Читать книгу Mémoires d'un imbécile: écrits par lui-même - Eugène Noël - Страница 9
ОглавлениеMA JOIE CHEZ LE FERMIER.
Ah! que l’on était bien, qu’on respirait bien, que l’on vivait bien aux champs, sous les vieux arbres, au bord de la rivière, dans les blés et les bois! et comme c’était gai, beau, vivant, vivifiant partout! tous les sens à la fois tenus en éveil par les sons, les parfums, la vue!
Mais l’impression profonde, l’impression d’adoration et de respect me vint moins encore des choses que des gens.
Lorsque tous les matins, au chant du coq, au lever du soleil, je voyais papa Lagorgote donner à tous ses ordres, surveiller, diriger, activer la moisson; lorsque je voyais les faucheux, sur un signe de sa main, enlever à la terre ses grains, ses fourrages, qu’on portait ensuite à la grange; quand, avec ça, je voyais au parc, à l’étable, aux écuries, aux porcheries, aux basses-cours, toutes ces bêtes qui lui donnaient leur laine, leur lait, leurs œufs, leur chair, le père Lagorgote devenait à mes yeux comme le maître du monde.
Un jour que je le vis ensemencer un champ, lançant son grain devant lui avec un geste plein d’ampleur et de majesté , je fus saisi d’une telle émotion, qu’il m’en est resté pour lui toute ma vie un respect que je n’eusse éprouvé (qu’on me le pardonne) pour aucun habitant des villes.
Le cher homme était, du reste, on ne peut plus digne d’estime: honnête et loyal en toutes choses, il avait, avec cela, une sérénité, un calme, une justesse d’esprit, qu’on peut retrouver chez d’autres paysans, mais qu’à la ville il me semble n’avoir remarqués au même degré chez personne.
J’avais entendu dire cent fois que les gens de la campagne étaient ignorants; mais un tel reproche ne pouvait évidemment s’appliquer au père Lagorgote: il savait labourer, façonner, ensemencer la terre; il savait recueillir les engrais, élever, soigner les bestiaux; il savait tailler, greffer, écussonner les arbres; je m’apercevais même qu’aux cas ordinaires il était un excellent légiste.
Je trouvais aussi que, tout en parlant mal ou plutôt tout en parlant bien la langue du village, il était amusant et instructif à entendre: original, plein de verve et de gaîté , il tenait des propos qu’on eût écoutés interminablement.
J’avais été pris par lui en grande affection, d’abord parce qu’il m’avait vu naître, ensuite parce qu’il me vit entrer dans ses goûts. Je n’étais peut-être pas apte à faire un avocat, un médecin, un homme de banque, un industriel, ni un commerçant; mais il n’y aurait pas à cela grand mal, disait-il à mon père, si je devenais un bon agriculteur.
Qu’on juge si j’étais heureux quand il parlait ainsi!