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Le cœur humain est une machine singulièrement compliquée. Les rouages qui mettent nos sentiments en jeu sont si nombreux et si enchevêtrés que le plus subtil moraliste hésite souvent à désigner le ressort d’où part tel ou tel mouvement.
Valdreck était enchanté de connaître cette jeune fille et ravi de lui donner des leçons. Et cependant (arrangez cela si vous pouvez), il était furieux contre elle, et se promettait de les lui faire payer cher. Il s’excusait à ses yeux de la promesse qu’il avait imprudemment laissée échapper, en se disant que c’était pour lui la seule façon de se réserver les heures de silence qu’il lui plairait, puisqu’il resterait le maître de diriger à sa fantaisie les études de la jeune fille. Et pour se prouver à lui-même que c’était là le seul motif de son offre, il résolut d’être extrêmement rigoureux avec ce joli petit démon qui l’avait ensorcelé, de ne songer qu’à ses propres convenances, en ayant l’air de s’occuper d’elle.
Dès le premier jour, il donna à son orgueil d’homme la satisfaction d’exécuter ce projet viril.
— Mademoiselle, dit-il à sa nouvelle élève, la première condition pour apprendre le piano, c’est de savoir l’harmonie, dont les lois se peuvent enseigner, sans le secours d’aucun instrument, dans les livres. Les études pratiques ne doivent venir qu’ensuite, et encore ne les faut-il ni longues, ni répétées. Ainsi une heure d’exercices le matin, à dix heures, par exemple, (c’était l’heure de son déjeuner), une autre à cinq heures du soir (c’était l’heure où il sortait pour aller dans le monde), c’est tout ce dont vous avez besoin pour l’instant.
Il développa longuement ce thème. La jeune fille l’écoutait, pensive; son air méditatif signifiait assurément: Pourquoi notre excellent voisin me dit-il un tas de balivernes, dont il ne pense pas le premier mot? Qu’y a-t-il là-dessous? La femme la plus sotte (et ce n’était pas le cas de notre amie Jeanne) est plus fine encore dans son petit doigt que l’homme le plus malin, fût-il un grand artiste dans toute sa personne. Elle n’opposa pourtant point de résistance aux désirs de son nouveau maître; elle accepta toutes ses conditions avec reconnaissance, et ne sembla point prendre garde au ton bourru dont ellés étaient faites.
Valdreck commença de donner des leçons d’harmonie. On appelle nourrices sèches les nourrices qui, n’ayant point de lait elles-mêmes, élèvent l’enfant au biberon. Il s’était juré que ses leçons seraient sèches, c’est-à-dire sans aucun accompagnement de musique exécutée au piano. Mais, quoi1la jeune fille levait sur lui, au milieu d’une démonstration, des regards qui disaient si éloquemment: La théorie est difficile, et ne se comprend bien que si la pratique vient au secours! Le brave musicien ne résistait pas à cette prière muette; il se mettait au clavecin, puis, cédant la place à son élève, il lui donnait les indications nécessaires. Cette petite comédie ne dura pas longtemps. Il arriva bientôt que Valdreck, à peine entré, la faisait asseoir devant le clavier, et l’écoutait jouer des exercices, de simples exercices.
Rien n’était plaisant comme de le voir commencer ses préparatifs, lorsque, à la fin de son déjeuner, il regardait la pendule et voyant arriver l’heure de la leçon, il faisait les gros yeux et grognait de tout son cœur:
— Allons, bon! encore du temps perdu! Quel ennui! Petite péronnelle.
— Mais, monsieur, lui disait Marguerite, ne geignez donc pas comme ça. Vous faites semblant d’être fâché: au fond, vous n’en pensez pas un mot. Je vous vois bien, moi, surveiller l’aiguille de l’horloge, et vous êtes enchanté quand elle marque l’heure du berger.
— Taisez-vous, Marguerite; c’est ce qu’il faut toujours vous dire.
— Je me tais, mais je pense ce que je pense.
La sotte! se disait Valdreck en montant l’escalier quatre à quatre. Et cependant, le fait n’était pas niable: à mesure qu’il donnait plus de leçons, il y prenait plus de plaisir, il les prolongeait, et c’était quelquefois son écolière, qui, honteuse de lui dérober un temps si précieux, l’avertissait de l’heure écoulée.
L’homme est toujours ingénieux à se trouver de spécieux prétextes aux actions dont il ne veut pas voir en face la véritable cause. Valdreck se rassura en pensant que l’écolière qui lui avait été imposée par le hasard était merveilleusement douée, qu’elle lui ferait honneur, et que c’était plaisir d’avoir affaire à des natures si exceptionnelles.
Il ne pouvait néanmoins se défendre d’une certaine inquiétude. Par une anomalie qui lui semblait inexplicable, les sons aigres du clavecin, passant à travers son plancher, troublaient son travail sans lui être désagréables à lui-même. Il se surprenait à les écouter avec ravissement.– Ils interrompaient la mélodie qui commençait à poindre dans son cerveau, et il en éprouvait une secrète satisfaction. Bien mieux, s’ils tardaient à se faire entendre, il sentait je ne sais quel vide insupportable, il s’enfonçait dans un noir chagrin. Vous imaginez aisément que la jeune fille ne s’était pas longtemps enfermée dans les bornes rigoureuses que son maître lui avait prescrites. Elle se mettait à jouer quand la fantaisie lui en prenait, et il ne lui en savait pas mauvais gré, et il regrettait qu’elle ne lui prît pas plus souvent.
La pensée de ce clavecin le tourmentait par une sorte d’obsession qui lui rendait tout travail impossible.
