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PRÉFACE

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Il s’est produit, depuis que les siècles passent, une transformation à chaque époque nouvelle de l’humanité, époque faite le plus souvent d’un laps d’années très court; et, si nous connaissions dans leur précision et leur intimité les temps enfuis, ces mouvements aperçus deviendraient pour nous la plus passionnante des histoires, une suite des états d’âme du monde humain, un musée des époques mortes le plus captivant qu’on imagine. Mais nous voyons ces choses à des distances lointaines et elles nous apparaissent pour la plupart généralisées, groupées, confondues.

Cependant l’humanité qui se transforme incessamment reste incessamment la même, — attachée au bien, portée au mal, — semblable aux individus qui demeurent toujours eux-mêmes par le tempérament et se modifient sans cesse par le caractère, qui naissent imaginatifs ou matériels, tendres ou brutaux, et qui sous l’influence de leur volonté et au choc des accidents de la vie changent à toute heure, en gardant malgré tout leur nature. Ainsi immuable dans son principe, elle est le motif éternel sur lequel les siècles brodent des variations en passant: l’humanité a son tempérament, chaque époque de l’humanité a son caractère.

Dans la course mouvementée et imprévue des temps humains il arrive toujours, en effet, qu’un certain nombre d’années s’assemblent par une communauté d’idées, de goûts et de mœurs, s’agglomèrent, formant ce qu’on appelle, d’un terme imprécis à l’égal de ce qu’il représente, une génération: car les limites de ces époques sont insaisissables le plus souvent, et leurs passages presque insensibles si quelque événement subit n’en vient brusquer la transition. Elles se suivent en naissant les unes des autres, se renouvellent par une révolution invisible d’éléments mal connus et se trouvent naturellement dissemblables en leurs oppositions successives. Dès lors, chacune d’elles a sa forme particulière, sa marque, son revêtement: elle a ce caractère propre qui se montre à nous, dès que nous la pouvons pénétrer, non par les fastes extraordinaires de son histoire mais dans la vérité de sa vie vécue; et, si les années qui confinent à elle nous sont familières aussi, nous voyons du même coup la diversité des générations qui se remplacent.

Que l’on regarde le temps de Molière entre ceux de Voiture et de Fénelon; ou, plus près de nous, que l’on s’arrête un instant à chacun des cycles qui ont formé ces cent ans finis. On voit le siècle s’ouvrir par l’époque de Napoléon, presque faite d’un seul homme, — phénomène sans doute unique dans l’histoire des peuples et qui, chez ce prodigieux être, reste le prodige suprême, — sortie néanmoins du passé, réaction nécessaire à l’anarchie et développement logique de la renaissance romaine, des tableaux de David et des guerres de la République. Ensuite l’époque du romantisme: après les temps durs, les heures tendres; après les dépenses physiques, les activités intellectuelles; des rêveries, des caprices, des névroses, des luttes, du génie; de l’aristocratie sous le sceptre d’un roi bourgeois. Et puis celle du second Empire, temps de satisfaction matérielle où l’argent et le plaisir donnent une illusion de la prospérité ; on s’amuse sur une terre brûlante qui aux derniers jours du régime éclatera effroyablement. Enfin celle-ci, née d’une leçon profonde; faite d’inquiétude, d’indépendance et de sensibilité ; nerveuse et curieuse; d’une intelligence puissante à s’assimiler tous les temps et souvent oublieuse du sien; éprise d’art, élégante et raffinée; ayant le désir du bien, mais peu capable de le faire dans son inconsistante volonté ; irrespectueuse à l’excès; ironique de toutes ses tendresses repoussées et renfermées; âpre au gain et au plaisir en ses apparences grossières, au fond chercheuse d’idéal, mystique, réfléchissante et religieuse; époque sans harmonie et sans cohésion, extraordinairement diverse et incertaine, et qui nous le paraît d’autant plus que c’est d’elle qu’est faite notre vie, cette chose qui à tout instant nous échappe; époque que nous voyons finissante et qui dans son adieu nous donne pour le siècle à venir un pressentiment d’amour. On la condamne avec trop de facilité, car c’est une opinion bien superficielle qui juge un temps au bruit de ses scandales; ni les tripots politiques ni les restaurants de nuit ne sont l’élément constitutif d’une société, pas plus qu’une verrue ne constitue le visage d’un homme; mais tout ce qui fait du bruit attire et, fussent-ils plus nombreux, jamais les gens honnêtes ne seront aussi remarqués qu’une fille ou qu’un fripon à la mode. Au reste, il est dangereux de trop parler de décadence: à la fin, on s’y laisse aller et on y tombe.

