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LA CONCEPTION DU SYMBOLE

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D’un esprit porté vers les généralisations, Puvis de Chavannes devait élever sa pensée jusqu’à la conception des symboles humains, par la seule simplification des êtres qu’il a vus vivre et des choses dont il a vécu.

Il simplifie ce qu’il voit et il simplifie ce qu’il représente. Les êtres et les choses ne prennent pour lui leur valeur que dans leur forme la plus primitive, et ils ne se montrent en leur vérité et même en leur beauté que dégagés de tout ce qui ne leur est pas essentiel. Il retient alors leurs éléments nécessaires, dont il fait un composé homogène et précis, d’un caractère absolu, et chacun de ces composés devient une des pièces de. son œuvre. Mais il ne se contente pas de les simplifier en les dépouillant de tout ce qu’ils ont d’inutile et de contingent; il réduit encore leur nombre autant qu’il le peut faire, estimant avec sens que moins on emploie de mots pour exprimer une idée, mieux elle se laisse voir. C’est là une loi de son art, et à mesure qu’il a vécu, il s’y est conformé davantage; de plus en plus il a de son œuvre rejeté les comparses, ce qui fait du bruit sans rien dire et du mouvement sans vivre, tout ce qui amuse, tout ce qui distrait du but; et il est arrivé de. la sorte à l’idéale simplicité de son plafond de l’Hôtel de Ville.

Cette manière de voir et de représenter, Puvis de Chavannes y a été amené par un goût du simple, voulu en même temps que naturel, et qu’il convient mieux dès lors d’appeler le goût du simplifié. Le simple, à ses yeux, c’est ce qui est un, ce qui ne produit qu’une impression, — l’ensemble sans détails; et il ne peut arriver là que par une suite d’opérations de l’intelligence. Sa simplicité se trouve donc très différente de celle des primitifs artistes où naturellement s’exprimait leur âme; très différente aussi de celle des artistes parfaits, de Virgile, de Raphaël ou de Racine, pour qui le simple est de la pureté et l’état suprême de la perfection: dissemblance rendue frappante par les sensations diverses qu’elles nous font éprouver, sensation de jeunesse donnée par les primitifs, d’affinement par les parfaits, de rajeunissement par le maître moderne. Ce goût du simplifié tient à une conception particulière du beau, — tout artiste ayant la sienne, conforme à ses qualités de nature et de vie: Rembrandt en a une réaliste dont s’avive et se magnifie la puissance créatrice de sa pénétration; Raphaël, une idéaliste d’où surgissent comme à l’infini la noblesse et l’élégance des images; Puvis de Chavannes, une scientifique en laquelle se précise chacune de ses inventions; l’esprit réaliste voit, l’esprit idéaliste imagine, l’esprit scientifique détermine.

Il serait du reste impertinent de croire qu’une conception scientifique du beau en puisse être médiocre; elle en est tout au contraire l’idée supérieure qui, ne s’imaginant pas, se raisonne, non avec des théories ou des conventions, mais par les principes éternels qui régissent le monde dans quelque mouvement qu’il évolue: c’était celle de Léonard de Vinci et, à longuement regarder son œuvre, on s’aperçoit qu’il ne se. laisse rien voir de plus absolu dans les incertitudes de la beauté humaine. Mais, bien qu’ayant eu du beau Une notion presque semblable, le peintre d’autrefois et celui d’aujourd’hui ne gardent cependant dans leur œuvre exécuté aucune ressemblance, l’un ayant voulu rendre au moyen de la simplification des choses la beauté du corps s’éclairant par la pensée, l’autre l’harmonie de la vie. Au surplus, une telle conception donne à ceux qui l’ont une singulière assurance en eux-mêmes par la fermeté des raisonnements à travers lesquels se meut leur intelligence. Puvis de Chavannes, qui y était disposé par son hérédité et par son éducation, a simplifié son œuvre en l’élevant au-dessus des sens et de leurs impressions jusqu’aux hauteurs de l’esprit, et, sûr de lui-même, il a sans défaillance suivi la route vers l’horizon aperçu, idéal dont il se rapprochait: il l’a suivie, inattentif aux dédains et aux bruits, insoucieux dans son travail des effets et des recherches, faisant ce qu’il voulait faire. Penseur absorbé par sa vision, il est resté si étranger aux éblouissements de la couleur qu’on a pu croire qu’il n’était pas un peintre et il l’est moins à la vérité qu’il n’est un artiste. La couleur n’est point son but: maître d’elle, il la simplifie comme il simplifie les lignes; il n’en est pas physiquement amoureux, et ne cherchant dans les nuances que des évocatrices de sa pensée, il la désensualise; harmoniste merveilleux, coloriste indifférent.

