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LE CHARME

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Lorsqu’on est accoutumé à voir la peinture de Puvis de Chavannes, — car il est nécessaire de se familiariser avec certains esprits supérieurs pour ne plus être surpris par eux, — la première impression donnée par le morceau revu est une sensation de charme qui pénètre lentement, profondément, pleinement. Aujourd’hui que tous se sont à la fin inclinés devant ce maître avant même qu’il ne fût mort, il est d’usage de l’admirer plus qu’on ne le juge, et l’une des habitudes de cette admiration courante est d’intituler ce charme «de la grâce antique» : expression toute faite, et qui se redit avec la facilité d’une formule. L’erreur en est d’autant plus fâcheuse qu’il n’existe pas de grâce antique.

Certes tous les temps ont connu la grâce, puisqu’à côté de la force elle est l’arme pour les luttes de la vie, — mais à des degrés tout à fait divers: qu’on note seulement, auprès de nos plus gracieuses époques, telles autres presque oublieuses d’elle ou dédaigneuses de sa vanité. Chez les anciens, nous ne la voyons point: elle ne se montre à nous ni par les femmes qui la disent, ni dans l’art qui la répète après elles; et il semble, tant elle paraît peu leur manquer, qu’elle leur soit inutile. A la vérité, — hormis les héroïnes bibliques toutes belles et simples, — les femmes de l’antiquité, recluses dans la maison familiale, nous restent invisibles et mystérieuses, à peine imaginées dans la monotonie passive de leur vie, pages pleines de secrets muettes pour toujours; et de la femme antique nous ne connaissons que son déchet moral, les courtisanes, — hétaires d’Athènes ou de Corinthe, prêtresses d’Isis ou de Vénus: mais celles-là mêmes, — filles de joie qui se complaisaient avec amour en toutes les variations de la beauté et du vice, — bien que vivant de séduire des hommes, n’avaient de la grâce que ce qui leur en était indispensable pour continuer leur existence. Quant à l’art, qui garde longtemps le reflet des vies effacées, c’est avec la puissance orientale, la force romaine, la souplesse et la beauté grecques qu’il apparaît, rarement avec la grâce: que l’on se promène parmi les figures antiques au British Museum ou à la Glyptothèque, au musée de Berlin ou à celui de Naples, au Louvre, au Vatican ou au Capitole, au milieu des Assyriens, des Egyptiens, des Grecs, des Étrusques ou des Romains, nulle part on ne la sent dans l’atmosphère. C’est qu’elle n’a été la caractéristique d’aucun des cycles de l’antiquité : la Grèce a trop de beauté, Rome trop de force; et à travers l’Egypte immobile dans le hiératisme de ses formes, comme dans Athènes chercheuse de simplicité pour les corps et pour les esprits, ou auprès des courtisanes impériales désordonnées et grossières, l’art reste éloigné de la grâce. La Vénus de Milo y est indifférente en sa consciente et sévère féminité ; et, en sa splendeur tumultueuse, la Victoire de Samothrace; elle-même l’exquise déesse, faite pourtant de charme physique, la Vénus de Médicis à la volupté qui s’effarouche. Il faut, pour découvrir une telle recherche, arriver aux derniers modeleurs de Tanagra, dont le petit art aux arrangements voluptueusement détailleurs n’est plus à la fin qu’une mise en valeur de la femme: on ne peut trouver la grâce que dans les miettes de l’antiquité.

