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PRÉFACE CAUSERIE EN GUISE DE PRÉFACE

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Table des matières

Depuis beaucoup d’années, disciple de la philosophie positive, je l’ai trouvée bonne à bien des choses; aujourd’hui, je la trouve bonne même à mettre quelques mots en tête d’une aimable Nouvelle qui a paru dans la Revue dirigée par M. Wyrouboff et par moi. M. Noel réclamerait si je prétendais attacher une thèse à son œuvre; mais, à mon tour, je me reprocherais de perdre l’occasion de causer en philosophe et en vieillard autour d’une vie que l’auteur a représentée simple, tranquille, occupée, heureuse.

La philosophie positive est plus répandue que connue. Qu’on ne se récrie pas sur cet apparent paradoxe; je l’explique. Plusieurs de ses principes, de ses propositions, de ses apophthegmes, de ses dictons, sont passés dans le domaine commun. On en use, et bien souvent celui qui s’en sert ignore d’où ils proviennent. Ils appartiennent au premier occupant, et, même sous cette forme de fragments qui semblent sans lien, ils sont utiles à la raison publique. Mais la source en est dans le grand livre de M. Comte. J’ai contribué, dans ma mesure, à cette diffusion; et ici, recueillant mes souvenirs, j’aime à me rappeler et l’impression que le livre du maître produisit sur moi, quand pour la première fois je l’ouvris, et la part que dès-lors je me crus obligé, en conscience, de prendre à l’élaboration de la doctrine.

La vie, si elle est pour quelques-uns un roman bruyant et éclatant, est pour la plupart une humble nouvelle. Au début de la jeunesse, on cherche l’emploi de ce que l’on sait et de ce que l’on peut, de ses aptitudes et de son caractère. Cela trouvé ( quand on le trouve), on se case, on se marie, on travaille, on a des succès, des revers, on éprouve quelques joies, on pleure souvent; et puis, tout surpris, on s’aperçoit qu’on est vieux, très vieux, et que l’écheveau de la vie est bien près d’être dévidé. Quel vieillard n’a éprouvé cette surprise? Et quel, dans cette voie descendante, n’a été tenté de dire comme Voltaire octogénaire: «Quand j’étais à l’âge heureux de soixante-

» dix ans?»

L’histoire du personnage créé par M. Noel commence à la naissance et finit à la mort. On aime assez ce genre de récit, où, au lieu d’une action, on voit une existence se dérouler au milieu de circonstances qui la favorisent ou la contrarient. Enfant, jeune homme, il est, en apparence du moins, sans aptitudes bien déterminées, et surtout il n’a aucun goût pour rien de ce que sa famille désirerait de lui; mais il garde, comme un trésor qui fructifiera, une profonde impression de la campagne, où son enfance s’est passée. Pourtant, parmi les études et les professions qu’on lui propose, il en est une pour laquelle il se décide: c’est la médecine. Il n’en fera rien; mais là il touche à mainte connaissance, à maint côté de l’humanité , qui s’impriment profondément dans l’esprit et dans le cœur.

. J’en parle par expérience. Moi aussi, comme le personnage de M. Noel, j’ai étudié la médecine, sans en avoir jamais rien fait, ni comme titre, ni comme pratique. Et cependant je ne troquerais pas contre quoi que ce soit cette part de savoir que j’ai jadis conquise par un labeur persistant. Pour l’homme qui ne craint pas de compatir avec les lamentables misères de la nature humaine, soit qu’elle se montre pâle et défigurée sur la table d’amphithéâtre, ou que, dans un lit d’hôpital, elle demande secours contre la douleur et le danger, peu d’enseignements valent celui-là. J’ai touché à bien des points dans le domaine du savoir; aucun ne m’a désintéressé de la médecine, des recherches qu’elle poursuit et de la contemplation de cette pathologie, inévitable tourment des êtres vivants, sur laquelle il est si difficile et si beau de remporter de notables victoires.