La simplicité naturelle n’a pas de règles et chacune de ses expressions porte ses beautés imprévues et diverses; tout autre est la simplicité volontaire de Puvis de Chavannes, qui est une simplification et doit mener à la synthèse. Ce qu’on voit en effet dans ses tableaux, ce n’est pas des laboureurs ou des poètes, mais des hommes; ce n’est pas des paysages, mais la nature. Et ce qu’ils font ces bûcherons qui s’efforcent avec calme aux travaux de l’hiver ou ces saints évêques qui traversent les campagnes pour les laisser meilleures, ce qu’ils font tous ces hommes adonnes à la tâche quotidienne et ces femmes qui travaillent, qui se reposent ou qui songent, est seulement une manifestation de leur existence, une fonction naturelle de l’universelle vie; et leur occupation n’a ni les petitesses ni les prétentions d’un métier, car leur occupation n’est pas un métier: elle est le labeur humain.

Ainsi qu’eux tous, la nature se présente au peintre dans une tranquillité primitive; nature édénique — invariable et jamais monotone — qui n’est pas mystérieuse en ses brumes des matins, ni mélancolique en ses jours qui s’effacent, qui ne s’enveloppe point dans un rêve de poète et qui n’a pas de caprices, qui n’a de grâces non plus que de séductions; nature essentielle, comme sans paysages: on ne se sent là ni dans un joli site ni même dans un beau pays; on se sent dans la nature, en un milieu simplement nécessaire aux êtres qui y vivent.

Cette double synthèse serait incomplète encore, si le peintre n’en avait fait une synthèse d’ensemble des hommes s’animant dans la nature et de la nature animée pour les hommes. La plupart des peintres qui ont mis des figures dans leurs paysages ne les y ont posées qu’en accessoires, points de lumière ou mouvements de vie, et presque aucun d’eux, ni le Lorrain, ni Turner, ni Corot, n’a marié l’homme à la nature; quant aux peintres qui lui ont demandé de poser des fonds, ils ne l’ont prise au passage le plus souvent que pour la mise en valeur de leur idée, indifférents à sa vie propre. Dans l’œuvre de Puvis de Chavannes, au contraire, l’union est faite, d’autant plus entière que le maître est un chercheur de l’ensemble: pour lui, lé morceau n’est qu’une partie dans un tout et il n’arrive à son but que lorsque cette partie est perdue harmoniquement dans ce tout, — ce qui le rend difficile à comprendre pour les chercheurs du détail plein de merveilleux chatoiements, travailleurs magnifiques parfois, mais qui ont plus le sentiment du paysage que celui de la nature même.

La synthèse est le premier degré de la généralisation, le symbole en est le degré suprême. Puvis de Chavannes, simplifiant sa synthèse, la hausse jusqu’au symbole: il ne montre pas seulement des hommes dans le milieu où leur vie s’épanouit, il représente l’humanité et il représente la nature. La première opération de l’esprit en présence de la vie est la constatation des faits; puis l’esprit, après les avoir constatés, les généralise et il les exprime sous la forme d’une loi; et, les généralisant encore, il les exprime sous la forme d’un principe, procédé habituel aux scientifiques ou déductifs. Mais il peut, en s’élevant toujours, dégager les faits généralisés de tout ce qui n’est pas leur raison et leur essence et pénétrer jusqu’à l’idée elle-même. Au-dessus du fait, la loi; au-dessus de la loi, l’idée. Quand on arrive à ces hauteurs, le symbole se découvre, et la conception scientifique des choses Se complète alors et se transforme en une conception déiste ou symbolique qui est véritablement celle de Puvis de Chavannes.

Le symbole, c’est l’expression dernière où s’unissent toutes les formes humaines émues d’un même sentiment ou touchées d’un même coup; c’est la déduction implacable de la vie, déduction extra-humaine et réelle à la fois de toutes les réalités dont elle sort, — différente à l’excès de la mythique allégorie, fantaisie do l’imagination; c’est l’évocation mystérieuse, hors de lui, de l’homme devenu impersonnel dans un dépouillement des signes accidentels et fragiles qui le particularisent. Toutefois, le symbole absolu de la vie, sous une forme unique, semble passer notre entendement, et, alors qu’il représente l’humanité ou la nature, le symbole n’en peut guère marquer que des états. Ainsi il dira la souffrance et il sera un être souffrant enveloppé dans son mal en qui se reconnaîtront tous ceux qui ont traversé une heure d’épouvante dans les déchirements et les effondrements, en qui viendront se confondre toutes les douleurs et toutes les larmes quelle que soit leur cause et quel que soit leur temps, parce que s’étant défait de tout ce qui n’est pas son tourment même, il montrera à tous ce que la souffrance a d’essentiel et d’inéluctable.

