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PUVIS DE CHAVANNES

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Les hommes ne sont pas toujours de la génération dont on les croit. On a l’habitude trop commune de les classer dans le mouvement qui s’agite autour de leurs trente ou de leurs quarante ans; mais le compte à la vérité n’est pas aussi facile à faire, surtout pour les esprits supérieurs semeurs d’idées, organisateurs d’avenir. Si l’on veut dire à quelle génération appartient l’un d’eux, il ne convient pas de calculer l’âge de sa force virile, mais de connaître le temps de sa vie où il a été en harmonie avec son milieu. Or, il y a des hommes qui, en avance sur elle, préparent leur époque: Watteau peint ses premières coquetteries d’amour, ensoleillées de grâce, tandis que vieillit Mme de Maintenon; David travaille à ses guerriers romains aux heures raisonneuses et jouissantes de Louis XVI; Benjamin Constant écrit Adolphe vingt ans avant qu’on ne le doive comprendre. D’autres — et ce sont au reste les plus nombreux, — l’accompagnent, ou quelquefois, apparaissant quand elle va finir, la précisent et la formulent. Il en est même qui vivent en dehors de ses limites, tantôt attardés aux années déjà closes, tantôt séduits dans l’histoire par un passé qui les appelle et y trouvant librement, au moyen d’une fiction, leurs émotions et leurs plaisirs; ou bien encore, découvreurs d’horizons lointains, venus, on ne sait comment, deux ou trois siècles trop tôt dans la vie.

Né en 1824, Puvis de Chavannes avait l’âge des puissants désirs et des grandes espérances quand le second Empire débuta, et il devait peindre alors, sous le règne d’art de Carpeaux et de Baudry, après de longs recueillements, ses œuvres déjà maîtresses d’Amiens et de Marseille. Il semblerait donc, si l’on s’en tenait au calcul ordinaire, qu’on dût le considérer comme un artiste de ce temps, qui est celui de sa pleine virilité et de l’affirmation première de son art; mais l’erreur serait grossière à l’excès, car l’on n’imagine guère un homme plus différent d’un milieu. Puvis de Chavannes, vivant dans une atmosphère factice et bruyante, s’abstrayait d’elle et pressentait dès lors une autre époque. Même l’on peut se demander, tant paraît éloignée de l’agitation de nos jours la sérénité de son œuvre, si cette époque est arrivée et ne doit pas être faite plus tard d’années qui ne sont pas venues encore; — la lenteur que nous avons mise à nous élever vers lui le ferait croire au surplus. — Mais ces deux apparences trompent.

En avance sur sa génération, il l’avait préparée avant qu’elle eût commencé d’être, — précocité dangereuse, car l’on est incompris et quelquefois traité sans mesure Par les esprits étrangers au milieu desquels on est perdu, — et si, lorsqu’elle eut grandi, il y resta d’abord un isolé, c’est qu’elle eut besoin pour le comprendre du long temps qu’elle mettait à se comprendre elle-même. A la fin, les yeux se sont ouverts et, après lui avoir marchandé le succès, on lui a prodigué la gloire: il ne s’est ému de rien. Possédé par sa vision, il l’a suivie avec une confiance de voyant, indifférent au reste; il ne s’est ni laissé retarder, ni laissé entraîner, toujours lui-même et toujours libre, donnant aux intelligences qui l’entouraient une haute leçon d’indépendance. Car il était sûr de sa pensée, d’autant plus sûr que sa production avait été tardive: il ne s’était pas jeté trop jeune dans la mêlée avec ces audaces impersonnelles dont la réussite trompe pour la vie; il avait longuement, lentement réfléchi, les oreilles fermées à tous les susurrements de la renommée, l’esprit inaccessible à ses tentations faciles, et, seul avec lui-même, avant de faire son couvre, il l’avait senti, jugé, vu.

Il ne faudrait pas croire davantage que le temps présent soit trop agité pour que l’art de Puvis de Chavannes lui puisse appartenir. Sans doute le maître majestueux n’en a pas rendu la fleur de peau ainsi que, plus actuels, d’autres l’ont fait; mais, aussi moderne qu’eux, il l’a approché jusqu’en son intimité profonde, par cela même se faisant plus insaisissable; il en a dit les aspirations, les rêves et les désirs, tandis qu’il l’idéalisait en l’égalant à son idée. Et, s’unissant de la sorte à lui, il a exprimé le charme mystérieux de notre vie; il a perçu l’harmonie secrète de l’homme et de la nature, harmonie qui nous échappe encore dans le chaos de nos idées; et il est arrivé, par la simplification des choses dont nous vivons, à la conception des symboles humains.

Psychologie d'art : les maîtres de la fin du XIXe siècle

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