Puvis de Chavannes n’est au surplus ni antique ni gracieux. Ce qui donne le caractère antique à une œuvre, c’est la forme et c’est l’expression antiques, le milieu matériel et la vie morale. Sous le nom de reconstitution, nous nous sommes plu à faire d’une recherche de tous les autrefois une des passions du temps présent et nous nous y sommes exercés dans nos théâtres, dans nos expositions, dans nos maisons. Cependant si, s’occupant des peintres appliqués à l’étude du passé, l’on s’arrête devant des tableaux de M. Gérôme ou de M. Lecomte du Nouy, on pourra y voir la forme de l’antiquité dans une représentation fidèle et facile de ses intérieurs ou, ce qui est mieux, de ses habitudes et de ses manières d’être; et même, si l’on regarde M. Alma Tadéma peindre les faits divers de l’histoire ancienne, on sentira qu’il cherche à exprimer un peu de vie en les animant facticement au moyen d’un accessoire de nature toujours semblable à travers les siècles, comme la jonchée de fleurs dans les Roses d’Héliogabale. Mais toutes ces toiles, qui donnent une impression antique, tantôt vivante, tantôt morte, ne sont que des figurations d’hommes et de femmes quelconques, trop peu synthéthiques pour être généralement humains, trop peu particuliers pour appartenir réellement à une époque: de pareilles évocations n’intéressent, à la vérité, ni notre curiosité psychologique, ni notre sens de la vie. C’est qu’une reconstitution complète, en dehors des costumes et des décors, en outre de tout ce qui est extérieur, demande une âme; et il se trouve que l’artiste capable d’approcher l’âme humaine s’en va quasi toujours à celle qu’il peut connaître. Aussi la restitution du passé par la forme et même par l’expression est-elle un travail d’archéologie, non une œuvre d’artiste épris de vivre.

Rien de tout cela n’existe dans l’art de Puvis de Chavannes. Sans doute, à regarder le costume des personnages qu’imaginait son esprit, l’on a pu se méprendre sur leur apparence antique, mais le peintre — les enveloppant plus qu’il ne les habillait — a fait avec des draperies une recherche d’idées et de lignes, non une application de modes; insoucieux des époques finies, il a vêtu simplement des êtres symboliques en la simplicité primitive. Quant aux décors, la nature, cette éternelle contemporaine, les lui a tous posés; celle de France, le plus souvent même celle de Neuilly familièrement aimée. Ames de cette nature, ces femmes et ces hommes vivent en elle, modernes non par une ressemblance particulière ou typique mais par l’idée, modernes par leur expression humaine. Convenait-il bien alors d’évoquer les temps romains parce que, devant tel fragment de la décoration d’Amiens, devant le Repos ou la Paix, passe en fuyant et sourit un souvenir du doux Virgile, l’amoureux des champs? Et le peintre et le poète pour avoir goûté une même «douceur du pays» à des heures diverses ne peuvent-ils rester chacun dans leur siècle? On parle d’une âme antique qui flotte éparse dans les bois sacrés de Puvis de Chavannes, sans même savoir, au milieu de toutes les antiquités différentes, à laquelle on pense. A la vérité l’art sublime du maître de Lyon semble nous attirer hors de notre temps, et si réellement il nous entraînait vers les anciens, ce serait à Platon du moins plus qu’à Virgile, mais c’est à un jadis plus lointain encore qu’il nous conduit, et sa Vision antique, qui est bien une vision d’autrefois, ne donne la souvenance d’aucun passé vu dans les livres; libres de nos chaînes matérielles, il nous appelle à l’Eden, à la terre promise de nos rêves, et dans une paisible envolée de bonheur il nous y donne l’émotion d’une heure vécue ou que nous voudrions vivre. Et cela est une impression moderne.

Non plus qu’il ne s’est inspiré de l’antiquité, Puvis, de Chavannes n’a jamais été le peintre de la grâce. Il ne connaît ni les coquetteries ni les félineries, ni les sourires qui câlinent, ni les lignes qui serpentent, ni les bras qui s’arrondissent, ni les hanches qui ondulent en des souplesses voulues; il ne connaît pas les détails: il est le peintre du charme.

