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V

Valdreck mangeait peu à déjeuner, comme tous les Parisiens. Mais il était gourmet, et il eût renvoyé ignominieusement une côtelette dont le sang rouge n’eût pas jailli sous le couteau. Il dégustait lentement, et à petits coups, son café que Marguerite lui confectionnait à la mode d’Orient, après avoir brûlé elle-même juste ce qui devait servir à la consommation du jour.

Il acheva cette opération délicate sans que Marguerite, dont la langue n’avait pas arrêté, eût touché un seul mot du sujet qui seul pouvait l’intéresser. Il vit bien qu’il faudrait y venir lui-même:

–Eh bien! dit-il d’un ton d’indifférence jouée, il parait que nous avons une nouvelle voisine, à cette heure.

La vanne de l’écluse était levée; le torrent se précipita vers cette ouverture. Valdreck apprit que la demoiselle s’appelait Jeanne, qu’elle était d’une bonne famille, quoique de fort petite noblesse, qu’elle était restée, par la mort successive de son père et de sa mère, sur le pavé de Paris, sa tante, la seule parente qui lui demeurât, ne se souciant pas de la prendre à sa charge; mais qu’elle avait trouvé un asile chez M. de Mirecourt, un honnête et digne monsieur, qui par malheur n’était pas riche et ne pourrait jamais lui donner de dot.

— Et sans dot, ajouta sentencieusement Marguerite, vieille fille enragée de l’être, vous savez monsieur, qu’eût-on autant de bonnes qualités qu’un évêque en bénirait, on ne se marie pas. Les hommes sont si égoïstes! voyez-vous, le meilleur n’en vaut rien. Je ne dis pas ça pour vous.

— C’est bon! taisez-vous.

Valdreck voulut se mettre au travail; mais ses doigts erraient machinalement sur les touches d’ivoire, sans que la pensée parvînt à se préciser et à se formuler en phrases mélodiques. Il était inquiet, agité.

— Qu’est-ce que j’ai donc? se demanda-t-il.

Et comme il s’était levé, et que selon son habitude, il arpentait sa vaste chambre, à grands pas, il fut tout à coup tiré de sa rêverie par un son étrange qui semblait partir du plafond. C’était quelque chose de sec et d’aigre, qu’il lui fut impossible au premier moment de rattacher à aucune cause connue. D’autres sons succédèren t à celui-là, aussi maigres et aussi criards. Il écouta de toutes ses oreilles

— Mais c’est une gamme! s’écria t-il, terrifié; une gamme! et l’instrument est faux!

Quel était cet instrument? ce n’était pas à coup sûr un piano. Une mandoline peut-être. Jouerait-elle de la mandoline? une sueur froide lui passa par tout le corps. C’en était donc fait encore une fois de son repos.

A ce moment, on sonna chez lui.

— Monsieur, dit Marguerite, c’est la bonne du vieux monsieur d’au-dessus qui vient de la part de mademoiselle demander à monsieur si ça ne le gêne pas pour son travail qu’elle fasse de la musique.

La bonne écoutait derrière.

–De quel instrument joue donc votre maîtresse?

–Je ne sais pas au juste; c’est une sorte de grande boîte, avec une queue en pointe, toute peinte en or et en vert, tout ça très-vieux, très-passé.

— C’est un clavecin, s’écria Valdreck.

–Oui, je crois qu’ils appellent ça comme vous dites.

Un clavecin! il y avait bien longtemps que Valdreck désirait posséder cette curiosité devenue rare. Il en avait longtemps marchandé un qui était une merveille d’élégance, et que le vendeur prétendait avoir-appartenu à la reine Marie-Antoinette. Quel est le clavecin aujourd’hui qui n’a pas appartenu peu ou prou à l’aimable reine? Mais le bijou était trop cher pour sa pauvre bourse de musicien. Il l’avait vu, avec un regret mortel, passer entre les mains profanes d’un simple collectionneur millionnaire. Et il y en avait un si près de lui, et il l’ignorait! Il lui prit une irrésistible envie de le voir, si bien que quand la bonne lui demanda ce qu’il faudrait répondre à mademoiselle:

— Dites que je vais moi-même lui porter ma réponse.

Il s’habilla en un tour de main. Marguerite, si accoutumée qu’elle fût à ses boutades, paraissait interloquée de cet empressement. Mais elle avait toujours une explication toute prête à se donner, c’est que tous les artistes sont des toqués. Elle avait l’habitude de traduire cette pensée profonde par un geste expressif qui consistait à se toucher le front du bout de son index, et en branlant la tête.

Valdreck trouva M. de Mirecourt au coin de sa cheminée, en douillette puce, bien enfoncé dans un grand fauteuil. La jeune fille était debout à l’autre angle du foyer; on le reçut cordialement, et l’on commença de se répandre en excuses. Mais il n’était pas homme à s’attarder aux vains compliments de la politesse ordinaire. Il alla droit au clavecin, qu’il avait, du premier coup d’œil, aperçu le long de la muraille.

— Vous regardez ce meuble, lui dit le vieillard. C’est pour moi un précieux et tendre souvenir de ma jeunesse.

–Il est admirable! murmurait Valdreck. C’est un chef-d’œuvre! un pur chef-d’œuvre!

Il souleva le couvercle; les parois intérieures de l’instrument étaient agrémentées de peintures charmantes, dans le style du dix-huitième siècle; des amours se jouant à travers des guirlandes de fleurs.

Voulez-vous me permettre de l’essayer? dit-il; c’est une envie d’enfant, excusez-la.