Je viens de dire que je n’ai point pratiqué la médecine. En ceci, une rectification est à faire. J’ai, depuis près de trente ans, réalisé l’hoc crat in votis d’Horace: un petit jardin dans un petit village. Là, quand j’y vins, comment sut-on que je m’étais occupé de médecine, je l’ignore. Toujours est-il que les paysans mes voisins, quand ils tombèrent malades (et les idylles n’empêchent pas qu’on ne soit malade aux champs comme à la ville), réclamèrent mon secours. Faisant la médecine gratis, j’aurais eu une clientèle fort étendue; mais je circonscrivis sévèrement ma sphère d’action, et, prudent, dévoué, visitant plusieurs fois par jour mes malades qui étaient à ma porte, je rendis d’incontestables services. Plus tard, feu M. le docteur Daremberg, qui vint se fixer dans le même lieu et qui, comme moi, aima Hippocrate et son antique génie, s’associa à mon office; et plus d’une fois, sur la fin, nous avons exprimé le regret de n’avoir pas songé à rédiger la clinique de notre petit village, car il y eut des cas fort intéressants. Maintenant, la vieillesse m’a déchargé de ce service bénévole; mais j’y ai acquis l’amitié et la gratitude de mes voisins; et, pour parler comme le vieillard de La Fontaine,

Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui.

Pendant que je quittais la médecine pour des travaux tantôt imposés par les circonstances, tantôt entrepris de mon choix, le personnage de M. Noel, la quittant, lui aussi, rentrait dans sa chère campagne. Il devenait fermier. Le robuste travail de la terre est une des meilleures occupations que l’homme puisse avoir. En parlant de ce sol que les bras du laboureur fécondent, le poëte a dit: Justissima tellus. Peut-être y a-t-il un peu d’optimisme dans cette épithète. Du moins, la justice de la terre est parfois annulée par l’inclémence du ciel, ou par l’invasion d’animaux destructeurs, ou par la pullulation de parasites malfaisants; mais, en somme, elle paye les soins de l’homme; et la magnifique description que Buffon a tracée de la nature cultivée n’a pas un trait qui ne soit vrai et à sa place.

M. Noel a mis son récit au milieu des campagnes normandes si plantureuses. J’aime la Normandie, et je lui appartiens. Mon père naquit à Avranches, petite ville perchée sur une espèce de promontoire d’où, dominant un pays charmant qu’il faut voir quand les pommiers sont en fleurs, elle regarde en face d’elle l’abbaye du Mont-Saint-Michel et sa grève désolée. Grandiose est l’effet de cet antique et admirable édifice de granit, jeté en défi à une mer qui, deux fois par jour, vient l’entourer de son flot grondant. J’ai entendu conter dans la famille qu’un de nos aïeux, orfèvre comme ses pères et comme ses descendants, fut appelé à l’abbaye pour réparer un groupe en cuivre qui représentait Satan terrassé par l’archange Michel. Le bonhomme, examen fait, dit aux moines:

«Votre diable est bon, mais l’archange ne

» vaut rien.» Malheureusement il était huguenot; sa parole fut mal prise, on l’inquiéta, il eut peur et se convertit. Depuis ce temps-là, la famille est catholique. A quoi tiennent les conversions! A quoi tiennent les damnations! Sans la malencontreuse goguenarderie d’un aïeul, tous ces gens-là restaient huguenots et étaient damnés éternellement.

Souvent, en me comparant à mon père et en reconnaissant combien je lui suis inférieur, j’ai regretté que les circonstances n’eussent pas été plus favorables à lui et, par compensation, moins à moi. Qu’est-il advenu? Il a passé inconnu, vieillissant dans un emploi obscur, après avoir parcouru, non sans naufrages, les mers de l’Inde et combattu contre les Anglais. Et moi, quelques travaux qui ne sont pas restés sans encouragement de la part du public, m’ouvrant les académies, m’ont placé avantageusement parmi les hommes de ma génération. Les succès tardifs (les miens l’ont été ) ont cela de particulier que, n’éveillant pas dans l’âme une ambition qui serait sans avenir, ils demeurent sereins, comme la vieillesse quand elle est sage.