Le charme est une chose générale, un ensemble: la grâce est une chose particulière, un détail. Pour représenter la grâce, on figurerait une femme jolie, précieuse comme un bibelot, très déterminée et remplie d’agréments; pour représenter le charme, on imaginerait une femme toute généralisée, synthétique, presque impersonnelle. Certes les choses particulières peuvent plaire infiniment, chatouiller l’esprit, — les sens surtout; mais les choses générales peuvent seules nous enchanter, ainsi que le fait en son atmosphère de bleu céleste le plafond de l’Hôtel de Ville, Ces deux modes du sourire — le charme et la grâce — se trouvant être ainsi d’une essence assez contraire, ce qui caractérise le mieux leur dissemblance, c’est que l’un peut s’appliquer à tout ce qui existe, à l’hiver comme à l’été, aux femmes et aux hommes, aux jeunes gens et aux vieillards, — tandis que l’autre n’est que du domaine réservé de certains êtres, privilége de quelques femmes à l’âge triomphal de leur féminine puissance, précieux auxiliaire dont elles avivent leur beauté en rendant gracieux avec elles tout ce qu’elles touchent, tout ce qu’elles approchent. Le charme, lui, n’a pas de ces séductions; mais, toujours impalpable, il emplit l’espace d’un air léger qui, pour presque tous, malgré duretés et tristesses, fait la vie douce; il est calme et béat, étranger à toutes les mobilités de la grâce: on regarde une femme gracieuse aller et venir, se retourner, se courber ou se relever; on regarde vivre un être charmant. La grâce a des manières et l’on peut dire qu’elle est la provocation du détail; dans le charme au contraire rien ne nous appelle, tout nous attire: et, en les traduisant par une impression physique, celui-ci pénètre, celle-là pique. Pour essayer de comprendre ce charme insaisissable, accompagnement mystérieux de certaines choses et de certains êtres, il faut le faire revivre dans son sens d’autrefois: l’incantation, mot magique, expression flamboyante d’extra-humain, pleine d’immatériel, et faire revivre aussi pour dire la grâce, le vieux mot d’appât, matériel et captivant: les appâts, caresses des yeux, appel des désirs.

On ne trouve la grâce dans aucune des œuvres de Puvis de Chavannes. Pas de grâce dans le Ludus pro Patria où les jeunes hommes en la beauté de leur jeunesse s’exercent au javelot, entourés des vieillards et des femmes; pas de grâce dans le Rhône et la Saône où l’exquise rivière marie sa délicatesse à la force du fleuve puissant; pas de grâce dans l’Alma parens où sous les vivifiantes frondaisons des bois apparaissent les jeunes femmes aux harmonieuses lignes, suaves amoureuses de l’idée; pas de grâce dans Marseille, porte de l’Orient, où, entre juif et turc, une fille de Syrie d’une tendresse merveilleusement simple, se tient assise dans la patience du voyage incertain, ayant non loin d’elle d’autres filles du Levant aux beautés diverses et calmes. Partout du charme, le charme qui est l’universelle enveloppe de cette vie et qui circule comme l’air emmi ces hommes qui travaillent et ces femmes qui songent, emmi ces douces réalités presque muettes et longuement pénétrantes. Le charme n’est pas gracieux et il se rit dans ses libertés des arrangements de la grâce: à vrai dire, il peut s’en parer comme la beauté se pare d’un ornement, mais elle risque toujours de le compliquer et jamais l’art de Puvis de Chavannes ne s’est agrémenté d’elle. Regardez les plus féminines mêmes de ses œuvres: vous trouverez sans grâce les Muses acclamant le Génie et l’Été sans grâce; dans la souplesse immatérielle des Muses aux ondulants profils comme dans la caressante richesse de vie des baigneuses, c’est une expression générale que l’on saisit, où pas un détail ne détourne la pensée; et, dans l’Été, la belle femme couchée, d’un éclat presque luxuriant, toute mêlée à son milieu, n’est elle-même que charmante en l’absolue simplicité de ses lignes.

Toutefois, si l’on remonte jusqu’aux premiers jours de l’humanité, la grâce naturelle s’y confond avec le charme qu’elle produit, et peut-être dira-t-on alors qu’il est la grâce édénique que nous voyons en rêve à travers nos fatigues et les obscurcissements de nos âmes; et nous aimons Puvis de Chavannes parce que son œuvre entier est fait d’un tel charme dans la sérénité de son atmosphère, de ses mouvements et de ses couleurs. Il met de l’air un peu divin dans l’air qui nous étouffe; il donne l’apaisement à nos yeux parfois lassés de trop voir.

Psychologie d'art : les maîtres de la fin du XIXe siècle

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