Читать книгу L'École néerlandaise et ses historiens - François Antoine Wolffers - Страница 5
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LORSQU’IL s’agit d’étudier les Pays-Bas dans leur développement si remarquable, d’assigner à leur peuple son vrai rang, sa véritable importance, le premier objet d’illustration qui se présente à l’esprit, c’est l’art néerlandais, dont les chefs-d’œuvre, si universellement répandus et appréciés, rassemblent autour d’eux, sur un terrain commun d’admiration, toutes les nations civilisées.
Toutefois, quand on aborde cette matière, une difficulté se présente; nous aurions à nous occuper de l’histoire politique de la Hollande, qu’une foule de noms illustres, rappelant des œuvres d’élite, se presseraient sous notre plume tout aussi bien que pour la littérature.
Il n’en est pas de même des arts et des artistes, dont l’histoire a été négligée par l’indifférence des contemporains ou maltraitée par des écrivains sans originalité, sans génie, dépourvus, en un mot, de toutes les qualités indispensables pour une pareille mission.
Il s’offre une exception cependant, et une exception remarquable, mais que nous éprouvons un embarras singulier à signaler.
Après avoir parcouru l’œuvre du naïf rimeur Corneille de Bie, et celle du non moins naïf Van Mander, la chronique aride de l’Allemand Sandrart, ou le Grand Théâtre des Peintres du crédule Arnold Houbraken; après avoir cherché en vain, dans chacun de ces auteurs contemporains des grands maîtres néerlandais la moindre trace d’un tableau quelque peu vrai, quelque peu animé de l’école dont ils écrivaient l’histoire, nous nous sommes adressé, en désespoir de cause, à l’ouvrage de Jakob Campo Weyerman, envers lequel nous avions adopté des préventions mises en circulation et accueillies avec une égale légèreté.
Or, dussions-nous ameuter contre nous tous les préjugés aveugles ou calculés qui s’attachent à la mémoire et aux écrits de cet homme extraordinaire, nous n’hésitons pas à le déclarer du fond d’une conviction que nous espérons faire partager à nos lecteurs: Weyerman nous semble le seul homme à qui ses qualités et (pourquoi pas le dire?) ses défauts, assignaient par excellence la mission d’historien de l’école néerlandaise. Cette conviction est le résultat d’une étude sérieuse de cet auteur, d’un parallèle impartial entre ses ouvrages et ceux de ses contemporains ou de ses devanciers.
On a fait, depuisWeyerman, dont le livre avait clos, pendant près d’un demi siècle, la liste des biographes de l’école néerlandaise, des découvertes qui ne sont pas sans importance. On a éclairci des points obscurs ou controversés: on a arraché à l’oubli des faits et des documents échappés à l’indifférence ou à l’ignorance des contemporains de cette grande école; mais aucun écrivain n’a donné et ne donnera de l’école néerlandaise, de ses artistes comme de ses œuvres, un tableau plus fidèle, une idée plus exacte, plus vraie que ne le fait l’ouvrage de Jakob Campo Weyerman .
Nous sommes surpris nous-même d’avoir à défendre et presque à réhabiliter cet écrivain, et nos lecteurs partageront sans doute notre surprise lorsque nous leur aurons présenté Weyerman, tenant à la main le plus éloquent des plaidoyers, son propre livre, dont nous nous efforcerons de leur donner une idée aussi complète que possible.
Nous avons parlé des préjugés, aveugles ou calculés,qui s’acharnent après la mémoire de Weyerman. Il est des hommes qui, ne l’ayant pas lu, en parlent avec dédain, par ouï-dire, d’autres qui, l’ayant lu, l’accablent du poids de leurs préventions simulées pour se faire plus impunément un mérite, comme de nouvelles découvertes, des choses qu’ils lui empruntent.
On s’expliquerait difficilement l’obstination avec laquelle certains biographes de l’école néerlandaise le citent pour en médire, si on ne connaissait pas le penchant de la médiocrité à traiter avec dédain ou à calomnier tout ce qui l’offusque.