Sage avant là vieillesse, l’homme de M. Noel, tout occupé de ce qui lui plaît le mieux, est engagé, sans réserve, dans la culture de ses champs. Les paysans, mes voisins, me le représentent sans peine: tous propriétaires, ils travaillent dur et se réjouissent d’une joie intime quand ils voient leurs grains lever heureusement, ou pendre, comme cette année, à leurs ceps plus de grappes qu’il n’y en a eu depuis bien longtemps. Sans doute, le gain, et un gain légitime, est ce qui les touche surtout; pourtant il est dans la croissance de ces riches végétaux un charme qui, tout obscur qu’il est, pénètre jusqu’aux moins sensibles natures. Les champs sont tour-à-tour si verts, si blancs, si rouges, si jaunes! Même à la fin de vie où je suis, et avec quelque philosophie que j’envisage le terme prochain de l’existence, je me prends à regretter de n’avoir pas quelques années de plus devant moi à voir verdoyer mes tilleuls et rougir mes pêchers.

Je n’entends rien à l’agriculture, et n’ai jamais ni tracé un sillon, ni conduit un attelage obéissant le long de ces grandes lignes brunes dont j’admire toujours la savante régularité ; mais je comprends qu’un homme appliqué, qui a des connaissances variées, puisqu’il a étudié la médecine, arrive non seulement à concevoir la subordination de l’art agricole à des principes qui émanent de plus haut, mais encore à entrevoir un règne de la science gouvernant les doctrines et les opinions.

L’empire pris désormais par les sciences sur tout le domaine industriel, où elles se font céder la place par le vieil empirisme, guide nécessaire des premières entreprises, n’est que le côté extérieur de leur puissance. Le côté intérieur réside dans la réalité effective dont elles sont les seules interprètes, et dans la généralité, transformable en philosophie, qu’elles atteignent par leur ensemble. Tout le savoir est là. Cela est sans conteste pour la mathématique, pour l’astronomie, pour la physique, pour la chimie, pour la biologie; cela est sans conteste même pour la sociologie; du moins, depuis l’œuvre décisive d’Auguste Comte, le nombre de ceux qui nient que l’évolution historique obéisse à des lois naturelles va sans cesse diminuant. Que reste-t-il donc en dehors? La théologie et la métaphysique. Mais la critique historique a victorieusement établi que tout ce que l’on raconte des êtres surnaturels est légendaire et mythique, et forme un chapitre du développement social, et non un chapitre des existences visibles et démontrées. Puis, de son côté, la critique expérimentale a établi que les conceptions métaphysiques sont purement subjectives, c’est-à-dire des vues de l’esprit, qui, toutes, doivent être contrôlées à posteriori, contrôle qui en détermine la valeur, l’admission, le rejet.

— Qu’elles restent dans leurs laboratoires et leurs amphithéâtres, ces sciences téméraires! s’écrient la théologie et la métaphysique; elles n’en doivent jamais sortir, incapables qu’elles sont, dans leur infirmité et leur terre-à-terre, de s’élever jusqu’aux sublimités des idées absolues et des choses divines. — Tout-à-l’heure je répondrai à cette objurgation; mais n’est-il pas curieux de voir la théologie et la métaphysique se retirer, ayant été durement échaudées, de tous les domaines particuliers du savoir, et ne se plus réserver que je ne sais quelle généralité qu’elles façonnent à leur gré ? Ah! il n’en était pas ainsi dans les temps où leur empire, alors légitime et utile, s’étendait sur toutes les conceptions. Les astres étaient des êtres divins qui réglaient les saisons, et la terre, une déesse qui donnait ou refusait ses trésors, selon la piété ou les offenses des mortels. Jéhovah ouvrait les cataractes du ciel pour en laisser tomber les eaux du déluge; puis il mettait son arc dans les nuées. Le tonnerre était la manifestation du courroux de la Divinité, qui lançait ses carreaux vengeurs. La nature était une personne qui ne faisait rien en vain; et, dans les étranges maladies qui affligent le système nerveux, c’était le démon qui prenait possession des pauvres patients; il est vrai qu’on l’en délogeait par un exorcisme. Toutes ces conceptions, autrefois effectives et reines des croyances et des actes, sont devenues de pures imaginations dues à un autre âge; et les miracles informes et mal venus que le cléricalisme suscite çà et là de nos jours ne leur rendront pas la vie qui les a quittées. J’ajoute que faire beaucoup de miracles est mauvais signe. A l’époque où le polythéisme commençait à être singulièrement menacé, aux premier et second siècles de l’ère chrétienne, jamais sa fécondité en ce genre ne fut aussi grande. Les chapelles de Lourdes étaient partout; les eaux de la Salette abondaient, et l’on ne pouvait faire un pas sans rencontrer un miraculé. Lucien s’en moquait. Le fait est que le polythéisme eut beau s’évertuer, il ne put prévaloir contre la nouvelle doctrine, qui, à son tour, après quinze cents ans de règne, s’évertue comme lui.

