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L’HARMONIE DE L’HOMME ET DE LA NATURE

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En se reposant de la vie auprès des pénétrantes décorations de Puvis de Chavannes, aussitôt l’on comprend que le sens suprême de son œuvre est une harmonie de l’homme et dé la nature. Au-dessus de l’existence. factice et brûlante qui nous dévore, nous est révélé un état naturel, large et libre, où l’homme vit plein d’attachement pour la terre et se fait du bonheur de sa bienfaisance. Sensation profonde de la nature et intime sentiment de l’humanité : l’homme, né de la terre comme la fleur ou comme l’arbre, mais spirituel et fait pour se survivre, passe, maître de toutes les choses dont il à besoin, en communion constante avec cette nature qui l’appelle à un festin presque servi, à un merveilleux lit nuptial où sont longues les heures douces et courtes les tristes; car dans cette vie sans révoltes et sans convoitises la peine est la plus rare, et quand elle vient, nécessité de la chute humaine, l’homme s’incline.

Cette harmonie de l’homme et de la nature, au XVIIIe siècle Rousseau déjà l’avait sentie à un haut degré. Elle est dans la Nouvelle Héloïse «cette paisible tranquillité qui les rend heureux par l’exemption des peines plus que par le goût des plaisirs», ces hommes «dont les travaux sont les plaisirs» ; et quand on y voit «un peuple qui vit pour vivre, non pour gagner, ni pour briller,» ne croit-on pas lire une expression écrite de la pensée de Puvis de Chavannes? Chez le philosophe et chez le peintre le sentiment est bien le même: non pas un enchantement de poésie ou une émotion comme la nature en prodigue aux amoureux de ses beautés, mais le sens de cette nature, la compréhension de la vie de l’homme mêlée à elle et s’en inspirant à toutes les heures de leur commune existence.

Après Rousseau, des écrivains socialistes ont dans notre siècle tenté de rajeunir aussi par un retour à la nature l’homme lassé d’une excessive civilisation et, dans leur dégoût des difficultés de la vie moderne, imaginé de recourir à un état primitif d’union et. de communauté. Mais Rousseau dans ses digressions s’était trompé déjà, et ces écrivains après lui se sont trompés plus que lui. Jean-Jacques, qui fut l’homme de génie de son siècle, avait été un insoumis, être sans équilibre, aussi naïf que corrompu, de qui toutes les irrégularités étaient l’habitude; et, dans l’influence presque prodigieuse que, malgré son esprit «ampoulé » et les ambiguïtés de son caractère, il eut sur son temps par sa profonde vision de la nature et de l’humanité, on trouve, ainsi qu’en lui-même, du factice et du malsain, — portes entr’ouvertes à des bergeries de Florian et aux roueries d’un Faublas.

La plupart de ces écrivains socialistes, nés tous de lui, sont arrivés à l’abus le plus indiscret de la théorie, cause principale de leur impuissance, qui pour toujours devait les éloigner de la nature: oublieux de leur première idée, ils allaient s’en distraire pendant qu’ils se perdraient dans les mots et, partis d’une conception pastorale, aboutir à une formule. Au nom de la justice ils réclament le bonheur humain; mais la justice qu’ils invoquent, ne pouvant être qu’un triomphe personnel de la force physique et du nombre, n’aurait que des lendemains impuissants. Même réparatrice des inégalités de la vie, elle ne mènerait point à la fraternité, car, règle et rigueur, elle est un sentiment voulu chez Celui qui la rend, imposé chez celui qui la reçoit; et la fraternité a besoin pour son éclosion d’un sentiment spontané : les hommes n’en approchent que par l’amour. Ces théoriciens viennent donc, en parlant d’elle, à leur inconséquence suprême, tandis qu’ils sont entraînés à la violence par les excitations politiques où s’agite leur pensée, — prometteurs de paix qui vont Pochant la haine. L’amour seul, qu’il soit sympathie ou confiance, ou qu’il soit cette pitié que d’aucuns disent humiliante, — mais rien n’humilie qui vient de lui, — l’amour seul peut conduire à l’harmonie où se fait l’apaisement de toutes les inquiétudes humaines, à cette harmonie des hommes se rajeunissant et se renouvelant aux béatitudes de la nature.