Et puis, il est de par le monde une école puritaine, dont la pruderie tend à vouer au bûcher tous les gais compagnons de la littérature. Cette triste école, dont l’influence est si funeste aux arts et aux lettres en Angleterre, finirait par faire de l’esprit humain un champ stérile où il ne croîtrait plus qu’une herbe chétive, uniforme, insipide pâture destinée aux mystiques misanthropes dont cette école voudrait composer la Société.
Weyerman, à la veille de mourir, a vu poindre cette école, qu’il caractérisait avec beaucoup de bonheur dans son autobiographie , en parlant d’un auteur contemporain, que nous soupçonnons fort être Van Gool. Cet auteur, dans le prospectus d’un ouvrage sur la vie des peintres, condamne ceux qui écrivent leurs plaisantes aventures. Il prétend, dit Weyerman, traiter les biographies des joyeux compagnons de l’art dans le style d’une légende des martyrs, basée sur des croix et des chevalets; mais n’imiterait-il pas le compère Renard, en déclarant trop verts les raisins que son manque de génie l’empêche de cueillir?
En 1781, vingt ans après la publication des trois premiers volumes de Weyerman, Descamps, le successeur de Félibien, de de Piles, de Florent le Comte, passant en revue ses prédécesseurs, dit de Félibien qu’il n’a fait que nommer les peintres flamands et qu’il écrit la vie de très peu d’artistes; que de Piles se borne à l’histoire de quatre vingt et un peintres, sans puiser à la source, copiant Sandrart, copiste peu exact de Van Mander; que Florent le Comte expose un plus grand nombre de biographies que de Piles, mais qu’il est moins instructif, moins suivi et moins intéressant que lui. Selon Descamps, Karl Van Mander, peintre et historien flamand, dont les biographies vont jusqu’en 1604, est trop diffus, et rempli de détails peu intéressants. Corneille de Bie a écrit l’éloge des peintres en vers; mais, à l’entendre, tous les artistes dont il parle sont admirables. Arnold Houbraken est estimable par ses talents et par ses mœurs, il a vu les tableaux qu’il décrit, il connaît les peintres dont il parle, mais on désirerait qu’il se fût plus étendu en quelques endroits, et qu’il se fût resserré en d’autres. Ses dates sont placées confusément, sans chronologie et sans aucun ordre. Enfin Weyerman, autre peintre hollandais, a complété Houbraken, qu’il a défiguré ; il a rempli ses écrits d’ordures, d’impiétés, de calomnies, il a condamné l’ordre et la sagesse qui règnent dans les ouvrages de M. de Piles.
A cet injuste réquisitoire, nous répondrons d’abord que Weyerman, n’a nullement copié ni défiguré Houbraken. Il lui a emprunté ce qu’il trouve dans son livre d’exact, de véridique, de conforme à sa propre expérience, à ses propres recherches; mais il se garde bien d’accepter toutes les erreurs de ce devancier, comme le fait Descamps; il soumet quelquefois à une critique sévère jusqu’au sarcasme les données et les jugements légers ou bornés d’Houbraken; mais, à moins que rectifier ne signifie défigurer, Weyerman ne s’est nullement rendu coupable de ce dernier crime vis à vis du favori de Descamps. Le Hollandais Immerzeel , écrivant de nos jours, reprochait à Houbraken d’avoir dépeint fort injustement, à son avis, Rembrandt comme un avare, Lairesse comme un dissipateur, le digne Frans Mieris comme un confrère de cabaret de Jean Steen. Or, quel est l’homme qui, le premier, a réhabilité tous ces grands peintres, y compris Jean Steen, également maltraité par Houbraken, sinon notre judicieux Weyerman.