Une époque se connaît par les hommes de pensée qui la vivent, êtres sensitifs qui l’ont annoncée ou qui, maîtres d’elle, la formulent. Tandis que la foule marche, menée par les uns, arrêtée par les autres, ils sont les observateurs des passions, mêlés au mouvement général sans être entraînés par lui; ils le reflètent, en le précisant, et ils sont une expression synthétique de leur époque. Chaque siècle a ses hommes qui l’expliquent ainsi et le résument, esprits modernes qui ont inspiré leur temps et vécu de lui, êtres supérieurs qui ont senti les caractères de l’heure présente et à des distances diverses se sont approchés de la connaissance humaine: c’est avec eux que s’écrit le livre d’une époque, de même que celui de l’humanité s’écrirait avec les quelques hommes de génie, émanations et expressions de la vie universelle, qui ont, au cours des temps, pénétré l’âme et pour ainsi dire étudié les passions abstraites de l’homme, entrevoyant dans leur vision le sens de son énigme.

Chaque époque a des manifestations et des tendances diverses, dont son essence se compose; il y a en elle des aspirations et des hésitations qui la traversent comme des courants, en lui créant une atmosphère, un milieu, et qui déterminent sa physionomie. La plupart des hommes qui la vivent sont saisis, chacun selon les besoins de sa nature, par l’un de ces courants qui font sur eux comme une mise au point moderne; les uns pris par le mouvement esthétique, d’autres par le mouvement sentimental, ou autrement encore. Les artistes d’une génération ressentent de la sorte, les uns ou les autres, toutes les émotions qui l’agitent; mais jamais il ne s’en rencontre un qui les éprouve toutes assez directement et assez involontairement pour pouvoir donner à lui seul une image de son temps. De même que pas un homme ne représente l’humanité : ni Léonard, ni Rembrandt, pas un homme ne représente son époque: ni Titien, ni Rubens; Le Brun qui eut à un si haut degré le sens des grandes années de Louis XIV en donne une idée fausse sans Le Sueur et sans Coysevox. Pour reproduire l’image d’un temps, il faut une réunion d’hommes, il faut l’ensemble des artistes qui ont participé à ses divers moments: idées immatérielles, goût des choses, recherches de la nature, poursuite de l’amour, — et qui forment, en se réunissant, sa synthèse.

L’on peut donc chercher à comprendre une époque en demandant à ses artistes le mobile de leur effort et le secret de leurs désirs, à ses artistes surtout, parce .qu’ils sont les plus naturels, les plus involontaires, les plus impulsifs de ses hommes de pensée. Mais il convient de seulement interroger ceux qui seuls ont pris véritablement part à leur temps, c’est-à-dire les sincères: il est vrai que chacun croit l’être, àlors qu’il est si rare de le rester entre les préjugés d’un passé qui se survit et les tentations d’un avenir chimérique. La sincérité, ennemie également du voulu et du convenu, n’est le propre ni de ceux qui prolongent les autrefois et s’emprisonnent parmi des reliques, ni de ceux qui, désireux quand même d’un nouveau et l’appelant avec des théories, se font excentriques dans leur impuissance à être originaux: un temps ne peut s’expliquer ni par ceux-ci ni par ceux-là.

Nous voulons essayer, au moyen d’une étude des artistes modernes, de donner une représentation du temps actuel; nous voulons tenter de réunir, pour une sensation d’ensemble de la vie d’aujourd’hui, ceux d’entre eux qui ont saisi et exprimé un des côtés modernes de cette vie: recherche périlleuse tandis que le présent est enténébré de caprices et de modes. Par une puissance de leur sensibilité, ils ont reçu avant les autres ou plus profondément qu’eux, une impression de leur époque et, en la personnalisant, ils ont contribué à la modification incessante de l’humanité. On les reconnaîtra plus tard pour des artistes de la fin du XIXe siècle, qu’ils aient dit notre inquiétude excessive de la femme ou notre inconscient désir de la nature, qu’ils aient pénétré l’âme agitée et souffrante du peuple on éprouvé le sentiment divin qui nous émeut, qu’ils aient surpris la grâce et l’ironie de notre élégance ou le mystère de notre tendresse, qu’ils aient rendu l’excitation sensuelle de notre vie ou notre nervosité délicate, notre intelligence de la réalité simple, ou notre sens affiné de la volupté, ou notre goût de la somptuosité et de la couleur. Ce n’est pas tous les artistes les plus illustres qu’il convient de choisir pour un tel essai: l’illustration est un bruit vain; mais ceux qui s’abandonnant à la grande émotion de la vie sont chacun une expression virtuelle et particulière du monde contemporain, ceux qui ont senti l’âme de la foule passer dans la leur et y laisser un de ses secrets en passant.

Psychologie d'art : les maîtres de la fin du XIXe siècle

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