Mais est-il vrai que les sciences soient incapables de former un corps d’idées générales qui fournisse un solide fondement à la vie individuelle et sociale? A ce doute M. Comte a répondu en marchant, c’est-à-dire en traçant les linéaments essentiels d’une philosophie qui, établie entièrement sur les sciences, non seulement se pose en rivale de la théologie et de la métaphysique, mais encore revendique le ralliement de ces esprits et de ces cœurs, déserteurs incessants des doctrines traditionnelles. Je ne raconterai pas cette opération à la fois décisive et opportune, déjà racontée plus d’une fois; je préfère appeler l’attention sur la mutation qui s’effectue dans le mode de penser. C’est là, en effet, le gond sur lequel tournent les rénovations sociales. De théologique ou métaphysique, le mode de penser tend à devenir positif. Cette mutation, d’abord effet particulier de chaque science particulière, prend, en revêtant le caractère philosophique, le rôle de cause à son tour, et elle agit directement dans le sens que la raison moderne affectionne. De là, sa prise d’état dans le présent et sa force dans l’avenir.

Tout est filiation et, par conséquent, transaction au sein du monde social; et une transaction se fera entre l’esprit moderne et l’esprit ancien. Aujourd’hui même on peut contempler un cas bien remarquable de relativité dans ce domaine théologique où l’absolu, prétend régner en maître. L’Afrique en est le théâtre: tandis que le christianisme, soit catholique, soit protestant, essaie infructueusement de se propager parmi les populations qui en occupent le centre, au contraire, l’islamisme, animé, lui aussi, de l’ardeur posélytique, y fait les plus grandes conquêtes et convertit à sa loi les peuples et les princes: l’islamisme, religion moins savante que le christianisme et produit d’un milieu moins avancé. Semblablement, chez les peuples chrétiens, l’esprit positif n’en pénétrera pas également toutes les fractions; mais il prendra la direction de leurs affaires sociales et politiques, comme il a pris déjà la direction de leurs affaires industrielles, laissant à toutes les croyances, à toutes les imaginations, à toutes les aspirations un seul for, mais suffisant aux satisfactions demandées, le for soit de l’individu, soit d’une collection d’individus.

Et qu’on ne croie pas que je veuille donner à la science un rôle excessif, et qui fasse taire les autres voix de la nature humaine. Sans doute, dans l’ordre intellectuel, il se rencontre quelques esprits à qui la recherche et la contemplation de la vérité dans la réalité des choses suffisent pour emplir la vie, comme, dans l’ordre moral, l’ascétisme et le monachisme ont attiré et attirent des âmes ou ardentes, ou malades, ou incomplètes, qui s’y sont abîmées. Mais ni à une aussi insuffisante nourriture, ni à une telle mutilation ne peut se résigner le monde social, tel qu’il résulte des conditions qui l’assujettissent et de l’évolution qui le développe. Il faut se conformer, sous l’empire de la science, au type qui, de bonne heure, s’est façonné par l’action des nécessités immanentes. Le bon et le beau, la morale et l’art ont grandi bien avant que le savoir eût fait de notables déterminations dans la constitution effective de l’univers. Leur prépondérance ne doit pas être diminuée; mais la science leur prépare le théâtre où, sous une forme rajeunie, ils continueront leur développement, théâtre différent de celui qu’avaient imaginé les aïeux; et cette différence comporte de nouvelles directions de conduite et de nouveaux buts d’existence.