D’une telle harmonie, Puvis de Chavannes a fait l’âme de son art; en même temps que ce renouveau par la nature est la leçon de vie qui s’en dégage, Car l’œuvre doit avoir sa philosophie et son enseignement. Une peinture faite par mode, par habitude ou par bizarrerie, et qui ne peut qu’appeler la banale curiosité des passants, flatter leur mauvais goût ou intriguer leur oisiveté, n’est pas un ouvrage de l’esprit, et reste inutile. Toute peinture au contraire qui est le travail, non d’un ouvrier adroit, mais d’un homme, retient celui qui passe et le touche: tantôt elle l’attire par toutes les nuances de la vie qui réside en elle, par ses élans, ses tendresses, ses indécisions, ses mystères, ou bien par l’expression de telles pensées, en accord avec ses sentiments, poursuivies depuis longtemps parfois et que parfois il croit atteindre en la regardant; tantôt elle l’inquiète par une idée trop neuve, dont l’audace le trouble, mais fait surgir en lui quelque goût confus et ignoré. Toujours, — attirante ou inquiétante, — l’œuvre peinte lui communique, à travers le charme de ses couleurs ou l’enchantement de ses lignes, comme l’œuvre écrite à travers la beauté de ses mots, le sens de la vie caché en elle qui lui devient un précepte.

Mais la leçon est différemment donnée. La page écrite retient longuement par sa condition matérielle, la toile peinte se laisse prendre toute dans un regard; et, si la plupart des hommes sont accessibles à l’une plus qu’à l’autre, ce n’est pas que la compréhension des mots leur soit plus facile que celle des formes, c’est que matériellement ils sont retenus plus longtemps par le livre que par le tableau devant lequel ils passent, satisfaits d’en saisir l’aspect, sans soupçonner qu’ils ne peuvent se l’assimiler que s’ils demeurent auprès de lui jusqu’à ce que leur pensée se soit unie à celle même de l’artiste. Bien que la peinture semble au premier abord ne donner que l’impression d’idées assez générales, toute l’âme humaine peut cependant être exprimée par elle comme par l’écriture: seulement l’écrivain, qui expose un sujet, en précise les détails, et, usant de moyens d’action directs, donne à son propos des consultations: par sa parole il dirige; le peintre, lui, la faisant seulement comprendre à qui s’y attarde, ne pénètre que par le silence. Et de là il semble résulter que l’œuvre écrite est davantage un principe de conduite, l’œuvre peinte surtout un principe d’idées.

Principe d’idées, l’art de Puvis de Chavannes, peintre moderne, inspire la soumission des hommes à la vie et fait apparaître leur union avec la nature dans une atmosphère de liberté, loin des joies artificielles.