Quant à ce que Descamps dit des impiétés, des ordures et des calomnies dont Weyerman aurait semé son livre, nous répondrons d’abord, quant à ces prétendues impiétés, que Weyerman écrivait à une époque où la lutte des Pays-Bas protestants contre le catholicisme espagnol et belge, lutte à la fois politique et religieuse, était loin de finir; et que Weyerman, naguère étudiant en théologie protestante, y avait pris une part des plus actives par de nombreux écrits, et notamment par un pamphlet contre la papauté, en 3 volumes in-4°.
Quant aux ordures que Descamps a cru voir dans les œuvres de Weyerman, l’accusation prouve qu’il n’a pas lu cet auteur, comme il voudrait nous le faire croire ; Weyerman est licencieux, il est vrai, mais avec esprit; d’ailleurs, il paraît que les idées et les allures de son temps le lui permettaient , tandis que Houbraken, l’homme de mœurs et de talent selon Descamps, est platement ordurier dans ses expressions.
Weyerman est encore calomniateur, selon Descamps; la postérité n’a pourtant infirmé aucun de ses jugements, même les plus sévères, sur ses contemporains.
Descamps reproche à Weyerman d’avoir condamné l’ordre et la sagesse qui régnent dans les ouvrages de M. de Piles. Nous avons vainement feuilleté notre auteur pour y trouver rien de pareil. Weyerman plaisante à propos de l’invention d’une échelle ou balance par M. de Piles , à l’usage de l’appréciation des grands peintres, mais est-il le seul qui ait trouvé ridicule l’idée de cet écrivain?
Descamps se fut fort bien trouvé de consulter Weyerman, de se laisser guider par lui, dans sa manière d’utiliser Houbraken; il eut commis beaucoup moins de bévues ,
Nous insistons sur ce point, parce que Descamps jouit encore d’un grand crédit, et qu’il a été le point de départ et la base de plusieurs compilations modernes dont on se croyait en droit d’attendre mieux.
Diderot ayant appris que Descamps s’occupait d’une histoire sur la vie des peintres flamands: «On prétend que vous vous mêlez de littérature, lui dit-il; Dieu veuille que vous soyez meilleur en belles-lettres qu’en peinture.» Descamps est resté au-dessous du médiocre comme écrivain, et cependant, c’est comme écrivain que Descamps vit encore; c’est l’auteur des énormités suivantes, que l’on copie encore de nos jours; Dans une note de la dédicace de son livre au comte de Vence, il dit que son seigneur joint dans son cabinet, aux richesses de la Flandre, des morceaux précieux d’Italie et de France, on y admire, entre autres, deux beaux tableaux de Monsieur Pierre (??), premier peintre de M. le duc d’Orléans et professeur de l’Académie royale. Ils sont placés à côté d’un tableau de Rimbrandt (sic), ils s’y soutiennent pour la couleur, mais ils font grand tort à celui du Flamand du côté de la correction et l’élégance du dessin!!!
Nous n’avons pas à insister sur l’ignorance, d’ailleurs fort naturelle, où plusieurs écrivains français des derniers temps se trouvent relativement à Weyerman: mais nous voyons avec peine un écrivain contemporain, un compatriote de notre biographe, méconnaître entièrement son grand mérite.
M. Immerzeel, dans son dictionnaire déjà cité des peintres néerlandais, ne consacre qu’une ligne à notre Weyerman, et dans cette ligne, il mentionne simplement pour mémoire son livre comme écrit dans le pitoyable style de l’auteur, et cependant le livre d’Immerzeel est à celui de Weyerman ce que le squelette serait à un corps humain rempli de vie, de santé et de force . Immerzeel tombe dans le fâcheux travers de convertir en petits saints tous les gais artistes de l’école néerlandaise, afin de pouvoir les admirer à loisir, et sans que sa conscience en soit alarmée; le judicieux Weyerman s’était contenté de les venger des outrages d’Houbraken; mais il se garde bien d’en faire des quakers et des méthodistes.
Nous n’avons pas encore épuisé la liste des accusations accumulées contre Weyerman, mais nous devons réserver l’énumération et la réfutation des plus graves au paragraphe spécialement consacré à la biographie de cet historien.