De telles idées mettant chaque chose en sa place et chaque sentiment en son rôle, on aime à voir la Nouvelle de M. Noel représenter la famille dans sa régularité tranquille, dans sa satisfaction intime, dans sa transmission chérie. En notre temps, la famille a été violemment attaquée. Eh quoi! dira-t-on, n’est-il pas utile, juste, nécessaire de mettre à la refonte toutes les institutions du passé ? Et pourquoi la famille échapperait-elle à la rénovation générale? Sans doute, le libre examen a conquis le droit de tout soumettre à son contrôle, et ce n’est que grâce à cette indépendance illimitée qu’il a pu remplir pleinement la fonction à lui assignée par le moment révolutionnaire de l’évolution moderne. Mais toute critique a ses règles, et la critique sociologique doit avoir les siennes, méconnues tant que la sociologie elle-même est restée dans le vague d’imparfaites théories historiques. Une de ces règles est de distinguer, parmi les institutions, celles qui se développent pour s’asseoir et durer de celles qui ne sont que des organes plus ou moins transitoires; puis de reconnaître quelle est la marche du perfectionnement, et quels sont les degrés qui, définitivement acquis, ne doivent plus être remués. L’histoire montre que la famille, telle qu’elle est constituée, est relativement moderne, et qu’elle fut précédée par la promiscuité et la polygamie, qui ont toujours reparu sous une forme ou sous une autre dans les propositions prétendues rénovatrices. La famille monogame est un de ces termes acquis d’où l’on part et auxquels on ne touche pas.

Si la famille est cause de joies infinies, elle est aussi cause de beaucoup de douleurs. Il y a des larmes bien amères; mais je n’en connais pas de plus amères que celles qu’on répand pour la perte des siens. On perd les jeunes, on perd les vieux, et l’inique inclémence de la nature intervertit souvent les dates de la mort. Mais, même quand l’ordre de l’âge est suivi, ce n’est pas sans déchirement qu’on se sépare de ceux qui ont présidé au foyer domestique, qu’on se sépare d’une vieille mère qui nous a élevés. Dans la Nouvelle de M. Noel, on voit un fils, heureux de sa mère, passer avec elle une tranquille soirée, et, le lendemain, la trouver morte paisiblement dans son lit. J’ai compati à son chagrin, ayant eu aussi mon épreuve. Après une maladie que nous ne pûmes arrêter, ma mère se sépara de moi, disant: «Il faut aller retrouver les siens!» Elle avait été fille ardente et dévouée; compagne de son père dans la prison de Lyon, lors de l’insurrection de cette ville, en 1793, puis obligée de sortir lors de l’investissement par les républicains, elle recruta dans les montagnes du Vivarais quelques paysans, qu’elle mena à l’armée de Dubois-Crancé ; enfin, quand la ville fut prise, sur la nouvelle que son père avait succombé, elle voulut aller chercher ses restes, et eut l’indicible joie de l’apercevoir au haut d’un coteau, sain et sauf contre toute espérance. Ayant été telle pour son père, qu’on juge ce qu’elle fut pour son fils! Aussi, même à présent que j’ai dépassé les années qu’il lui fut donné d’atteindre, le deuil me ressaisit quand je pense à la dernière nuit, à la nuit de mort, et l’amertume me pénètre le cœur.

Depuis qu’une meilleure philosophie m’a enseigné à estimer grandement la tradition et la conservation, j’ai bien des fois regretté que, durant le moyen-âge, des familles bourgeoises n’aient pas songé à former de modestes registres où seraient consignés les principaux incidents de la vie domestique et qu’on se transmettrait tant que la famille durerait. Combien curieux seraient ceux de ces registres qui auraient atteint notre époque, quelque succinctes qu’en fussent les notices! Que de notions et d’expériences perdues, qui auraient été sauvées par un peu de soin et d’esprit de suite! Tant il est vrai qu’un grand et persévérant effort est nécessaire pour assurer la tradition, et que l’homme insouciant laisserait, abandonné à lui-même, s’effacer sa trace et celle de ses aïeux!