Dans toutes les compositions de Puvis de Chavannes le symbole apparaît, ce symbole qui semble avoir un peu d’éternité dans ses contours. Regardez-le dans la Décollation de saint Jean-Baptiste où, pour le drame profond, le Précurseur est seul entre l’homme qui le décapite et la femme qui le fait mourir. A genoux, calme et beau, il est la soumission libre et intelligente, oublieux de lui-même devant la volonté du Dieu qui l’auréole, indifférent à la perfidie de la femme, méprisant la brutalité de l’homme ou plutôt indifférent à elle aussi, trop sublime pour un mépris; tandis que dans un grand élan de vigueur physique le bourreau donne l’impression dure de la violence machinale, et que l’Hérodiade, attirée, désireuse et troublée dans l’attente de ce sang qui va jaillir, exprime par elle seule toutes les anxiétés d’une cruauté de femme. C’est déjà là le symbole du drame humain. Mais voici que dans le plafond de l’Hôtel de Ville, Victor Hugo offrant sa lyre à la Ville de Paris, il s’élargit et, sous la triple forme de l’intelligence, de la force et du charme, il devient l’image de l’humanité affranchie du mal en ses beautés et en ses puissances, et à cette triple idée la vie s’anime: dans la placidité céleste d’une atmosphère célestement bleue, le poète Vêtu d’une draperie s’approche d’un groupe de femmes, et, Vieillard majestueux de sa pensée, il fait à ces douces charmeuses, qui sont belles et qui sont bonnes, l’hommage de son génie, cependant que plus loin se dresse le héraut d’armes qui silencieusement les protège tous de sa force et leur donne la liberté de vivre.

Le symbole, en dématérialisant les êtres et en les dépouillant de leurs éphémères contingences, place l’idée au-dessus de l’homme, et il se trouve être ainsi une formule du spiritualisme. L’esprit pénétrant la matière, la dominant et s’en allant au delà d’elle, telle est en effet la compréhension que Puvis de Chavannes a de la nature: cette façon de voir donne à sa pensée sa valeur et son sens précis et accentue la portée moderne de son œuvre qui devient dès lors large comme une conception de la sagesse. Car, malgré des apparences et à l’encontre de savantes négations, inconscientes de la vie, parmi les déclamations, parmi les inquiétudes et les doutes, parmi les tumultes même, notre pensée reste désireuse d’un en haut: plus encore que les hommes des autres temps nous avons le goût de l’infini dans nos âmes mal satisfaites, et nos bras inquiets s’élèvent vers l’Esprit, immortel créateur de notre existence fuyante, auteur suprême des énergies de l’univers et de ses beautés, et à la face éblouissante du monde nous croyons en Dieu.

Mais le symbole peut s’exagérer et devenir alors une expression de ce mysticisme, qui est lui-même un excès du spiritualisme. Le mysticisme, sublime déséquilibre produit parfois par le goût ardent des choses immatérielles et causant une élévation surhumaine de l’âme, produit plus souvent par la lassitude et par le dégoût des choses matérielles et risquant de ne plus s’inspirer alors que des songes éthérés de l’imagination, est la prépondérance immodérée de l’esprit sur la matière. Le symbole où il conduit ne dépouille plus les êtres de leurs seules contingences, mais dans son aversion de la vie il les irréalise. Tout un mouvement d’art contemporain s’est animé à cette conception d’êtres délicats, troublés des violentes réalités de l’existence et froissés d’une esthétique brutale qui se plaît cruellement à en exposer le détail: leur symbole a le charme du nuage comme il en a l’inconsistance, et, bercés de rêves, ils s’égarent dans le vague de leurs désirs et ne peuvent guère que s’épuiser dans le raffinement de leurs recherches. Pour comprendre toute la différence qui existe entre ces deux symboles, — le synthétique et l’imaginatif, — il suffit de comparer ici à la peinture de Puvis de Chavannes celle de M. Henri Martin, qui aussitôt en deviendra moins simple, plus littéraire et plus voulue, plus triste surtout: c’est que le mysticisme humain est un état de fatigue des belles âmes.

La fatigue n’est que passagère; et voici que nous avons repris haleine et qu’à la veille d’un siècle nouveau s’ouvre devant nous la route vierge, la route blanche à l’infini où l’histoire va dérouler ses aventures, mystères pour nous, qui seront énigmes pour ceux du lendemain, répétition incessante des désirs de l’homme et de ses déceptions. — Et, au-dessus des fugitifs symboles de la vie qui rêve, demeure le symbole véritable, celui qui nous montre, par la simplification des choses humaines, l’existence dégagée des inutilités qui l’étouffent.

Psychologie d'art : les maîtres de la fin du XIXe siècle

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