Le vieux gentilhomme fit un geste d’assentiment; Valdreck esquissa quelquesaccords plaqués:

Il a bien peu de son, n’est-ce pas? demanda M. de Mirecourt.

Mais le vieux musicien n’écoutait plus. Une fois en présence de ce clavecin, qui lui rappelait des mélodies lointaines, il se sentit transporté par l’imagination au milieu de ce monde spirituel et charmant qu’avaient enchanté les mélodies naïves du Devin du village. Il choisit, parmi les airs qui lui remontèrent à la mémoire, un menuet d’une simplicité délicieuse et d’une grâce exquise, qu’il joua avec une habileté consommée. Du menuet, il passa, sans y prendre garde, à un vieil air de Boccherini, dont le charme suranné s’harmonisait à merveille avec cet antique instrument. Il avait lui-même composé sur des poésies du siècle précédent quelques motifs pastichés des maîtres de la même époque; car il excellait dans ces sortes d’imitations. Il exécuta un de ces morceaux d’une tendresse à la fois naïve et passionnée, et, sous ses doigts, la voix grêle du clavecin prenait l’accent qu’il dut avoir quand le neveu de Rameau, s’abandonnant à son enthousiasme, tirait des larmes des yeux de Diderot.

Quand il se leva, M. de Mirecourt vint au-devant de lui.

— Merci, monsieur, lui dit-il, merci. Vous m’avez rappelé de bien charmants et de bien douloureux souvenirs. Je n’aurais jamais cru que ce vieil ami pût encore une fois me rendre si heureux.

La jeune fille, elle, ne trouvait pas un mot pour exprimer son admiration. Mais sa physionomie parlait pour elle. Tant que le maître avait joué, elle était restée là, près de lui, ne respirant pas, suspendue à la mélodie qui s’échappait de ses doigts, et comme enivrée de musique; lorsqu’il eut cessé, sans dire une parole, elle tendit la main à Valdreck et pencha son front vers lui, comme si elle le lui offrait.


Ce front était si blanc et si pur, le visage tout entier rayonnait d’un si noble enthousiasme, que, par un mouvement instinctif, Valdreck, se baissant vers elle, l’effleura de ses lèvres. Elle se releva rougissante:

— Oh! que je voudrais jouer ainsi! s’écria-t-elle.

Ce mot tomba comme une douche d’eau glacée sur l’exaltation de Valdreck:

— Est-ce que vous savez le piano? demanda-t-il, non sans une certaine anxiété.

Un peu, bien peu; et je serais très-fâchée de mon ignorance, car mon parrain adore la musique, si, en ouvrant nos fenêtres, il n’avait le bonheur de pouvoir écouter les mélodies d’un maître incomparable.

Valdreck s’inclina sans répondre.

— Cette aimable enfant, reprit M. de Mirecourt, a le sentiment de la musique. Ce qui lui manque, c’est l’exercice, c’est le métier. C’est une triste chose, hélas! que de n’être pas riche! j’hésitais hier à faire une aussi grosse dépense que celle d’un piano; mais le plaisir que nous avons pris tous deux à vous entendre me décide. Elle aura un piano et je lui donnerai un maître.

Valdreck fit un mouvement d’effroi.

— Je crains bien, monsieur, continua le vieillard qui n’avait rien vu, que ce ne soit abuser de votre complaisance. Mais ne pourriez-vous pas nous aider de vos conseils dans le choix d’un piano, et plus encore d’un professeur?

Valdreck regarda la jeune fille; ses yeux tout pleins d’une interrogation muette étaient si beaux que le pauvre musicien ferma les siens pour ne pas les voir. Ainsi c’était lui que l’on chargeait du soin d’introduire un piano dans la maison, lui qui s’était sauvé de cet instrument de supplice jusqu’au fond de l’île Saint-Louis! Quel malin plaisir le destin prenait-il à le mettre en contradiction avec lui-même, à le rendre ridicule à ses propres yeux!

–Je crois, monsieur, dit-il, que pour le moment, il est assez inutile de se mettre en frais d’un Pleyel ou d’un Érard. Ce clavecin suffit. Pour un professeur, c’est une autre affaire, et si vous me le permettez, c’est moi qui donnerai des leçons à mademoiselle votre pupille.

–Votre offre, monsieur, est si obligeamment faite et de si bon cœur, j’en suis si heureux pour mon enfant, que je ne me sens pas le courage de la refuser. Je vous prierai de régler vous-même les conditions.

— N’achevez pas, interrompit Valdreck. Je ne veux d’autre cachet que le plaisir de voisiner quelquefois en si aimable compagnie.

— Je ne sais si je dois accepter…

— J’accepte, moi, mon père, dit la jeune fille d’un ton pénétré tout ensemble et résolu.

— Du moment que cette petite fille accepte, il ne me reste plus qu’à vous remercier. Ce sont les enfants qui commandent aujourd’hui.

— A demain donc, si vous voulez, mademoiselle, dit Valdreck, prenant congé.

Pauvre Valdreck1il revint de cette visite dans un état de trouble que l’on ne saurait imaginer. C’était sa vie tout entière qui allait être bouleversée par cet incident imprévu. Amoureux? non, il ne l’était pas, il ne pouvait pas l’être. A son âge, et d’une jeune fille de vingt-trois ans, cela eût été ridicule. Pourquoi donc le préoccupait-elle à ce point?

A force d’y réfléchir, et de tourner la situation sous toutes ses faces, il en arriva à se persuader que son inquiétude d’esprit en cette affaire n’avait d’autre cause que la crainte du piano et des dérangements qu’il apporte au travail. Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’à bien examiner la chose, cette explication était vraie pour une bonne part.

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