La philosophie positive, en cassant péremptoirement l’arrêt de condamnation que les théologies exclusives prononcent soit contre le présent, soit contre le passé, a rendu un éminent service à la tradition et à la moralité. Que faire, en effet, dans la tradition, que faire dans la morale de ces damnés et de ces damnants? La reconnaissance des descendants est due à tous ceux qui, quelles que fussent leurs religions ou leurs doctrines, ont contribué à promouvoir la civilisation, et qui, comme dit Virgile, vitam excoluere. En cet ordre grandiose d’idées, les seuls réprouvés sont ceux qui, animés de passions rétrogrades, ont nui à l’œuvre commune. Au rang des hommes les plus malfaisants en ce genre, M. Comte a mis l’empereur Napoléon Ier, par une juste indignation philosophique, que je n’appellerai pas prématurée; car je pense que l’arrêt sera ratifié par l’histoire, à mesure qu’elle s’éloignera des passions et des préjugés du moment.

Comme corollaire moral de cette imposante équité dans le passé à l’égard des générations mortes, je voudrais qu’une équité analogue s’établît dans le présent à l’égard des générations vivantes, du moins de la part de ceux qui ressentent l’influence de la philosophie positive. Un de mes excellents confrères de l’Académie des Inscriptions, qui ne partage en aucune façon mes opinions philosophiques, se plaignait à moi du mal que lui avaient fait de violentes attaques dirigées contre lui. Pour le réconforter, je lui représentai mon exemple: moi qui, assailli beaucoup plus que lui, n’avais opposé que le silence et l’impassibilité, et ne m’en étais pas plus mal trouvé. En effet, ces diatribes passionnées ne produisent pas toujours, il s’en faut, l’effet qu’un zèle aveugle s’en promet. Pourquoi, nous qui sommes instruits par notre philosophie à respecter le passé, ne nous imposerions-nous pas la loi de respecter le présent? Non que je prétende diminuer en rien la vigueur des polémiques; mais je me persuade que ces polémiques produiraient plus d’impression, si elles tenaient compte des situations, des convictions, des qualités de celui qu’elles combattent, et si, n’essayant pas de le diminuer en cachant ou en dénaturant ce qu’il vaut, elles dirigeaient tout l’effort sur les doctrines et ce qui s’y rattache en fait et en droit.

L’homme qui remplit la Nouvelle de M. Noel laisse, après une vie longue et utilement occupée, des champs bien cultivés et capables de payer largement la peine et l’industrie du travailleur. Dans cette satisfaction, il s’endort du dernier sommeil. Ce n’est pas, en effet, un vain sentiment qui nous touche quand nous avons la conscience de laisser après nous quelque chose qui porte notre marque, et que, placés de ce côté-ci du tombeau, nous considérons ce qui, de l’autre, prolongera, un peu plus, un peu moins, la durée de notre activité. A moi aussi, la vie a été longue et occupée; et, non sans une certaine complaisance, je jette le regard sur ces volumes que j’ai écrits, me figurant qu’après moi quelques mains les ouvriront et les feuilleteront. Ces perspectives sont tout l’avenir du grand âge.

Montaigne, avec sa verve habituelle, se moque du vieillard abécédaire qui continue l’écolage; ce sont ses expressions, Quelle que soit mon admiration pour la pensée et le style de l’auteur des Essais, je suis trop directement touché par cette apostrophe pour ne pas protester. Je me suis mis tard à la philosophie positive; c’est elle qui a fait de moi un vieillard abécédaire qui poursuit son écolage. Et je ne m’en repens pas. Loin de là, grâce à cette entrée tardive dans le domaine philosophique et à l’intérêt qu’il a suscité en moi, j’ai conservé dans la faculté d’apprendre une capacité quasi juvénile, si quelque chose de juvénile peut se trouver à près de soixante-quinze ans. J’apprends toujours, et mon histoire, bien que très près de sa fin, n’est pas tout-à-fait close. Dans mon horizon, désormais si étroit, rien ne me satisfait plus que d’y voir luire quelque aperçu, grand ou petit, qui étend ma vue et prolonge mon savoir.

É. LITTRÉ.

Août 1875.

Mémoires d'un imbécile: écrits par lui-même

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