Il résolut d’y échapper.
— Marguerite, dit-il un jour à sa vieille bonne, est-ce que tu ne trouves pas que nous serions beaucoup mieux installés au premier qu’au second? D’abord, il y aurait un étage de moins à monter.
— Avec ça que vous ne grimpez pas tous les jours au troisième comme un écureuil!
— Ce n’est pas pour moi que je parle, ma bonne Marguerite, mais pour toi, dont les jambes sont vieilles.
— Dites donc plutôt tout de suite que c’est ce satané orgue de Barbarie du troisième qui vous chiffonne. Vous n’osez pas vous en plaindre parce que c’est la petite qui en joue! Ce serait moi, par supposition, qui tournerais la manivelle, vous me donneriez mon compte; c’est cette autre chipie, vous prenez la porte. Les hommes sont toujours dès hommes.
Marguerite ajouta sur ce thème beaucoup de fioritures qui auraient pu faire soupçonner qu’elle avait jadis formé, sur le cœur de son maître, des desseins que le succès n’avait pas couronnés, mais cette bavarde était bonne fille. Elle remontra au musicien que, s’il était absurde de déménager, rien n’était plus simple que d’installer au premier un cabinet de travail, dont tout l’ameublement consisterait en un fauteuil, deux chaises et un piano.
Les choses furent ainsi arrangées; mais le pauvre compositeur ne recouvra pas sa tranquillité perdue. Il est très-vrai qu’il n’entendait plus les notes du clavecin, mais ce silence lui était encore plus pénible. Au moins, quand le son arrivait autrefois jusqu’à ses oreilles, avait-il à qui se prendre et sur quoi décharger sa mauvaise humeur. Il avait le droit de se soulager en malédictions. Mais le proverbe a raison qui affirme que là où il n’y a rien, le roi perd ses droits. Valdreck arpentait la chambre en puisant avec rage de larges prises dans sa tabatière; puis, n’en pouvant plus, furieux contre lui-même, il prenait son chapeau et s’en allait en frappant les portes avec violence.
–Le pauvre cher homme n’a plus sa tête, disait Marguerite.
Et madame Simonneau, et Justine sa domestique, et la fruitière du coin, et l’épicière d’en face, et les commères du voisinage répétaient toutes en chœur:
— Le pauvre cher homme n’a plus sa tête.
Il n’y avait que Jeanne qui ne se fût aperçue de rien: l’innocente enfant ne se doutait guère du désordre que ce malheureux clavecin avait jeté dans le cœur de son vieux maître. Elle l’eût bien volontiers échangé contre un piano neuf, d’Érard ou de Pleyel. Un piano, c’était son rêve secret! Elle n’avait osé s’en ouvrir à personne; elle savait son parrain trop pauvre pour hasarder une si grosse dépense, elle voulait lui épargner la douleur d’un refus.
Les notes sèches de son éternel clavecin finirent par l’agacer; quelques touches cessèrent de rendre des sons; ce fut le coup de grâce. Une après-midi, Valdreck la trouva boudant sur sa chaise et pleurant presque. Elle se mit à la leçon d’un air contraint; elle ne savait pas le morceau qu’on lui avait donné à étudier:
— Il me semble, mademoiselle, que vous vous relâchez un peu de votre ardeur première, lui dit le musicien; seriez-vous malade?
Elle ne put s’empêcher de répondre:
— C’est ce clavecin qui est malade, et bien malade.
Le mot lui avait échappé, elle rougit; puis des larmes coulèrent de ses yeux:
— Pardonnez-moi, je vous prie, dit-elle, ce mouvement de chagrin; j’ai tort. C’est une triste façon de vous remercier des bontés charmantes que vous avez toujours eues pour moi. Mais enfin, tout mal a son bon côté, et je ne vous dérangerai plus de votre travail, en vous importunant, comme je faisais, par nos exercices. Si vous voulez le permettre, je suis un peu souffrante aujourd’hui, nous en resterons là.
Valdreck laissa la jeune fille aux mains de son vieux parrain, qui s’empressait autour d’elle, et se retira consterné. Il y avait tant d’accablement sur son visage et dans sa contenance, que Marguerite, le voyant tomber sur son fauteuil, lui demanda de son air de compassion narquoise:
— Voyons! qu’est-ce qu’il y a encore?
— Il y a, dit Valdreck, répondant bien plus à sa propre pensée qu’à la gouvernante, il y a qu’elle ne jouera plus du clavecin.
— Eh bien! vous devez être enchanté, puisque vous ne pouvez pas le souffrir.
On eût dit que ces mots éveillaient Valdreck en sursaut.
— Veux-tu bien te sauver à ta cuisine! s’écria-t-il.
Au fait, Marguerite avait raison. Il aurait dû être enchanté: il était au comble de ses vœux, il recouvrait le silence, la paix et le travail. N’était-ce pas ce qu’il avait toujours désiré, ce qu’il était venu chercher au fond de l’île Saint-Louis? N’était-ce pas pour jouir de cette tranquillité qu’il avait loué deux appartements? Il n’avait qu’à ne se plus mêler de la chose. Ce n’était pas sa faute si elle n’avait pas de quoi se payer un piano.
— Et elle va pleurer! s’écria-t-il. J’ai vu des larmes dans ses yeux. Pauvre fille! Je ne suis donc qu’un vieil égoïste! je sacrifie à mes manies le bonheur de cette aimable créature! elle n’a pas d’autre plaisir au monde et je le lui enlève1C’est qu’elle est douée, la chère enfant! elle est artiste! et je lui refuse un piano! un méchant piano!.