Les êtres qu’il a créés se soumettent tous — et ils se caractérisent ainsi — aux événements que la vie plus forte qu’eux amène avec elle, au malheur comme au devoir: laisser-aller naturel aux inéluctables choses, plein de bienfaisante sagesse, car il n’est pas pour l’homme impuissant de plus éclatante douleur que la révolte. Voyez ce malade qu’on porte à l’évêque dans l’Enfance de sainte Geneviève, ou ce vieillard de l’Hiver fatigué de vieillir: leur souffrance est douce Parce qu’ils l’acceptent, entourés d’êtres aimants qui l’acceptent avec eux, peine sans amertume. La placidité est leur mode de vivre à eux tous pour qui les jouissances et les souffrances sont également paisibles; mais cette placidité n’est pas une monotonie: état de leurs âmes en présence des jours qui passent, elle est la trame de leurs actions et leurs actions sont diverses, soins de la famille, travaux de la terre, recherches de la sagesse, rêves ou bénédictions: hommes vigoureux et laborieux du Travail ou de Marseille, colonie grecque, artistes d’Inter artes et naturam notant les fugitives images, chercheurs de la science dans les décorations de Boston, femmes de Doux Pays, lasses du jour et s’en reposant, muse humaine du Bois sacré parlant au milieu d’une nature qui l’inspire et qui l’écoute, Sainte Geneviève vieillie, veillant la nuit sur la ville qu’elle aime; toutes les occupations, toutes les aspirations: seul, nulle part en ces lieux tranquilles ne s’est laissé voir l’amour; l’amour, il est vrai, turbulent, tourmenteur et tyrannique, mais qui eût pu se montrer dans le calme du symbole toujours égal à lui-même à travers quelque évocation sublime de la Psyché. Dans cette nature apaisée, les êtres ne s’agitent pas, mais ils vivent, et de l’acceptation générale de leur destinée se dégage l’universelle mansuétude.

En même temps qu’ils se soumettent à la vie, ces hommes et ces femmes unissent leur existence à celle de la nature; et c’est dans cette harmonie double que se formule le rêve de l’artiste, cette idée qui le domine du bonheur de l’homme dans la vie simplifiée; besoin d’une philosophie, socialiste comme celle de Rousseau, mais plus ordonnée, plus sincère et s’inspirant d’une nature moins végétative et plus idéale, Le Peintre fait heureux ainsi les êtres qu’il imagine, épanouis librement dans un air libre qui les contente; et, comme eux, il nous appelle à la nature, il nous appelle à la terre, faisant éclore au fond de nos âmes un sentiment qui s’y cachait, car voici que nous retrouvons le goût de ces choses d’autrefois. Sans imaginer que les hommes, redevenus primitifs, doivent aussitôt se donner à la vie des champs et à ses idylles géorgiques, nous sentons dès maintenant qu’il se produit, Pour insaisissable qu’il soit encore, un mouvement Vers la nature, non pas vers les bergeries enrubannées où entraînait la mode au siècle de Rousseau, mais un retour à la terre simple, puissante et bonne. L’amour de la terre nous revient, de la terre délaissée, méprisée, oubliée: on était parti loin d’elle pour l’essai d’autres joies parmi lesquelles on s’est longtemps égaré ; et voici que nous comprenons qu’elle est la grande livreuse de secrets, nous retournons vers elle, l’inspiratrice de nos âmes comme elle est la nourrice de nos corps, et voici que, reprise par amour, la terre redeviendra féconde. — Qui peut dire que ce renouveau n’est pas simplement la forme qui se prépare de la solution sociale, ce pendant qu’un divin souffle de bonté a passé sur nous, inclinant devant la souffrance les indifférents de l’humanité ?

Et, tandis que nous nous laissons attirer par la nature, se commence une réaction contre le monde, monde aux futilités vieillies dont il faut renouveler l’atmosphère, bonne société qui s’est faite mauvaise en ouvrant ses portes à tous les courants d’argent et à toutes les entrées de plaisir, vie mondaine formée d’inutiles agitations et dont percent au jour l’égoïsme sans but et la nullité sans grâce. Nous sommes las du va-et-vient fastidieux de gens qui se remuent et ne vivent point, passants de l’existence qui sans amour se font des passions, et ce qu’il y a de perversité inconsciente dans la portion bruyante de ce monde fatigue et gêne notre sens moral qui, dans son instinct du meilleur, en éprouve un pressentiment de rénovation: nous entendons alors l’appel sauveur de la nature, et, selon l’enseignement que le peintre du Bois sacré nous donne, nous nous tournons vers cette harmonie éntrevue qui nous pénètre de calme et fait apparaître devant nous une édénique vision de la félicité humaine.

Psychologie d'art : les maîtres de la fin du XIXe siècle

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