacrifiai un foulard bleu. Je l’emplis littéralement de larmes. Il était temps que le drame finit. Je ne sais vraiment plus dans quoi j’aurais pleuré–dans une ouvreuse?

La nuit, dans mon lit, j’étais haletant. J’eus un sommeil fiévreux. Je vis Lesurques monter à l’échafaud, le masque de Choppart me poursuivit en me tirant épouvantablement la langue. Je reçus dans la poitrine les six balles de pistolet destinées au courrier...

Je me débattais, je me cachais sous la couverture, je criais: «Assez!» baigné de sueur froide, je sautais, je pleurais, j’étais tué! Quelle bonne nuit j’ai passée!

Depuis le16mars1850, que de spectateurs l’ont eue, cette nuit-là! Que d’hommes mariés ont asséné un énorme coup de poing sur leur épouse endormie, croyant être Dubosc poignardant sa femme1Voyez-vous le réveil en sursaut de cette pauvre épouse, qui voyait peut-être en rêve son cousin Ernest!

Elles sont innombrables, les imaginations qui ont dû être troublées par cet honnête homme accusé d’un assassinat qu’il n’a pas commis, arraché aux siens, emprisonné, jugé et guillotiné. On m’a affirmé que des médecins avaient envoyé à ce drame larmoyant des malades atteints d’une rétention de la glande lacrymale,–et que le Courrier de Lyon les avait guéris,–ça ne m’étonne pas.

Douze cents soirs, Paris, la province et l’étranger ont apporté au Courrier de Lyon– qu’il soit joué à la Gaîté, à la Porte-Saint-Martin, à l’Ambigu, au Châtelet, aux Nations, –leur tribut de terreurs, de larmes et d’applaudissements; douze cents soirs, les ouvreuses ont vu sortir des fauteuils d’orchestre ou des loges des spectateurs frémissants, le visage convulsé, les yeux rouges, donnant tous les signes d’un plaisir infini; douze cents soirs le Courrier de Lyon a été assassiné à Lieu-saint; douze cents soirs, de lugubres trémolos ont souligné les choses dures que le père Lesurques dit à son fils, en lui conseillant de se faire sauter la cervelle plutôt que de vivre infâme et assassin; douze cents soirs, Fouinard a manqué de perdre sa savate; douze cents soirs, Choppart a dit au juge: Prenez ma tête; ce n’est pas un fameux cadeau que je vous fais là! Et à ce moment les spectateurs, surtout les spectatrices, auraient embrassé avec reconnaissance le museau de singe affreusement laid de Paulin-Ménier.

Hélas! ce cri partait trop tard, Lesurques était reconnu coupable, et sa tète sympathique (je pense à celle de Lacressonnière) devait tomber sous le fatal couteau!

Ceci est pour le public torturé et ravi; mais les acteurs, pensez-vous aux pauvres acteurs qui, tristes ou gais, ont joué douze cents fois leur rôle? C’est vertigineux!

On a vu des changements de distribution; mais Paulin-Ménier a joué douze cents soirs Choppart, dit l’Aimable, et deux générations ont applaudi ce masque d’une mobilité simiesque, tanné par le vent et la pluie, ces joues à chiques, ce nez rougi par le trois-six et le fil-en-quatre, ces petits yeux pétillants ou s’écarquillant en boules, cette voix de crécelle rouillée, vraie voix d’écurie poussant des jurons rocailleux et des «hue!» et des «oua!» moelleux comme chiendent, cette bouche aux lèvres minces lançant le jet de salive comme une mince fusée d’eau.

Et la perruque blanche, la houppelande grise qui le faisait ressembler à un petit caporal bouffon auquel il avait pris le principal geste: la main dans le dos, la cravate sur laquelle s’appuyait l’inoubliable museau, le gilet à boutons de cuivre, les bottes à éperons couvertes de poussière, le chapeau qui ressemble à celui d’Arlequin. Et la démarche, les mains dans les poches, le dégingandage, la façon d’écouter!

Quelle admirable acteur que Paulin-Ménier! si varié, si pittoresque, si plein de composition savante dans toutes ses créations, délicieuses à suivre à la lorgnette du commencement à la fin du spectacle. Souvenez-vous, entre autres des Cosaques, du Juif-Errant, des Crochets du père Martin, de93! Choppart, dit l’Aimable, est une de ses meilleures compositions, sinon la meilleure. Il est parfait dans cet épouvantable loueur de chevaux.

On a dit que parmi les silhouettes nombreuses que Paulin-Ménier faisait admirer dans le Courrier de Lyon, il avait des mouvements de dos rappelant les meilleurs dessins de Daumier, ce n’est pas exact; certes, Daumier fut un grand artiste qui a trouvé des bonshommes énormes de vérité cruelle et d’humanité grandiloque; mais Paulin-Ménier, dans son Choppart, a été plus grand que Daumier, et telles de ses attitudes ont une signification picturale plus haute, plus lyriquement véridique que celle des meilleures œuvres du maître caricaturiste.

Au premier acte, Ménier est homérique lorsque, attablé avec Dubosc, Courriol et Fouinard, devant des verres de vin, il écoute la perpétration du crime; en voyant ses bras appuyés sur la table, ses épaules hautes, ce dos montueux comme celui d’un chat, ce regard immobilement posé sur les regards des trois autres crapules qui discutent; en entendant l’espèce de gémissement que Choppart laisse échapper comme consentement à l’assassinat, en voyant cette silhouette écrasée et terrible, le public a la chair de poule, il n’y a pas de doute possible: le courrier de Lyon est un homme mort.

Et Ménier a cinquante silhouettes aussi émouvantes que celle-là au cours de la pièce.

Au milieu de ce drame bien joué, car Lacressonnière est excellent dans Lesurques-Dubosc, archangélique d’honnêteté dans le premier, ignoblement sinistre dans le second, une telle perfection de type, une incarnation si profonde et si complète d’un personnage fait comprendre les douze cents représentations du Courrier de Lyon.

Depuis tant d’années qu’il joue son rôle, l’excellent acteur aurait pu le pousser à la charge, gâté par l’immense fête que lui fait le public, Paulin-Ménier l’a, au contraire, conservé dans les limites immuables d’un art sévère et pur.

Pour les spectateurs, un pareil rôle joué par un tel artiste, c’est un délice infini ; pour les comédiens, c’est une grande leçon.

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